Chapitre 39 : enfin levée
Je n'ai pas osé sortir en trois jours, depuis Thanksgiving. Cloîtrée chez moi, étouffée dans mes oreillers, c'est à peine si je suis descendue pour aller aux toilettes. Les mots de Caleb, puis Colby me hantent.
J'ai foiré. Sévèrement.
Et ils ont raison de ne plus vouloir me parler, même si Caleb s'est juste contenté de partir, sans chercher à plus se fatiguer. Pas comme Colby qui a surement déversé toute la haine qu'il éprouvait vis-à-vis de moi. Mais je ne peux lui en vouloir. Pas alors que j'aurais surement fait la même chose, si j'étais à sa place.
J'ouvre la bouche, prête à essayer de me persuader à moi-même que ce n'était pas si grave, que je n'avais qu'à aller m'excuser, cependant ma fierté reprend le dessus et aucun son ne franchit la barrière de mes lèvres. Le regard rivé sur mon plafond étoilé, je glisse mes bras derrière ma tête et souffle, amère.
J'aurais aimé qu'Ollie soit là, avec moi. Je l'aurais câliné jusqu'à ce qu'elle geint, se débatte et file se réfugier dans son panier, loin de mon étreinte fatale.
Mais à la place, quand je bascule ma tête en arrière, je ne vois que les quelques poils blancs qui sont restés dedans.
Même elle, n'est plus à mes côtés. Et je n'arrive toujours pas à passer à autre chose, comme si j'étais coincée entre l'ombre et la lumière. Un jour, puis un autre. Un clair-obscur qui me hante comme une paupière à demi-close.
Dans un gémissement strident, je me laisse rouler jusqu'à ce que je tombe sur mon parquet, mais même si la douleur s'enfonce dans mes coudes à la manière de petites aiguilles, je ne grimace pas.
Lève-toi.
Lève-toi.
Lève-toi.
La joue pressée contre le plancher, je ne fais aucun mouvement, pourtant. Une larme de fatigue dégringole le long de ma joue.
Si je sors maintenant... Quelle journée est-ce que le destin me réserve ?
***
Assise au volant de ma voiture, mon thermostat brûlant entre mes mains, je regarde le parking de la menuiserie prendre vie. Je ne suis restée chez moi que quelques jours, mais néanmoins, j'ai l'impression que tout a changé. Des sourires illuminent tous les visages, le travail s'enchaîne rapidement... Quelque chose de vraiment inhabituel quand il s'agit des habitants de mon village et de la matinée. Une appréhension cinglante fourmille le long de mon échine et mes doigts manquent de glisser sur mon café.
Il ne manquerait plus que je me brûle et que je mette à crier.
Un seul bruit de ma part et je pourrai peut-être ruiner la vie de tous ces bonnes gens.
J'aurais sûrement dû rester chez-moi. Leur foutre la paix.
Ouais.
Je me penche sur le contact pour démarrer, déterminée à garder mon nuage orageux au-dessus de mon unique tête, mais le visage de Carsen jaillit devant mon pare-brise comme le ferait celle d'une biche lors d'une nuit orageuse et nocturne. Je manque de sursauter et frappe sur la vitre pour le sermonner.
— Bordel, tu m'as fait peur !
— Moi ? Moi, je t'ai fait peur ? C'est plutôt moi qui devrait être mort de frousse ! J'ai l'impression de voir un fantôme !
— Ça va, ça va, je n'étais pas partie si longtemps que ça...
Me défends-je en me redressant dans mon siège, tandis que le bûcheron ouvre la porte passagère pour venir s'écraser à mes côtés.
— La dernière fois que tu t'es absentée aussi longtemps, c'était pour revenir avec un Anglais à l'humour de thon. Ne me dis pas que tu t'en es dégoté un autre ?
— Rien de tout ça.
Répliqué-je en agitant mollement la main, tandis que j'enfonce l'ongle de mon autre petit doigt entre des dents qui ne cessent de grincer. Un peu plus et on pourrait me confondre avec l'un de ces foutus castors qui rendent parfois nos saisons si complexes. Carsen roule ses yeux cernés vers le plafond de ma voiture et frotte ses mains contre son jean parsemé de copeaux de bois dans le vain espoir de se réchauffer.
— Tu comptes sortir de la voiture ? Ou tu vas nous regarder travailler pendant toute la journée en sirotant ton petit café ?
En guise de réponse, je lui tends mon thermostat et m'incline sur mon volant afin de jeter un coup d'œil dans la menuiserie qui résonne déjà sous les bruits des scies.
— Caleb est là ?
— Caleb ? Non. Non, non, Caleb est chez lui.
Je me tourne vivement vers mon ami et plisse les yeux à demi.
— Comment ça ? Le nouveau a le droit d'avoir des jours de congé ?
— Tu viens bien de t'en prendre cinq, petite.
— Carsen...
Ma voix menaçante fait gonfler ses joues bien couvertes de barbe, peut-être même un peu plus que d'habitude, mais il finit quand même par répondre.
— Il a quelques petits soucis.
— Des soucis ? Quels soucis ? Colby ?
— Quoi ? Non ! Pourquoi est-ce que Colby aurait un problème avec Caleb, d'abord ?
Je me rassieds dans mon siège et croise mes bras sur ma poitrine.
— Pour rien, pour rien.
— Ouais. Enfin bref, non, ce n'est pas avec Colby que Caleb a des soucis. Mais plutôt avec lui-même. Alors je couvre pour lui.
— Je croyais que tu ne couvrais pour personne ?
En écho avec ma question, Carsen se verse une autre tasse de café et tant pis si c'est brûlant au point de former une petite brume autour de nous. Le bûcheron l'avale comme si c'est de l'eau et qu'il se moque des conséquences sur son œsophage.
— En temps normal, ouais. Sauf que Prescott est dans son dernier trimestre de grossesse et bon Dieu... Je suis vraiment heureux de rester loin de la maison le plus longtemps possible. Je l'aime hein, ne te méprends pas, mais je crois que je préfère mille fois aller la secourir à travers un orage, un phare renversé et la mort elle-même, plutôt que la supporter à travers ses caprices.
Je ne peux empêcher d'éclater de rire et manque même de faire tomber le café sur nos genoux quand il poursuit :
— Je n'aurais jamais cru qu'une femme aussi petite qu'elle puisse crier aussi fort. Même les chauve-souris ont compris qu'elle voulait de la crème fouettée avec son omelette et non de la crème fraiche. Comment est-ce que je suis censé savoir, aussi ? C'est inhumain de mélanger les deux.
Je m'incline sur lui et enroule mes bras autour de son épaule. Après tout, même s'il ne souhaite pas l'admettre, Carsen aime bien plus de personnes qu'il ne veuille bien l'admettre. Et s'il paraît bourru, il a besoin de sa dose de câlins par jour.
— Voilà, voilà, nounours. Tout va mieux.
— Tu as exactement deux minutes avant que je n'appelle ton père pour te prévenir que tu es là.
— Compris.
Je me desserre de lui, non sans un dernier baiser amical sur son front qui lui arrache tout de même un sourire et reporte mon regard sur mon rétroviseur qui donne sur la menuiserie.
— Alors... Caleb est chez West ?
— Chez lui, autrement dit.
— Oui. Oui, c'est ce que je voulais dire.
Carsen me jonche de la tête aux pieds, pendant une minute qui me semble éternelle, avant de vociférer, courroucé :
— File le retrouver. Je couvrirai pour toi aussi, je suppose.
— Tu ferais ça ?
— Ouais... Ouais, je le ferai. À condition que ça en vaille la peine et que je n'apprenne pas que vous avez passé mon après-midi à forniquer comme des lapins en rute !
Je ris malgré-moi, même si je sais que ce ne sera pas le cas. Mais je n'ai pas le temps de sourire plus que ça que soudain, la carrure de Colby se dessine à l'entrée de la menuiserie. Figé sur place, quelques planches sur l'épaule, il me fixe en expirant sous l'effort. Il n'y a que la buée qui sort de ses narines palpitantes qui font de lui un être humain, en ce moment précis. Un peu plus et il ressemblerait à une statue sinon. Un rocher immense qui a été sculpté rien que pour me détruire de son regard de pierre.
Le moment semble éternel. Et je ne sais même pas s'il faut que j'agite la main pour lui dire bonjour, sortir de la voiture pour le faire ou mener ce défi de regard que je suis clairement en train de perdre.
Finalement, c'est lui qui prend la décision à ma place.
Il rompt notre contact visuel en déviant sur le côté et disparaît dans la forêt enneigée sans même faire une tentative de venir me parler.
Je n'ai pas le droit de me sentir blessée. Parce qu'après tout, je le mérite.
Cette fois-ci, je suis allée trop loin, avec lui.
Carsen, qui a suivi toute la scène, se penche sur la portière et siffle, faussement impressionné.
— Et ben. Qu'est-ce que tu as encore fait pour l'énerver autant ?
— S'il était énervé, il crierait. Là... Là, il ne crie pas.
Le bûcheron me décoche un regard et me redonne mon café.
— Tu vas en avoir bien plus besoin que moi si tes problèmes avec Caleb sont plus grands que ceux que tu as avec Colby.
Il quitte ma voiture en claquant doucement la porte derrière lui et me laisse à nouveau seule avec ses dernières paroles. Tous les frissons froids du monde viennent m'envahir et je souhaite l'espace d'un instant qu'on soit en pleine nuit. Comme ça, peut-être qu'une étoile filante passerait devant mon nez et je pourrai faire le vœu de disparaître dans mon siège pour le restant de l'éternité.
À la place, tout ce que je peux faire, c'est écraser mon visage dans mon volant et expire lourdement mon exaspération.
Parce que c'est le jour.
Et que le temps des rêves est révolu.
Carsen est toujours bons conseils, même quand il est épuisé et qu'il a plus de barbe que Gandalf et Karl Marx réunis 😂😂😂 ou du moins... Jusqu'à présent 🤭
Ce qui se passe à Thanksgiving reste à Thanksgiving, pas vrai ? 🤭
À la prochaine, pour la suite 🤭💙
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