Chapitre 46 : les vestiges d'une vie

Je me rappelle avoir eu cette conversation, avec Heden. Celle où j'ai osé demandé pourquoi elle avait si peu de souvenirs, chez elle. Pourquoi ses murs étaient tant dépourvus de cadres ou d'accomplissements. Merde, j'ai même fait l'erreur de lui dire que c'était peut-être parce qu'elle n'avait toujours rien fait. Résultat, une claque derrière la tête et une pincée de sel dans mon thé plus tard, elle m'avait quand même expliqué qu'elle n'était pas matérialiste.

Je savais qu'elle mentait. Parce que pour quelqu'un qui plaidait ne pas accorder l'importance aux objets, elle était sacrément équipée en couvertures et oreillers.

Puis j'ai compris.

Elle avait besoin de confort pour oublier le vide de ses murs.

Je sais aussi, à présent, que si elle osait accrocher un souvenir, elle allait le perdre dans l'instant.

Il ne faut pas parler de famille à Heden Keye. Ça, non.

Le bruit de nos répliques incessantes résonne encore dans ma tête, alors que je noue mes mains derrière ma nuque.

Je n'ose pas me lever du sol sur lequel je suis scrupuleusement allongé, par peur qu'ils s'évaporent de mes oreilles. Putain, même nos disputes stériles me manquent.

Comme la première fois où elle m'a recousu, même s'il y avait plus de sang, à l'époque.

Malgré mes craintes, je me redresse en rampant sur mes coudes et me lève doucement pour éviter que la soudaine migraine qui m'envahit ne fasse vriller mes méninges.

Si sur les murs d'Heden, rien n'est accroché, chez moi, c'est le contraire. Du moins, ça l'était, jadis.

Mon regard papillonne sur les taches jaunies au milieu du papier peint, où se trouvaient des photos. Je passe même la pulpe de mes doigts sur les trous laissés par les clous des étagères... Celles qui portaient mes trophées.

L'astronomie était un peu plus pour moi, que les autocollants phosphorescents sur le plafond d'Heden. Mon père y a bien veillé, entre trois exercices de mathématiques loin d'être adaptés pour un gamin qui devrait s'intéresser à des dessins animés.

Non pas que je m'en plaignais, à l'époque... Après tout, c'étaient nos uniques moments de bonheur.

Depuis que mon ancienne voisine m'a donné les clefs, je ne sors plus. Deux jours se sont écoulés depuis mon retour à Manchester et je sors à peine de la chambre qui avait été la mienne, à une époque plus heureuse.

Toujours vêtu des mêmes boots usés, du même jean et de la même chemise bleue que Colby m'avait filé, je passe mon temps à errer d'un mur à un autre.

Mes lèvres ne se dessoudent pas.

Même pas quand je prends une douche plus que froide.

Et certainement pas lorsque je passe mes soirées dehors, à arracher d'une main distraite les feuilles des mauvaises herbes qui me grattent le visage, lorsque je m'assois.

La vérité, c'est que je ne sais pas quoi dire. Encore moins ce qu'il faut que je fasse.

Avec mes parents morts, cette misérable maison saisie par la banque... Une longue lignée de moins que rien s'arrête avec moi.

Ça s'arrête ici. Là où a commencé un début de rêve pour conquérir les étoiles.

Je suppose que cette utopie appartient à ceux qui n'ont pas peur d'y laisser les membres de leur famille.

Je me mordille le bout de la langue et laisse le goût métallique du sang m'envahir alors que je me glisse en dehors de la chambre. Je dépasse fantomatiquement les pièces et pousse la baie vitrée qui mène au jardin sauvage où je prends place parmi quelques touffes d'herbes.

Tant pis si le sol est humide.

Rien n'est grave, à ce stade.

Mes bras forment une parenthèse autour de mes genoux et je relève le bout de mon nez vers le ciel où figurent quelques petits nuages cotonneux. Pour une fois, il fait beau. Ouais. Dans cette ville réputée pour sa grisaille... Le soleil a fait son grand retour.

Rien que pour m'emmerder.

Et dire que quand j'étais petit, j'étais persuadé que c'était l'écume que laissaient les baleines, quand elles retombaient dans les cieux...

Trop d'innocence a fini par me flinguer.

Si j'avais raconté cette histoire à Lev...

Un frisson affligeant m'assaille l'échine, au point où j'en courbe le dos.

J'ai foiré. Et pas qu'un peu. Ma peur, ma survie, tout n'avait été qu'une immense perte de temps. Même si j'avais détesté la notion de revenir en héros, ce que je ne suis clairement pas, j'aurais au moins pu élucider l'affaire. Être clair avec les gens que j'ai déjà trahi, là-haut, et leur apporter un minimum de justice.

À la place, j'ai dégusté du homard et brisé le cœur d'une rouquine.

Caleb Gallager : la réussite incarnée.

Un grondement strident secoue ma cage thoracique et je plonge mon visage dans mes mains, laissant mes doigts se noyer entre mes mèches blondes que je tire.

Heden me manque. Plus que jamais. J'ai besoin du son de sa voix. Celle qui épinglait les aiguës et qui me faisait froncer du nez. De ses mains douces qui essuyaient mon front, quand je comatais dans un délire fiévreux. De sa façon de cacher son rire dans le creux de ses paumes en plissant ses merveilleux yeux émeraude.

Mais plus encore de la douceur de ses lèvres sur les miennes. Celles qui avaient le don d'éclipser tous les maux du monde.

Et elle avait accepté d'être tout ça, pour moi. Elle avait bien voulu être mon ancre dans un océan d'amertume dans lequel je me noyais. Et me voilà ruiné, parce que tout ce dont je me rappelle, c'était sa manière de s'arrêter sur le pas de ma chambre et de comment j'ai prié pour qu'elle se retourne...

Mais rien. Même lorsque j'ai supplié, pour qu'elle m'attende.

Je laisse mes jambes s'étendre devant moi et bascule ma tête en arrière.

Il faut que je me barre d'ici. Que je redevienne quelqu'un, quelque part au moins.

Soudain, le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvre, me fait brusquement me redresser, mais ce n'est que madame Richards.

Attends, merde, mais elle a combien de clefs, pour rentrer dans cette maison ?

Je fronce les sourcils, mais alors que je m'apprête à sortir une remarque salace de mes mâchoires crispées depuis des jours, je la vois déposer une tarte, emmitouflée dans du papier alu, sur le comptoir de la cuisine abandonnée. Elle piétine sur les feuilles mortes qui s'aventurent dans le salon et vient me rejoindre, refermant un châle sur son cardigan usé.

— Je t'ai apporté à manger.

— Je n'ai pas faim.

— Ça fait trois jours. Soit tu avais besoin de manger, soit j'avais l'urgence d'appeler la morgue pour découvrir ton cadavre, ici.

Sa réplique est si brusque que je ne retrouve rien à redire. Ou peut-être que je suis trop fatigué pour ça. Mon ancienne voisine se tient à l'embrasure pour s'agenouiller et soupire lourdement lorsqu'elle s'assit à mes côtés. Je lui décoche un regard.

— Je n'ai pas besoin de compagnie.

— Tu n'as pas besoin de grand-chose. Visiblement pas de nourriture, non plus.

— Et vous, de clefs pour rentrer chez moi. Combien d'effractions avez-vous déjà commises ?

— Je le ferai un millier de fois encore. Tu sais à quel point c'est pénible, les flics qui viennent envahir le quartier ?

J'arque un sourcil et réplique :

— Quoi ? Vous avez peur qu'ils piétinent votre jardin, en ramenant mon corps ?

— Tu ne vas pas mourir, Caleb.

Bon. On a quitté la guerre des attaques verbales, dirait-on...

Sa grimace satisfaite disparaît de son visage et ne laisse paraître que de la compassion. Ça n'avait jamais effleuré son être, jusqu'à présent. Elle n'est pas encore au niveau de tous ces joyeux lutins de New Garden, mais ici, dans ces rues de Manchester, c'est déjà un exploit.

On n'a pas de pins. Pas de neige, du moins pas maintenant. Pas de bûcherons qui se font la guerre pour des lancers de haches... Mais on a une madame Richards et son jardin de pétunias. Celle qui vous apport des tartes dans une maison saisie par la banque.

— Écoute, Caleb... Je ne sais pas réellement d'où tu viens, mais je peux au moins t'assurer que la réponse ne réside pas dans ton apitoiement. Tu dois avancer.

— Et vous êtes quoi, en réalité ? Un sage ? À tout moment, vous allez me sortir une boule de cristal et me prévoir mon avenir.

— Pas la peine de le prévoir, il est marqué en gros sur ton front : va se prendre ma sandale s'il ne se la ferme pas très vite. Je vois même un début d'hématome.

Je roule les yeux au ciel et passe mes doigts dans un pissenlit, étalant l'effluve opiacée sur mon pouce alors que je le décapite. Mais ce n'est pas ce qui l'empêche de poursuivre.

— Tu dois prendre une décision. Je peux t'aider à discuter avec la banque si tu le désires.

— Non, merci. Je ne veux pas rester ici.

C'est la première fois que je l'énonce. Que je le pense, même.

— Alors où souhaites-tu aller ?

À la maison. Il faut juste que je sache où ça peut être.

Voyant qu'aucun mot ne traverse mes lèvres, madame Richards se redresse aussi péniblement qu'en s'asseyant, mais avant de tourner le dos et de disparaître, elle s'attarde sur le pallier, les yeux brillants.

— Tu te rappelles Roy ?

— Votre fils ? demandé-je en me frottant le nez, irrité.

— Oui. Il est parti rejoindre les rangs de l'infanterie, une année avant que tu ne sois accepté à Oxford.

— Merci pour son service. marmonné-je en reposant mon regard sur mes mains teintées de vert par toutes les herbes que j'arrache.

Madame Richards prends d'abord une grande inspiration avant de poursuivre, légèrement brisée :

— Tu peux le remercier, en effet... Il a été blessé au front et il est revenu avec une blessure qui lui a valu une ablation presque totale de tout l'hémisphère gauche de son cerveau... Maintenant, il regarde le mur d'un asile, vingt heures par jour, sans rien dire. Et même quand je viens... Il n'y a plus rien de lui. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Il m'a souri, un jour. Mais...

Mon souffle se coupe dans mes poumons et je déglutis lourdement.

Merde... Est-ce que ce monde va arrêter d'être empli de cruauté ? Ou est-ce qu'il faut que je retrouve les cendres spatiales de ce connard de Penrose pour lui supplier de créer une autre réalité moins funeste ?

— Ce que je veux dire... C'est que même si tu as encore l'intégralité de ton cerveau...

À vérifier.

— ... Tu as le même regard, que celui que Roy m'adresse, quand il essaye de sourire. Et... Je te demande juste de prendre la décision qui ne te vaudra pas un détour dans un endroit où il n'y a plus aucun espoir.

Je la regarde m'adresser un dernier sourire et alors qu'elle regagne la porte, je me retourne en prenant appui sur l'une de mes paumes.

— Hey. Madame Richards.

— Oui ?

— Je suis vraiment désolé. Pour... Pour ce qui est arrivé à votre fils.

Elle sourit et je l'imite.

— Vous êtes pas si aigri, finalement. Vous devriez montrer ça plus souvent.

Elle ricane joyeusement et sors en me lançant un petit geste de la main.

— Dans tes rêves, petit. J'ai une réputation à tenir.

J'attends que la porte referme sa silhouette avant de reporter mon attention sur les nuages blancs, dans le ciel. Je n'ai peut-être pas de miroir en face de moi, mais je sais très bien qu'il se briserai, s'il reflétait la profondeur de mes cernes.

Peut-être que, pour une fois, madame Richards a raison.

Mais je sais aussi qu'il n'y a qu'un seul endroit au monde où ce regard était un mythe, sur mon visage.

Je ne sais juste pas encore si le mérite.

Je me lève en essuyant les taches verdâtres de mon jean et me dirige vers le comptoir de la cuisine pour soulever le papier alu du gâteau que ma voisine m'a apporté. C'est encore chaud à en juger les fumets tièdes qui s'évaporent de la pâte feuilletée et du coulis de fruits de bois.

Bordel, elle s'en souvient.

Alors que j'en prends un morceau, je ne peux m'empêcher de ricaner.

Parce que c'était exactement celui que j'ai un jour volé, alors qu'il refroidissait, sur le rebord de sa fenêtre et qui m'avait valu un sermon éternel de la part de ma mère.

Alors que je me sers un morceau après un autre, je redresse la tête vers l'intérieur désolé de la maison de mon enfance qui appartiendra rapidement à une nouvelle famille et retrouve l'usage de mes poumons.

Avec la destruction vient l'affection... Mais je ne suis pas encore réellement sûr si je sais où m'en procurer sans continuer à merder.

Le calme après la tempête.

Ou serait-ce bien l'inverse ?

Caleb est en pleine immersion dans son pensée. Il y fait un grand bain et ne sais pas vraiment où il va devoir aller ou même faire...

Mais quelqu'un, quelque part, sait très bien ce qu'elle doit faire...

La question est : sera-t-il encore là ? 🤭🤭

Honnêtement j'ai bcp hésité avec ce chapitre... Vous a t il plu ? N'hésitez pas à me dire ? 🤭💙

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