Chapitre 40 : le départ
Assis sur le rebord de la fenêtre, la joue collée sur la vitre brumeuse par mes si nombreux soupirs, j'essaye de me reprendre.
Quand Heden n'est pas là, toute cette nature presque sauvage semble se ternir. Les arbres enneigés, la brume, les animaux qui se risquent en dehors de leurs buissons quand ils croient qu'aucun être humain n'est dans le passage... Tout ça, devrait être magistral. Un vrai portrait de carte postale qui fait rêver des touristes déployés à travers le monde.
Mais pas moi.
Honnêtement, je ne suis pas vraiment sûr de vouloir me retrouver quelque part, tout court.
Je rabat ma tête contre le mur derrière moi et m'accroche plus fermement sur la rambarde pour ne pas glisser sur le sol. Dans un geste incertain, j'ose enfin lever mon pull sur mon ventre dont la peau se parsème de chair de poule quand un petit courant d'air vient me glacer.
La plaie est rose. Encore trop rose.
Et les paroles de Carsen, le soir de Thanksgiving, me reviennent en tête.
C'est un putain de miracle que je suis capable de retenir un mot qui est sorti de sa bouche, cette nuit-là, avec tout ce qu'on a ingurgité de cette boisson dont je ne connais toujours pas le nom. Pourtant, tout est clair. Les scènes se défilent devant mes yeux comme si j'en étais spectateur.
Que tout ceci n'est qu'une foutue blague imposée par quelqu'un qui me force à la subir, encore et encore. Ligoté à ma place, la confusion me gagne. Un râle rauque s'échappe même de ma gorge lorsque j'appuie sur les autres zones sensibles.
Ces marques m'ont été infligées par le ciel en personne.
Hors de question qu'ils quittent un jour mon corps, hein ?
Alors que je suis encore en train de tester ma peau charcutée par une chute inhumaine, je vois le break d'Heden. À peu près tout le monde ici en a un, d'ailleurs... Mais je le reconnais aisément à son parechoc qui hurle à la délivrance de sa maîtresse si impulsive, sur les routes.
Sans parler de la houle de cheveux de feu qui en sort, une fois la portière ouverte.
Comme un voleur qu'on vient de prendre en flagrant délit, je me redresse et jette un coup d'œil furtif à la pièce plus rangée que jamais. Si après Thanksgiving, Carsen n'a plus jamais évoqué le sujet, moi, j'ai pris ma décision. J'aurais voulu en avoir une autre, à apporter à toutes ces personnes qui n'ont rien fait d'autre que m'accueillir comme si j'étais l'un des leurs.
Surtout à Heden.
Mais si je reste ici une seconde de plus, le fantôme de Lev va me crucifier sur le sapin qui a hérité d'un morceau de mon foie. Et j'ai déjà été plus recousu qu'une poupée de chiffon.
Dans un reniflement anxieux, je sors de ma chambre et enfonce mes mains nouées dans les poches de mon pull tout en descendant les escaliers grinçants, marche par marche. West, qui fait semblant de s'intéresser à l'écran de son ordinateur où ne défile rien d'autre que de l'obscurité, ignore fermement Heden, pourtant appuyée sur le bureau avec des yeux aussi ronds que des billes.
— Allez, West... Ne me dis pas que c'est encore cette foutue alliance des frères Trope qui te prive d'un sourire ? Je sais que tu m'adores.
Toujours aucune réaction. Amusé, je m'accoude sur le mur et regarde Heden trépigner.
Peu importe ce qu'elle prétend, Heden déteste avoir du linge sale. Fière comme un paon, elle n'hésite pas à y laisser ses ravissantes plumes, juste pour pouvoir regagner de beauté, une fois la bataille passée.
Cependant, je ne sais pas ce qui s'est passé entre elle et Colby à Thanksgiving, mais à en juger son humeur de buffle enrhumé pendant presque toute une semaine après, elle va devoir faire bien plus que ramer.
Elle devra peut-être s'élever au rang de phénix.
— S'il te plaît ? Un sourire du plus beau des frères Trope pour ma peine...
— C'est vrai que je suis le plus beau.
Finit-il par flancher en balayant des cheveux invisibles de ses épaules vibrantes. Dans un rire, je descends et attrape Heden par le bras qui semble jubiler au point de roucouler.
— Ne charme pas le monde entier, non plus.
— Ça t'embêterai ?
En guise de réponse, je la traîne sur l'escalier et remonte à ma chambre. Une fois arrivé, je ferme scrupuleusement la porte derrière nous, mais je n'ai pas le temps de me retourner que les bras de la rouquine s'enroulent autour de mon cou.
Ses lèvres sur les miennes ont un effet presque choquant.
Un manque comblé par une seule et unique étreinte.
— Tu m'as manqué.
Me souffle-t-elle, front pressé contre le mien. Mal à l'aise, j'essaye de la déposer, mais sa taille fine s'entortille entre mes mains comme si elle y était née. Le contact est quasiment impossible à rompre, surtout lorsque son cœur se met à pulser sous mes doigts dont la famine rugit comme celle d'un lion.
— Attends, Heden...
— Je n'en ai pas envie.
Aussitôt dit, elle recule d'un pas et retire sa veste avant de m'attraper à nouveau par le col de mon pull et de me faire basculer sur mon lit. Elle emprisonne mon corps avec ses cuisses et murmure, étouffée par le tissu de son t-shirt qu'elle tente tant bien que mal d'enlever :
— Je suis désolée pour ne pas t'avoir écouté, à Thanksgiving. Je suis désolée de t'avoir renvoyé sans même te rattraper. Je suis désolée de ne pas t'avoir vu pendant cinq jours... Parce que putain, ça devenait dur de ne serait-ce que respirer.
Une fois débarrassée de son vêtement, elle se penche souplement sur moi, mais tandis qu'elle essaye de garder mes mains au-dessus de ma tête pour mieux m'embrasser, je glisse l'une d'elle dans ses cheveux pour figer mes doigts dans sa nuque, obligeant son regard à pénétrer le mien.
— Heden, attends, j'ai dit.
— Quoi ? Tu veux parler ? Comme le font les filles dans les films Hollywoodiens normalement ?
Sa pique claque au rythme de sa langue, à la manière de celle d'un serpent et je fronce les sourcils.
— Non. Mais j'aimerais au moins avoir l'occasion de t'embrasser, espèce d'affamée.
Elle ricane, mais j'en profite pour me redresser sur un coude, rattrapant son corps fluet avec une main décisive qui me fait tordre l'estomac.
J'aimerais continuer à l'embrasser. La clouer suffisamment sur ce putain de lit sans qu'elle ouvre la bouche et qu'elle complique tout.
J'adorerais faire ce qu'elle me demande de faire.
Mais avec le pacte signé à l'encre de sang passé avec Lev, tatoué dans mes rétines comme un sceau diabolique... Je ne peux pas. Un sablier est en train de se vider pour moi et je suis là, à régler mes problèmes avec une Heden qui, visiblement, est incompétente en matière d'excuses effectives.
Je plaque donc deux doigts sur ses lèvres pleines, même si j'ai très envie de les dévorer et murmure.
— Par contre, tu ne sais pas encore si j'accepte tes excuses.
Elle me saisit le poignet porté à son visage et passe un grand coup de langue sur mes deux doigts, tentatrice.
— Et maintenant ? Tu les acceptes ?
Oui.
Oui.
Un million de fois, oui.
Je secoue néanmoins la tête et l'attrape par la taille pour la déposer à mes côtés.
— Tu ne peux pas être si en colère contre moi, pas vrai ? On ne s'est même pas disputé.
— Et selon toi, c'est un critère ?
Pesté-je en remettant mon pull débraillé par les mains baladeuses d'Heden qui ramasse son t-shirt du sol.
— Non, selon moi, quand je dis "pardon" pour une bêtise que j'ai faite, et que je t'embrasses après, tu me dis "ce n'est pas grave, mon amour, je vais te punir autrement".
J'aimerais être amusé et rentrer dans le jeu qu'elle lance, mais encore une fois, je me retrouve bloqué et elle perd de son sourire. Elle lâche un grondement injurieux, se redresse sur les draps et claque ses mains sur ses genoux repliés.
— Quoi ? Dis-moi, Caleb. Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je tiens à toi.
Ce n'est pas la réponse qu'elle attends. Ses épaules graciles s'affaissent et un début de sourire accentue ses lèvres, avant de mourir immédiatement, lorsque je poursuis.
— Je tiens à toi et je n'ai pas envie de te faire mal.
— Pourquoi tu me ferais mal ?
— Parce que je dois partir.
Elle déglutis et pince ses lèvres.
— Où ça ?
— Il faut que j'aille annoncer ma survie.
— Pardon ? Toi qui me faisais tout un flan sur le fait que tu ne voulais pas que je contacte la Sécurité Intérieure après ce qu'il t'es arrivé ? Je me souviens très bien de tes menaces.
— Je ne t'ai jamais menacé, Heden.
Répliqué-je en sentant l'agacement fourmiller le long de mon échine. La rouquine tangue légèrement sur le bord du lit pour se laisser tomber et alors qu'elle rejoint le petit siège en face de la fenêtre, elle pivote vers moi.
— OK, OK, on peut en parler.
— Il n'y a pas grand-chose à dire de plus, je...
— Tu ne peux pas partir juste comme ça !
— Pourquoi ? Je vais mieux.
Ses bras chutent en cascade le long de sa taille et pendant un instant, je suis persuadé que ses yeux s'illuminent. Malheureusement, les émeraudes qui lui servent d'iris ne sont rien d'autre que brisés. Larmoyantes de peine. La culpabilité me noue l'estomac et je plonge mon visage entre mes mains.
— Ne rend pas les choses compliquées, s'il te plaît...
— Tu me dis que tu tiens à moi, mais moi aussi, je te rappelle, on est deux ici !
— Heden...
— Non, non, ce n'est rien, je... Je viendrai juste avec toi. Oui, voilà, je...
— Non.
Ma réponse est si sèche que la jeune femme se cloue sur place. Parfois, il faut juste être cruel, même si on se brise notre propre cœur au passage. Je déglutis férocement et essaye de m'expliquer.
— Attends, non, ce n'est pas aussi simple que ce que tu crois. J'ai une chose incroyablement importante à faire et je ne peux possiblement te faire subir ça. Je dois partir, Heden, mais je reviendrai, ça, je te le promets.
Elle croise ses bras sur sa poitrine et me fusille d'un regard si amer que pendant une fraction de seconde, mon âme quitte mon corps.
Je déteste cet instant.
Je veux juste la reprendre dans mes bras et prétendre que cette conversation ne s'est jamais passé. L'embrasser, me blottir contre elle dans nos draps et regarder la neige tomber dehors pendant qu'on comble ce silence par le bruit d'un lien qui est en train de me fissurer.
Mais tout s'écroule, quand elle ouvre ses mâchoires serrées pour cracher son venin :
— Tu n'imagines pas le nombre de gens qui m'ont un jour dit ça, sans jamais reposer un seul pied, ici...
— Et je n'ai pas envie d'être comme eux.
Je me mets debout, tends les mains vers les siennes pour les prendre, mais elle recule. La lueur de défi qui anime ses yeux d'habitude, celle qui protège tous ceux à qui elle tient, est ligué contre moi, à présent.
— Ne rend pas ça dramatique.
— Ah. Dramatique, maintenant. Avant, c'était compliqué, maintenant dramatique... On dirait que ta quête d'Indiana Jones comporte une fautive...
Frustré, je noue mes bras derrière ma nuque, mais la rouquine vitupère :
— Tu sais que je peux venir avec toi. Te soutenir. Te défendre. Peu importe quoi, d'ailleurs. Tu sais que je le ferais, même si je n'ai pas un seul instant envie de quitter cet endroit, mais j'ai encore moins envie de te quitter, toi. Alors dis-moi !
— Putain, Heden, des gens bien sont morts à cause de moi !
Ne crie pas.
— Tu ne comprends pas, ça ?!
Ne te brise pas.
— Je ne peux pas juste les laisser derrière et vivre un conte de fée comme si je l'avais mérité !
Ne dis pas quelque chose que tu vas regretter.
— Toi non plus, tu ne le mérites pas.
Mauvaise formulation.
Je me prépare à recevoir la monnaie de ma pièce, mais Heden se contente de baisser la tête et de ramasser sa veste. Ses gestes sont lents et transpirent la détresse. Toutefois, je ne distingue dans son regard qu'un vide béant.
— Je suis désolé.
J'essaye de me rattraper, mais les excuses ne sont pas de taille pour le regret que je ressens.
— Vas-y, Caleb. Vas-t-en. Je ne te retiens pas. Je ne l'aurais jamais fait, d'ailleurs.
Elle se tourne vers la porte, mais au moment de disparaître dans le couloir, je murmure :
— Tu m'attendras ?
Elle ne se retourne pas. Enfin, qu'à demi. Juste assez pour entrevoir une unique larme perler le long de sa joue.
Puis elle repart.
Et elle disparaît.
Elle. Disparaît.
Ça aurait dû mieux se passer.
Mettez-moi une histoire feel good entre les mains et j'arriverai quand même à faire pleurer quelqu'un 🤨😂
Bon, sans rire, avouez qu'Heden s'est grave retenu... Mais comme Colby qui se tait au lieu de hurler, quand Heden vient a un point de blessure, elle est un peu pareille 🥺
Personnellement, les deux me font de la peine... Oui, je dis ca alors que c'est moi qui leur impose ca 😂
Qu'en avez vous pensé ? 💜
À très vite pour la suite 🤭💜
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