Chapitre 6 : la main dans le sac
Convaincre le maire n'a pas été chose facile. Il n'était nulle part en vue et en réalité, c'était Carsen qui avait eu les couilles pour aller jusqu'à chez lui, un immense chalet aux merveilleuses baies vitrées en haut d'une colline qui donnait sur toute la vallée où se trouve notre village, pour aller lui demander l'autorisation de faire ouvre la grande salle commune. Il grinçait des dents, mais avec la présence de quatre de nos bûcherons ainsi que Carsen lui-même, il n'avait pas réellement eu le choix que d'accepter. Surtout qu'il s'était présenté devant nous en peignoir et un café chaud à la main. Même si le petit village de New Garden est construit sur de vieilles traditions familiales et de soutien, on avait quand même réussi à élire ce vieux plouc. Au début, il proposait de bonnes idées, il est vrai, mais ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne balaye ses promesses d'un revers de main fainéant et qu'il nous oublie. C'est un peu ce qui nous a tous rapproché. À défaut de faire confiance à un politicien, nous voilà tous ensemble contre n'importe quel obstacle qui se dresserait en travers de notre chemin, ce maire, y compris.
Ça m'arrache un sourire.
Alors que je suis supposé aider les mères à descendre les caissons de leurs affaires, je me prends une petite minute pour me redresser et regarder ma famille avec hargne et protection.
Depuis le départ de ma mère, il n'y a jamais eu personne d'autre que mon père et moi. Je constate qu'en réalité j'avais tort. Je les ai tous.
Et je viens probablement de tout ruiner avec mon affaire avec Colby. Mon père a raison. Il serait peut-être temps que j'assume enfin mes responsabilités. Alors même si mon père me l'a interdit, j'irais le voir et je remettrai les choses à leur place. Du moins, j'espère.
— Hey, tu dors ?
Le claquement sévère des doigts de Monroe me sort de mon songe et je secoue la tête en happant un grand bol d'air frais.
— Désolée.
— Mouais. Bouge, Heden.
— Hey, je fais ce que je peux. Je sais que tu es énervée, mais on va vous aider, d'accord ? On s'en sortira.
Je sais que sous toutes ses couches protectrices, ses airs de dure à cuire, se cache une personne avec un grand cœur qui ferait bien plus qu'abattre des arbres dans des températures trop basses. Elle ne veut jamais l'admettre, mais elle nous aime. L'un des hivers a été si rude qu'elle s'était déguisé en père Noël et avait apporté des petits jouets gravés dans du bois aux enfants qui n'avaient pas eu de cadeaux à cause du manque de revenus et les blizzards acharnés. Elle agit comme le Grinch en personne, alors qu'en réalité, c'est une fervente citoyenne de Whoville. Et lorsque je lui souris, que je pose ma main sur son épaule, elle se détend. Son air sévère quitte son visage et tout en prenant une petite fille par la main, lui donnant dans l'autre une peluche en forme d'éléphant, elle parvient à me confier :
— Je sais. Je sais, c'est juste qu'en voyant tout le travail qui nous attends, sans parler des troncs qui sont restés de l'autre côté du barrage... Je ne vois pas comment on va réussir à s'en sortir. Les livraisons sont bien trop importantes en ce temps de l'année pour avoir autant de retard.
— Je sais. Mais il y a eu pire.
C'est censé la rassurer, mais elle se refroidit à nouveau. Elle se fige même et me toise avec lourdeur.
— Tu comprendras un jour, Heden. Tu comprendras lorsque tu seras responsable de quelqu'un d'autre hormis toi-même. Là et seulement là, tu ressentiras ce que je ressens maintenant.
J'ouvre la bouche pour protester, mais elle s'en va, sans m'en laisser l'occasion. J'aimerais la rattraper, m'expliquer, mais elle comme mon père, marquent de vrais points aujourd'hui.
Je suis sur le banc des accusés ou quoi ?
Frustrée, je rejoins Carsen qui tient une grande boîte dans ses bras saillants sous l'effort et il me jette un coup d'œil en coin.
— Qu'est-ce qu'il y a, petite ? Ton monde s'écroule ?
— Tu vas me faire la morale aussi ?
— Tout le monde est au courant pour Colby. Alors...
— Vas-y déballe tout. Si tu as un truc à me dire, fais le maintenant, qu'on en finisse.
Grommelé-je entre mes dents serrées tandis que je m'écartais légèrement afin que tout le monde puisse rentrer tranquillement dans la salle ténébreuse. Carsen dépose d'abord la grande boîte sur l'une des tables rangées près du mur et fait passer sa main dans sa grosse barbe joufflue. Il en dégage les flocons de neige rebelles et retire par la même occasion le chapeau de cowboy qui avait plaqué ses petits cheveux noirs sur sa tête.
— Qu'est-ce que tu veux entendre, Heden ? Je te le dirai. Mais tu sais bien que je ne préfère pas penser. Je serai le dernier à juger sur quoi que ce soit. Mais si tu as besoin qu'on te botte le cul pour que tu prennes en compte que tu fais des erreurs, c'est qu'il faut que tu réfléchisses.
— J'aurai préféré que tu m'engueules...
— Arrête de bouder, Heden. Tu veux te rendre utile ?
Je me redresse avec la rapidité d'un suricate, ce qui lui arrache un sourire. Sur son visage ferme, c'est quelque chose d'amusant à voir. Carsen n'est pas le genre de gars qui sourit, habituellement. Il sait voler ton âme, rien qu'en te regardant.
C'est l'un des uniques de notre compagnie qui nous vient de la ville. Il était un ancien gardien de phare, auparavant et des blizzards, il en a vu plus d'une. Que ce soit la pluie, les tourments de l'océan ou la neige de New Garden, il supporte tout et il n'y a rien qui l'effraie. C'est surement pour ça, qu'il était le seul qui avait réussi à calmer les bucherons en colère, le seul qui puisse apporter plus de voix que mon père. Et pour cause... Avec sa carrure de bloc de glace et ses mains qui savaient trancher des arbres sans forcément utiliser des tronçonneuses... Il fallait être inconscient de lui tenir tête.
Ou stupide.
— Va voir Colby. Ton père est contre, je le sais, mais il faut que tu nous le ramènes.
— Ah. Mais il faut que...
— Non, file. On s'en charge.
— Il faut que j'aide. Je dois aider !
Je suis aussi censée demander de l'aide pour Caleb à qui j'ai promis de revenir très vite. Mais en voyant ma famille dans un aussi grand pétrin, je ne peux pas m'empêcher de divaguer d'une inquiétude à l'autre. J'en viens même à me ronger un ongle. Voyant le stress qui m'envahit de plus en plus, Carsen pose sa main sur la mienne et marmonne d'un ton las. Bien évidemment, il n'a pas besoin de ça.
— Non. Le seul qui pourrait faire ça, c'est lui. Je ne doute pas en tes compétences à soulever quelque chose, mais...
— Mais tu doutes.
— Oui.
Son honnêteté me fait ravaler un cri d'outrage et j'arque la main pour lui assainir un coup dans le bras. Il suffit d'un regard de sa part pour que je la passe dans mes cheveux et que je le contourne pour sortir à nouveau.
— J'y vais, j'y vais. Je comptais le faire de toute façon.
— Brave fille. Enfin un peu de raison.
Même si j'appréhende vraiment d'aller voir Colby, je me dis que ce n'est peut-être pas une si mauvaise chose. Au moins comme ça, je pourrai rentrer plus vite chez moi et sur le chemin de retour, prendre plus de matériel médical pour aider Caleb comme il se doit.
Si personne ne compte m'aider, je le ferai bien toute seule.
***
J'appuie nerveusement sur le bouton off de la radio et la musique country disparaît dans le bruit d'un vent qui descend des flancs de colline. Je plisse légèrement les yeux lorsque j'arrive devant le chalet de Colby, tant le soleil risque de m'aveugler et me faire dévaler de la falaise. Le bras droit de mon père, du moins l'ex-bras droit de mon père, avait toujours eu un faible pour les hauteurs de New Garden. Il avait d'ailleurs lui-même construit son chalet lorsqu'il avait rencontré Laura. Jusqu'à ce qu'il la retrouve au lit avec un autre. La raison même pour qu'il continue de la construire et guérir à sa façon. Mais malgré tous les problèmes qu'ils ont pu avoir, ils ont essayé de les surpasser, jusqu'à ce qu'il se mette à genoux devant elle et que...
Que moi, j'arrive dans sa vie, je suppose.
Mes dents viennent se figer dans ma lèvre inférieure et je me gare plus proprement que tout à l'heure devant l'entreprise. En sortant, une petite bourrasque d'air fraiche manque de souffler mes cheveux roux devant mon visage, privant mes yeux d'apercevoir le camion de déménagement que je manque de peu de me prendre dans le visage.
— Heden ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Merde. Laura.
Je me retourne brusquement vers l'origine de la voix et je l'aperçois. Elle aussi, elle est rousse. À croire que Colby a un type. Ses cheveux sont cependant plus vifs. Accrochés dans une queue de cheval ébouriffée, ils frôlent sa peau pâle qui embarrasse la neige dans laquelle elle se trouve debout. Ses bras croisés sur sa poitrine enveloppée dans une doudoune épaisse, elle semble frêle, mais en même temps soulagé.
Même si Colby a été celui qui avait mis un terme à leurs fiançailles pour avoir plusieurs fois couché avec moi, c'est elle qui l'avait trompé en première. Personne ne sait exactement avec qui, d'ailleurs, du moins hormis lui. Peut-être qu'elle avait un seul amant. Peut-être qu'elle en avait plusieurs. Dans tous les cas, leur idylle n'était qu'un leurre et dans ce village, pas beaucoup de monde ne voulait le voir. Les valeurs sont peut-être un peu trop ancrées. New Garden est un havre catholique pur et dur.
Personne, absolument personne, n'échappe à la messe du dimanche.
Je me racle donc la gorge et enfonce ma tête dans le col de ma doudoune en espérant me rendre plus petite et lui demande en papillonnant des cils. Mon innocence est une hypocrisie que je peine moi-même à digérer.
— Est-ce que Colby est là ?
Laura ne répond pas tout de suite. Elle décroise d'abord les bras de sa poitrine et d'un geste nonchalant de la tête, indique le balcon vitré qui donne sur le flanc boisée de cette partie de New Garden.
— Il est dans la chambre. Tu devrais te dépêcher, il partira bientôt.
— Ah... D'accord.
Je m'apprête à filer à l'intérieur du chalet, quand la voix de Laura me rattrape à nouveau.
— Je ne t'en veux pas, tu sais, Heden ?
Je me retourne dans un petit pivotement de talons et elle esquisse un sourire qui me semble libéré.
— Fallait bien que ça en finisse un jour.
— Laura, je...
Mais il est trop tard, la voilà qui repart en s'allumant une cigarette. Tant pis, apparemment. De toute façon, des excuses, ce n'est pas ce qu'elle a besoin d'entendre. Je me tourne à nouveau vers la maison construite en hauteur et souffle en voyant la tonne de marches qu'il y a à grimper. Mais au moment où je m'apprête à poser un pied sur au moins l'une d'elle, l'odeur si familière de Colby frôle mes narines. J'oblique immédiatement la tête vers le garage juste à côté de moi et aperçoit le blond, tenant un carton.
— Heden. Je savais que tu allais repointer ton sale nez ici.
Il se dirige vers le camion et je le suis d'un pas pressant.
— Attends, Colby, il faut que tu réfléchisses à ce que tu fais. Allons, c'est juste ridicule d'abandonner l'entreprise pour juste une histoire de cul.
Ses petites prunelles me fusillent avec la violence d'une kalachnikov, mais il ne répond pas. Il dépose tout simplement le carton et retourne dans le garage. Évidemment, je le suis.
— Colby...
— Laisse-moi tranquille, Heden. Je te fous la paix, j'en demande autant !
— On a besoin de toi.
— C'est ça.
— Mais c'est vrai ! On a besoin de toi, ça a toujours été le cas !
— Tu dis ça parce que...
— Parce que je le pense, merde ! Colby, arrête-toi.
Il se fige comme une statue lorsque je pose ma main sur son bras. Je la retire immédiatement et recule d'un pas.
— Laisse ça derrière toi. Je te promets que je ne t'empêcherai pas de faire ce que tu aimes, de rester là où tu es né. On peut effacer l'ardoise, prétendre comme si rien ne s'était passé.
— J'ai déjà fait ça, je te signales. Et j'en suis fatigué.
Grogne-t-il enfin, sa voix froide coupant les basses températures qui nous entourent. Je baisse la tête vers le sol et remarque au passage les veines saillants ses bras sur lesquels sont repliés les manches de sa chemise de bucheron. La colère n'a jamais été quelque chose qu'il gère très bien, c'est d'ailleurs pour ça qu'il avait commencé dans l'entreprise de mon père en tant que bucheron. De là, il est monté en chef menuisier mais... Personne ne sait manier une hache aussi bien que lui.
Hormis Carsen, peut-être.
Son visage sévère finit par se détendre et un son rauque nait dans son torse vibrant lorsqu'il se penche sur une colonne de cartons sur lesquels sont inscrit « livres ».
— J'ai besoin d'un break, Heden. Des femmes en général. J'en ai ma claque.
— Il y a plein de gars sexy, ici !
Ma blague fait mouche et il poursuit.
— Je compte passer l'hiver au cabanon de pêche de mon père. Ensuite, je verrais. Mais je ne compte pas revenir travailler pour ton père.
— Pourquoi ?
— Tu es sérieuse de me demander ça ?
L'innocence que j'affiche le fait suffoquer sur un rire ironique et il passe sa main dans la fine barbe brun clair qui recouvre ses joues.
— Je tiens à toi. Sincèrement. Je ne peux pas te regarder toute la journée et... Et prétendre que rien ne s'est passé, comme tu dis !
Même si je n'accorde aucun vrai sentiment à Colby, je ne peux empêcher de retenir un sourire. Il se redresse et part dans la buanderie. Je l'y suis en replaçant doucement l'une de mes mèches rousses derrière l'oreille et m'appuie sur le ballon d'eau chaude en le regardant remettre sa casquette sur sa tête.
— Tu sais que je tiens à toi aussi. Mais...
— Il ne devrait pas y avoir de « mais », Heden. Soit si « oui », soit c'est « non ». Et l'autre soir, tu as clairement fait ton choix.
— Colby. Regarde-moi.
Il s'exécute, non pas avec enthousiasme et je poursuis en venant poser mes mains sur ses avant-bras.
— Reste. S'il te plaît.
A un souffle de son visage, je peux nettement distinguer la petite cicatrice qui barre l'un de ses sourcils avant de s'arrêter au-dessus de sa paupière. Encore un accident de la forêt qui avait été un réel coup dur pour notre entreprise.
— On a des problèmes, c'est vrai, mais on s'en sort. Merde, on a même réussi à faire un interview pour le Mainly Maine qui nous a permis d'avoir beaucoup plus de clients qu'on a jamais rêvé d'avoir ! Pour une fois, on peut payer tout le monde. Ne laisse pas la satisfaction à Carsen de recevoir ta part de la paye !
J'arrive enfin à lui arracher un sourire, en disant ça. Carsen et Colby se sont affrontés plusieurs fois au concours du meilleur bucheron de la vallée. Et si le géant l'emportait presque à chaque fois, cela ne faisait qu'augmenter la hargne de Colby.
— Alors s'il te plaît...
Mes mains remontent le long de ses bras dans un automatisme que j'ai construit ces derniers mois, avant de se figer derrière sa nuque.
— Pour moi ?
Son sourire prend un tout autre aspect et creuse une petite fossette dans sa joue droite. Ses mains viennent à leurs tours dessiner mes courbes avant de remonter le long de ma doudoune. Ses doigts empoignent la fermeture Éclair et la tirent jusqu'en bas avec une douceur sensuelle qui fait augmenter les battements de mon cœur. Je mens peut-être si je disais que la seule raison pour laquelle je veux que Colby reste, c'est parce que ça crée des problèmes pour « Keye & co »...
Parce que le sang qui fait teinter mes pommettes d'une teinte rouge andrinople ont une tout autre explication.
Sans me quitter du regard, Colby m'attrape par les cuisses et me dépose sur le plan de la machine à laver, bloquant mon corps de ses bras musclés. Sa bouche me cherche sans venir la toucher pour autant et il presse son front contre le mien. Mon esprit se voit complètement balayé de raison. Plus aucun problème n'existe en ce fin laps de temps qui nous réunit, lui et moi, dans la buanderie de sa maison.
— Ça te ferais chier, si je pars ?
— Oui.
Son sourire narquois s'accentue et il penche la tête pour m'embrasser. Je noue même mes doigts dans ses cheveux que je débarrasse à nouveau de la casquette, mais au moment où nos lèvres s'apprêtent à se rencontrer, la voix de Laura retentit brusquement dans le garage.
— Colby, Jonah est là !
Je n'ai pas le temps de sauter de la machine à laver qu'il fait irruption dans la buanderie, se figeant sur le pas de la porte, son bonnet serré dans son poing.
— Papa, ce n'est pas ce que tu...
— C'est une blague ? C'est une putain de blague ?!
Dans un sens, heureusement que le père d'Heden soit intervenu, mais dans l'autre....... 🤪🤪😂😂
Ça ne présage rien de bon !
Et pauvre Caleb qui est toujours en train de souffrir dans son coin 👀
Espérons que la fin de cette journée soit meilleure pour tous les deux !
Qu'en avez vous pensé ? 🤭❤
À mercredi pour la suite ! ❤
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