Chapitre 12 : Jenkins Lake
Je jette plusieurs coups d'œil en arrière, à travers la fourrure d'Ollie qui, sagement assise sur la banquette du break de Carsen, alors qu'on quitte l'allée de mon chalet.
Caleb vient de se rendormir et même si je lui ai laissé des vitamines, des aspirines, un seau et mon entière maison à sa disposition, j'ai vraiment peur qu'à mon retour, je ne retrouve que l'ombre de lui-même. Peut-être que la visite de mon bucheron l'a achevé.
D'ailleurs, lorsque je me retourne à nouveau dans mon siège, je le vois cramponné à son volant, ses doigts grinçant sur le cuir et je commence à avoir peur qu'il nous envoie valser au fond d'un ravin. Il ne dit rien, cependant. Il reste immobile, figé... Mais un muscle tressaille dans sa mâchoire.
J'essaye de lui sourire, mais il ne réagit pas. Son regard d'aigle est savamment pointé sur la route, enfoui quelque part sous les rebords de son bonnet. J'ouvre plusieurs fois la bouche afin de trouver quelque chose à dire, mais aucun son n'arrive à frayer son passage à travers la boule qui me noue la gorge.
Je m'enfonce dans mon siège et retient un petit cri lorsque je me prends un ressort dans le bas du dos. Mon regard se porte automatiquement sur la photo de Prescott, la femme de Carsen, qui tient son ventre arrondi, accrochée dans un porte-clef. Il aura intérêt à sécuriser sa voiture avant qu'elle n'accouche, car en attendant, c'est un vrai champ de mines.
Je n'ai pas le temps d'esquisser un seul sourire que Carsen décide enfin de sortir de son silence de sourd pour tonner :
— OK. Dis-moi la vérité, maintenant.
— La vérité ?
— Ne fais pas la maligne avec moi, petite. Dis-moi c'est qui ce type, ce qui lui est arrivé et pourquoi il ment.
— Caleb ? Mentir ?
Je prends conscience que ma voix vrillant vers l'aiguë ne m'aide pas à mentir. Je n'ai jamais été doué pour ça, d'ailleurs et franchement, ce n'est pas aujourd'hui, ni avec Carsen, que je me développerai cette capacité.
— Je ne peux rien te dire.
— Tu prends conscience qu'en disant ça, tu en dis beaucoup ?
— Les secrets qui ne sont pas les miens, ne sont pas miens à révéler.
— T'as fini, Aristote ? Dis la vérité.
— Ou quoi ?
Le défié-je en le toisant durement.
— Ou sinon...
Soudain, le bûcheron abat son pied sur le frein et la ceinture de sécurité coupe mon souffle dans un choc qui m'arrache un gémissement. Carsen enfonce ses doigts dans ma joue et force mon regard à se planter dans le mien.
— Vérité. Maintenant !
— Hey !
— Je ne plaisante pas, Heden.
— Je remarque ça !
Je me dégage faiblement et il reprend tranquillement la route, comme si de rien était.
— Je ne sais pas qui est ce type, mais s'il est un voleur ou un meurtrier, je le décapiterai sur l'instant !
— Ce n'est pas un peu excessif comme réaction ? Il peut à peine se mettre debout !
— S'il a la force de mentir, il a la force d'être un sale connard. Et les sales connards...
— Tu les décapite, j'ai bien compris.
Ma raillerie accompagne le crissement de ses doigts sur le cuir du volant, mais on finit par quitter l'allée parsemée d'embûches afin de nous engager sur une route plus sur, nous débarrassant au passage de ce lot de stress.
— Ce n'est pas un sale connard, Carsen. Du moins, il a une langue que j'aimerais parfois arracher de sa bouche, mais il ne m'a pas touché. Il regrette même que je le touche, si ça peut te rassurer.
— Rien dans ta phrase ne me rassure, Heden.
— Ce que je veux dire, c'est qu'il n'est pas un meurtrier, encore moins un voleur. Il mange à peine ce que je lui donne, alors non.
— Le rapport ?
— Il est clean. Crois-moi.
Soufflé-je en replaçant l'une de mes mèches sous mon bonnet.
— Alors qui est-ce qu'il est ?
— Honnêtement ? Je n'en sais rien. Je sais juste qu'il est arrivé chez moi et qu'il est blessé.
J'essaye d'omettre le fait que Caleb est un astronaute qui est tombé dans mon lac, il y a quelques jours, en enfonçant mes doigts dans les tréfonds des poches de ma doudoune. Mais je lui avais promis que je ne dirai rien, que ce soit à lui ou à ces agents fédéraux qui avaient glissé leur carte dans mon courrier.
— Et tu l'as laissé rentrer ?
— Oui. Pourquoi, j'aurais dû le jeter dehors et laisser les loups le dévorer ?
— Oui. On n'est peut-être pas en ville, mais tu aurais au moins pu tirer ta carabine. Qu'est-ce que tu sais d'autre sur lui ?
— Je sais qu'il est anglais.
Et que c'est horriblement plaisant de l'entendre parler.
— Et je sais qu'il n'a pas l'air d'aimer les cornichons dans mon omelette.
Continué-je en me raclant la gorge, chassant au passage cette idée qui s'est invité dans mon esprit, sans crier gare, comme un bateau qui aurait pu se glisser dans la brume, à défaut d'avoir une lumière de phare pour le guider.
— Tu mets des cornichons dans tes omelettes ?
Son nez froncé m'arrache un éclat de rire et je le pousse légèrement du bout du coude.
— Tu adores mes omelettes, Carsen.
— Je déteste les cornichons.
En effet, le massif bucheron frissonne, ce qui me fait rire de plus belle. Cependant, alors que je crois que la conversation est terminée et que j'ai réussi à dévier ses pensées sur cette immondice que sont les cornichons, son air s'assombrit et il revient sur le sujet.
— Ton père est au courant qu'un inconnu couche sur ton canapé ?
— Carsen, mon père a failli m'arracher la tête des épaules quand il a découvert que je couchais avec Colby. Alors imagine ça ?
— Je le comprendrai s'il sort la hache, une fois que je lui dirai.
— Non. Non, sérieusement, tu ne peux pas lui en parler !
— Pardon ?
J'efface son ton froid de ma tête en la secouant légèrement, me débarrassant au passage du frisson qui m'a brièvement assailli et je poursuis.
— Caleb me l'a demandé. Et tu sais que je tiens toujours mes promesses.
— Tu as aussi promis à Jonah que tu ne ferais jamais un truc aussi stupide que de te lier à l'un d'entre nous. Tu vois où je veux en venir ?
— Laisse-moi gérer Caleb.
— Tu ne gères rien du tout. La preuve dans les agrafes.
— Ça y est, encore cette histoire d'agrafes !
M'égosillé-je en levant les bras en l'air.
— En même temps...
— Promets-moi de ne rien dire non plus, Carsen. S'il te plaît ?
— Je ne promets jamais, petite, tu le sais.
— Carsen !
— D'accord, d'accord ! Mais si jamais ça tourne au vinaigre, et ça tournera au vinaigre... Tu me connais pas.
— Merci.
Alors que le bûcheron se met à ruminer dans sa barbe épaisse, je repose mon regard sur la route qui commence à redevenir terreuse et les épais buissons ainsi que les pins enneigés laissent place à une vue dégagée sur les flancs rocheux des collines et du plus grand lac de New Garden.
Le soleil rayonne sur les eaux turquoise de Jenkins Lake, vacillantes au rythme de légères vaguelettes. Une maigre biche s'y abreuve, d'ailleurs, un lapement à la fois, ses oreilles tressaillent au gré de la menace qui peut planer sur elle.
Il y a encore quelques loups dans la région. Je le sais, car quand j'étais petite, j'ai aidé mon père à encercler leurs territoires d'une bandelette rouge ainsi que des drapeaux, pour les empêcher de sortir. Il a fallu que je pleure et hurle pour que mon père abaisse le fil et laisse passer les loups.
Je suis sûre que depuis, le grand mâle rode dans le coin de mon chalet, chassant les indésirables en guise de remerciement.
Je crains les loups, comme tout le monde. Pour des villageois de notre genre, à l'écart de la ville et d'une alimentation capitale, au milieu des blizzards de neige, il nous arrive de devoir manger exactement ce qu'ils mangent. Mais même s'il y a un choix à faire entre eux et nous, je ne veux pas que leurs pelages se retrouvent en trophée dans mon canapé ou que leurs têtes soient clouées sur mes murs.
Instinctivement, je continue à regarder la biche jusqu'à ce que la vision s'estompe et qu'on arrive au pied du barrage, là où nous attendent tous les autres bûcherons, ainsi que mon père...
Et Colby.
Carsen a à peine eu le temps de garer la voiture dans les traînées de boue et de neige, que je sors déjà. Mon ex-amant, en train de discuter avec Monroe, Levy et plusieurs autres autres de nos gars, redresse son regard grisé vers moi avant de le repointer vers mon père qui serre une carte dans son poing serré.
— C'est ton jour de fête, gamine.
— La ferme.
Soufflé-je dans la direction de Carsen qui rejoint les rives du lac, de l'autre côté du barrage. Hormis le bruit s'émanant des cascades et de la vapeur qu'elles dégagent en chutant lourdement sur les épais gisements de glace, je parviens à atteindre mon père. Pourtant, lorsque j'ouvre la bouche pour dire quelque chose, la main enfouie dans la fourrure d'Ollie qui s'assit à côté de moi, haletante, il me coupe la parole d'un revers de main.
— Je n'ai pas envie, ni de savoir, ni d'entendre quoi que ce soit venant de toi.
— Mais...
— On a besoin de lui. Mais s'il me dit autre chose ou que je vous vois ne serait-ce que vous regarder... Je vous tue. Tous les deux. Compris ? Tu pourrais te retenir, Heden ? C'est dans tes fonctions ?
La pilule est dure à avaler, mais je ne proteste pas.
— Bien. Parce que maintenant, tout ce que je veux savoir, c'est ce qu'on va faire de ce foutu barrage et de nos réserves de bois, toujours de l'autre côté.
Mon père a peut-être tourné le dos, mais les regards des autres, en revanche, ne me quittent pas d'un centimètre. Je déglutis douloureusement et passe ma paume sous mes narines.
Ça va être un calvaire.
Carsen est officiellement dans la confidence mais combien de temps est ce que ça va encore durer ? 🤔
Qu'en pensez vous ? 😏🥰
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