Chapitre XXXVI
CE FUT LE BRUIT plus que l'onde de choc qui nous projeta tous à genoux.
J'eus l'impression que l'île elle-même s'effondrait et, recroquevillée sur le sol tremblant, je priais pour ne pas être avalée dans l'abysse qui allait probablement s'ouvrir sous nos pieds.
Des hurlements s'élevèrent en provenance du manoir. Une voix stridente s'écria « Bombe ! » avant d'être étouffée par un lourd grondement.
Bombe.
– William ! appelai-je, la voix brisée.
Personne ne me répondit, et encore moins l'artificier.
Une deuxième explosion, aussi puissante que la première, résonna. J'osai lever la tête pour observer ce qui se passait. Mauvaise idée.
Les fenêtres du manoir cédèrent sous l'onde de choc et des bris de glace furent projetés vers nous tels un millier de lames acérées et mortelles. Mon sang se glaça dans mes veines et mes yeux s'écarquillèrent.
Un puissant coup de vent se leva et détourna les éclats qui allèrent se ficher plus loin dans le jardin. Ils tintèrent alors qu'ils trouvèrent chacun une cible dans laquelle se planter.
La bourrasque fit voler les gravillons et la poussière qui nous entouraient. A travers cet écran de fumée, je distinguai Rose. La sorcière était à genoux, comme moi, mais elle brandissait son bras et son expression déterminée disait tout.
Elle nous avait sauvé la vie.
Malheureusement, en nous épargnant le terrible sort de finir déchiquetés par le verre, elle avait également protégé Nova.
La jeune femme se redressa avec difficulté, le visage tordu en une grimace de douleur. Elle avait été projetée au bas des marches après la première explosion.
– Nova... l'appelai-je.
J'ignorais ce que j'avais l'intention de lui dire. Avais-je voulu la dissuader de me tuer ? Lui faire comprendre qu'elle pouvait encore faire le bon choix ?
Nova ne me laissa aucune chance de lui parler. Il semblait que personne ne s'intéressait à ce que j'avais à dire et que ça n'avait jamais aucune conséquence.
Ils voulaient toujours se battre. Ils voulaient de la violence, du sang, de la mort.
Nova ne faisait pas exception.
Elle bondit en avant, rien de plus qu'une ombre mortelle bien décidée à prendre ma vie.
J'allais réagir. J'allais invoquer ma propre magie, probablement produire un énième bouclier et attaquer à mon tour. Fatalité reposait toujours dans son fourreau et je n'avais pas perdu le pistolet de William. Je n'étais pas sans défense et j'avais bien l'intention de me battre pour ma vie.
Rose fut plus vive.
Un véritable mur de flammes jaillit de nulle part et interrompit net Nova dans sa course. Elle poussa un hurlement de pure douleur.
Je me précipitai à mes pieds pour reculer le plus loin possible de la chaleur qui me brûlait les cils. L'air se fit sec et irrespirable. Une violente quinte de toux me prit et me força à me plier en deux pour reprendre mon souffle.
Rose avait le visage recouvert de poussière et les genoux tâchés d'herbe. Je voyais sa magie se déployer dans les airs et alimenter le feu magique, le forcer à grandir et à brûler.
Le mur se déplaça brusquement. Je me rendis compte qu'il suivait les mouvements de l'ombre qui s'agitait derrière ses flammes hautes et impitoyables.
– J'aurais dû faire ça il y a bien longtemps..., murmura Rose.
D'un mouvement complexe de la main, elle intima au mur d'avancer. Nova s'acharnait toujours de l'autre côté et je sentais l'Autre Monde s'agiter en moi en réponse à ses actes. Il voulait de l'action. Il voulait me voir manipuler ce mur de flammes. Il voulait que j'embrase Nova et débarrasse ce monde de sa présence hérétique.
Mais je n'intervins pas. Rose avait l'air de savoir ce qu'elle faisait et je n'avais pas la force de m'interposer entre elle et Nova.
C'était sans compter les Animés.
Comme nous tous, ils avaient été perturbés par l'explosion mais, tant que leur créatrice était en vie, ils accompliraient leur mission.
Et ils se souvenaient très bien de leurs ordres.
C'est un violent juron qui me força à me retourner, juste à temps pour voir Faye esquiver un violent coup qui l'aurait cueillie à la tempe. La chasseuse tentait de leur échapper, en vain. Son couteau reposait au sol, inutile contre les hommes d'argile. Elle ne devait la vie sauve qu'à ses réflexes et à son entraînement.
Je compris que chacun avait un combat à mener. Celui de Rose n'était pas d'éliminer Nova.
– Rose !
La sorcière tourna la tête et le mur de flammes tressaillit en réponse à son mouvement.
– Ta sœur a besoin d'aide, la pressai-je.
Ses lèvres se pincèrent et ses yeux bleus me parurent noirs dans la nuit qui venait de tomber. Le feu dansait au creux de ses iris et, pendant un instant, je m'imaginai à sa place.
Qu'est-ce que cela me ferait d'être en parfaite maîtrise de toutes mes capacités ?
– Je n'ai plus de sœur, répondit-elle simplement.
– Faye a besoin d'aide ! La femme qui a tout risqué pour te retrouver a besoin de toi.
– Tu as aussi besoin de moi.
J'inspirai abruptement.
– Oui, avouai-je. Oui, j'ai besoin de toi. Mais pas pour ça. Pas maintenant.
Je levai la main et laissai ma magie se manifester en une petite étincelle. Elle dansa entre mes doigts et s'étendit jusqu'à recouvrir ma main en un gant électrique.
– Je peux mener mes combats seule, affirmai-je en laissant mourir l'étincelle.
– Bordel ! jura Faye.
Cela eut pour effet de faire sortir Rose de sa transe. Le feu mourut soudainement, ne laissant sur le sol carbonisé que quelques cendres rougeoyantes qui délimitaient sa progression. Le contraste avec la poussière blanche était captivant.
Nova se tenait toujours là, protégée par un bouclier irisé. Elle n'avait pas été épargnée par le feu : une vilaine traînée de cloques s'étendait sur sa joue et une partie de ses cheveux avait été carbonisée par la magie de Rose.
Elle haletait mais ne repassa pas immédiatement à l'attaque. Elle observait la situation avec la frénésie d'un prédateur dérouté par sa proie.
– Sois prudente, m'intima Rose.
Elle me pressa la main en passant et je sentis une autre étincelle courir sur ma peau.
– Toujours.
De longues secondes s'écoulèrent une fois Rose partie sans que rien ne se passe. Dans mon dos, les sons d'une autre bataille me parvenaient. Les jurons de Faye étaient agressifs et non plus apeurés ; la magie qu'employait Rose pour tenter de détruire les Animés faisait vibrer l'Autre Monde.
Mais ce n'était pas ma bataille. Nova l'était.
Elle et moi. Deux filles aux mêmes yeux, aux mêmes malheurs, aux mêmes pouvoirs.
Pourquoi n'étions-nous pas semblables ?
– Tu n'as pas à te battre.
– C'est pour cela que j'ai été créée.
C'était la première fois que je l'entendais parler. Sa voix était éraillée et incertaine, pourtant ses mots traduisaient une volonté de fer qui me fit frissonner d'effroi.
– Beatrice t'a menti, lui affirmai-je avec le plus de douceur possible. Tu n'as pas été créée pour répondre à ses exigences. Tu avais une vie, avant. Tu étais quelqu'un et ça, même Beatrice ne peut pas te l'enlever.
– Je n'ai plus rien, maintenant. Je ne suis personne.
Je me mordis la lèvre. J'avais l'impression de marcher sur un lac gelé. Au moindre faux pas, ma botte transpercerait la fine couche de glace et je finirais noyée.
– Mais tu peux devenir quelqu'un ! Faire tes propres choix et vivre la vie que tu veux.
Elle pencha la tête. Elle m'écoutait et cela m'encouragea à poursuivre.
– Le monde est grand. Il y a des dizaines, voire des centaines d'îles au-delà de celle-ci. Ne veux-tu pas le découvrir ?
Son bouclier s'évapora et elle baissa les yeux pour examiner ses mains, comme si elle les voyait pour la première fois.
– Et cette chose en moi ? Partira-t-elle un jour ?
J'ignorais tout de la magie de Nova, à l'exception qu'elle avait la même provenance que la mienne. Elle venait de l'Autre Monde. Avait-elle conclu un pacte, comme moi ? Ou Beatrice avait-elle trompé l'Autre Monde pour lui voler son pouvoir ?
– Je ne peux rien te promettre, reconnus-je avec défaite.
Son menton se redressa. Elle avait l'air horrifié.
– Mais ça ira mieux le jour où Beatrice sera morte. Ça, je peux t'en faire la promesse.
Ces derniers instants, j'avais appris qu'une promesse ne valait pas grand-chose. Alors pourquoi étions-nous si disposés à les brandir tel un dernier espoir ?
– Si on tue Beatrice, ça ira peut-être mieux. En revanche, si je te tue, Beatrice a promis de me débarrasser de cette chose en moi.
Je levai les mains devant moi en un signe de paix et, surtout, pour me protéger.
– Elle te tuera, Nova ! Elle ne te laissera pas vivre en paix. Jamais.
Elle m'observait, désormais. Tout l'effroi qui avait envahi son expression quelques secondes auparavant avait disparu au profit d'une froide détermination.
– La mort vaut mieux que de vivre comme nous vivons, Ruby.
Le semblant de paix que j'avais instauré se fractura à cet instant.
Un éclat de lumière vive se matérialisa dans la main de Nova. Je reconnaissais ce tour de magie. Je l'avais moi-même expérimenté.
Une barque prête à me mener jusqu'à la liberté, et une sorcière qui se tenait au beau milieu du chemin. Un miroir brisé qui se plantait dans sa poitrine et tout ce sang...
En réponse, je dégainai Fatalité. La lame de Nova était argentée et presque translucide, tâchée par le sang qui maculait les doigts de la jeune femme. La mienne vibrait dans l'expectative d'un combat. Le manche me brûlait sans me faire mal et je me sentais plus forte. Invincible.
Temperance avait dit que la dague répondait à une loi cosmique qui nous dépassait. En cette Nuit Noire, où l'Autre Monde était plus proche de nous que jamais, je me sentais investie d'un pouvoir qui dépassait tous ceux que j'avais déjà eu l'occasion de manipuler.
Alors j'espère qu'elle sera fatale le moment venu.
Fatalité avait décidé que Nova devait mourir, et je le sentais au plus profond de moi.
A moi de porter le coup qui scellerait son destin.
De tous les combats que j'avais pu mener, celui-ci était le seul où je trouvai en moi la force de ne pas me cacher derrière mes boucliers.
Nova et moi nous étions engagées dans une danse mortelle qui nous enfermait dans notre propre petite bulle. Les lames se croisaient et ricochaient, la magie jaillissait et se déployait. Le temps tentait de se ralentir pour mieux nous observer mais je lui ordonnai de continuer sa course.
Ce n'était pas un moment qui méritait d'être figé dans le temps. Je voulais vivre et seule la mort se cachait tout près lorsque le temps ralentissait.
L'éclat de Nova trancha lestement une ligne écarlate dans la peau tendre de ma joue et la douleur explosa. L'Autre Monde en moi hurla d'incompréhension ; comment pouvait-il être blessé par un artefact créé à partir de sa propre essence ?
Étourdie, je titubai en arrière, perdant momentanément le contrôle que j'avais sur ma magie. Elle crépita et Nova dut lever les bras pour se protéger de l'arc électrique qui m'échappa. Ce dernier vint s'écraser contre son bouclier. Ma douleur avait décuplé la puissance de ma magie et, à chaque goutte du sang chaud et poisseux qui s'écoulait le long de ma joue, je sentais l'Autre Monde se révolter et devenir plus impitoyable.
Jusqu'à présent, ma magie avait été un outil.
Désormais, c'était une arme.
J'essuyai instinctivement le sang qui s'accumulait sur l'arête de ma mâchoire avant de repasser à l'attaque.
Fatalité avait percé à plusieurs reprises la garde de Nova, manquant à chaque fois sa poitrine ou sa gorge d'un cheveu. La dague s'impatientait de plus en plus et, pour tenter de l'apaiser, j'accélérai le mouvement, forçant mes pieds à danser à ce nouveau rythme effréné.
Nova suivait mes pas avec une certaine rigueur qui m'enchantait. Sa bouche était crispée et des gouttes perlaient sur son front. L'odeur âcre de la sueur et du sang mêlés planait dans l'air.
Je fus vaguement consciente que, à un moment donné, un cri de victoire résonna dans notre dos lorsque Faye ou Rose parvint à éliminer un des Animés. Je ne fus pas capable d'y accorder plus d'attention car Nova levait son autre main.
La magie s'accumula au creux de sa paume.
Et mon bouclier la heurta en plein visage.
Elle fut projetée en arrière, probablement sonnée par le coup, et sa défense fut baissée pour un moment.
Un moment me suffisait.
Fatalité chanta sa joie lorsque je parvins à la planter entre les côtes de Nova.
Cette fois, j'autorisai le temps à se suspendre, juste pour pouvoir admirer le spectacle qui s'offrait à moi.
Nova eut l'air surpris de voir la poignée de Fatalité dépasser de son propre flanc. Sa bouche s'arrondit et ses yeux s'écarquillèrent de stupeur.
L'expression relativement innocente se brisa lorsque le temps se remit à évoluer et que la douleur s'abattit sur elle tel un couperet imparable.
Le sang s'écoula de la plaie à travers la déchirure que Fatalité avait créée. Son cri de souffrance se perdit dans le rugissement de l'Autre Monde. Il se délectait de la blessure de Nova et me poussait à frapper à nouveau et plus fort.
A la place, je battis en retraite, m'éloignant le plus possible de la jeune femme qui haletait comme un animal blessé. Elle saisit le manche de Fatalité pour l'extraire de sa plaie et jeta la lame au sol.
Désormais hors de ma main, la dague semblait parfaitement ordinaire. J'avais le pressentiment qu'elle avait accompli sa mission.
Nova saignait abondamment et, le souffle lourd, se redressa du mieux qu'elle le put. Son arme avait disparu, ne laissant derrière elle que de multiples entailles qui abîmaient ses mains.
Elles laisseront des cicatrices, songeai-je distraitement.
– Je ne veux pas mourir, pantela Nova.
– Tu aurais dû m'écouter et abandonner. Regarde où cela t'a menée !
Ses yeux noirs semblaient être fracturés. Quelque chose s'était brisé en elle et elle se laissa aller, glissant à terre, emportée par son poids et par la réalité qui venait de nous rattraper.
– Tu aurais pu avoir tellement plus... Nous aurions pu trouver une solution à... à notre situation. Nous débarrasser de Beatrice et vivre une vie normale.
Un rire sans émotion lui échappa, suivi d'un gémissement rauque.
– Que cherches-tu, Ruby ? Une amie ? Une sœur ?
Je secouai la tête.
– Je cherche quelqu'un comme moi. Quelqu'un qui peut me comprendre.
Nova déglutit.
– Je ne suis pas comme toi. Je ne suis pas libre, ni indépendante et, avant tout, je ne supporte pas ce que Beatrice m'a fait. C'est pour cela que je suis toujours là. Parce que la mort, même à long terme, me sera plus bénéfique qu'une fuite.
Ses yeux transpercèrent les miens.
– Et c'est pourquoi je ne pourrai jamais te comprendre. Pourquoi acceptes-tu d'avoir en toi quelque chose d'aussi inhumain ?
Elle marqua une pause, puis asséna :
– Peut-être es-tu trop faible pour accomplir ce pour quoi l'on t'a créée. Mais je ne le suis pas.
Je ne fis rien pour échapper à l'ultime attaque de Nova.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top