Chapitre XXXV
MON NOM BRISA LE SILENCE RELIGIEUX qui s'était abattu sur le jardin.
Comme dans un rêve, je pivotai sur mes talons.
Une silhouette se tenait au sommet des escaliers menant à la rotonde. Un halo de lumière l'entourait, illuminant ses cheveux d'ébène et sa peau d'albâtre.
Elle était une apparition tirée de mes rêves les plus fous et, à ce moment, je me rendis compte que je m'étais menti à moi-même. Je n'étais pas revenue uniquement pour la mort de Beatrice.
Une part de moi dont j'ignorais l'envergure désirait la sorcière qui me surplombait comme je désirais la liberté. C'était un concept que je n'avais découvert que récemment et dont je ne pouvais pas me passer.
Il semblait que Rose était ma liberté.
Je sentis mes lèvres s'entrouvrir et ma langue s'apprêter à former des mots. J'ignorais lesquels, mais cela n'eut pas d'importance.
Rose m'en empêcha.
– Que fais-tu là ? souffla-t-elle.
Elle exsudait l'incrédulité. Qui de nous deux était la plus surprise ?
– Je suis revenue, murmurai-je.
– Mais pourquoi ? Pourquoi ?
L'incrédulité avait disparu au profit de la détresse. Je vis ses mains se tendre vers moi, comme si elle me suppliait de ne pas être là. Je ne pus m'empêcher de faire un pas en arrière.
Voir Rose en chair et en os, pas sous la forme d'un souvenir déformé ou d'une vision cauchemardesque, m'avait fait oublié ce que l'on attendait de moi.
Je m'efforçai de chasser les émotions qui menaçaient de m'étouffer pour me concentrer sur ce qui comptait vraiment.
– Je ne peux pas vivre si elle continue à vivre, déclarai-je avec conviction.
C'était la pure vérité. L'Autre Monde en moi avait été très clair sur ses conditions. C'était soit Beatrice, soit moi.
Et j'avais déjà trop accompli pour reculer et abandonner maintenant.
– Je pensais que tu voulais t'en aller loin d'ici. Je t'ai aidée. J'ai tout risqué pour toi !
Sa voix augmenta brusquement de volume et me fit frémir. J'accusai ses mots avec difficulté.
– Et je risque tout pour vous libérer ! répondis-je aussitôt.
Cela eut le mérite de l'arrêter net dans sa lancée. Rose cligna des yeux et, à cause de la pénombre et de la lumière dans son dos, je ne pouvais que deviner son mouvement.
– Nous libérer ? Nous n'avons pas besoin d'être libérées.
Sa voix semblait... fausse. Creuse. On aurait dit qu'elle s'était entraînée à répéter ces mots pour convaincre autrui et, par extension, elle-même.
Mais à voir la façon dont elle baissa la tête, j'étais certaine que cela n'avait pas l'effet escompté.
– C'est un mensonge, Rose, et tu le sais aussi bien que moi. Vous avez besoin d'aide. Ce qui se passe ici, c'est mal.
– La magie n'est pas mauvaise, protesta Rose.
– Je ne parle pas de la magie, mais des expériences. Vous n'êtes pas au-dessus des lois de ce monde. Rien ne vous autorise à les briser comme bon vous semble.
Elle ne répondit rien alors je poursuivis.
– Ne me dis pas que tu approuves ce qui se passe dans le sous-sol. Ne me dis pas que tu trouves cela normal.
Elle secoua la tête et amorça un mouvement de descente. Mon coeur battit plus fort.
– Si tu savais ce dont je suis capable, Rose... C'est inhumain. Personne ne devrait avoir accès à ce genre de pouvoir.
– Alors il n'y a pas que Beatrice qui doit mourir. Toi aussi.
Il n'y avait aucune haine dans ses mots, juste une parfaite logique.
– Chaque chose en son temps, murmurai-je. Ne crois-tu pas que je préférerais être morte qu'être ici ?
Il aurait peut-être mieux valu que je meure plutôt que je ne survive. Cela m'aurait épargné de nombreux problèmes.
Rose avait descendu les escaliers et se tenait désormais face à moi. Seuls quelques mètres nous séparaient et je me retins de clore la distance entre nous.
Finalement, j'étais plutôt satisfaite d'être en vie.
– Personne de sain d'esprit ne reviendrait ici après avoir réussi à s'enfuir, fit-elle remarquer.
– Peut-être que je suis folle.
Elle fit un pas de plus en ma direction.
– Peut-être que je n'aurais pas dû revenir, poursuivis-je. Peut-être que j'aurais dû laisser le monde s'écrouler et ne pas lever le petit doigt pour l'en empêcher.
– Pourquoi cherches-tu à nous sauver ?
Son parfum me parvenait enfin. J'inspirai profondément. Elle sentait comme les roses qui ornementaient le jardin d'Elizabeth. Elle était vivante, réelle.
– Je n'en sais rien, avouai-je.
Nous n'étions pas sous le saule mais cela n'empêcha pas Rose de tendrement me saisir le visage. Qu'importe si Foster nous voyait. Seule Rose comptait.
– Pourquoi n'es-tu pas partie ?
A moi d'inverser les rôles.
– Parce que je ne veux pas redevenir faible, avoua-t-elle à son tour. Avant, je n'étais personne. Ici, je suis quelqu'un.
Elle marqua une pause.
– Je ne peux pas t'aider.
Sa voix se brisa. Pour la réconforter, je l'enlaçai délicatement. Un délicieux frisson me secoua et une douce chaleur se répandit dans ma poitrine. Les yeux de Rose, si bleus, transperçaient mon âme à travers mes lunettes.
– Je n'ai pas besoin de ton aide, lui assurai-je. Je ne suis pas seule.
Ses sourcils se froncèrent.
– Qui... ?
Elle ne termina pas sa question. Sa tête avait pivoté juste assez pour qu'elle aperçoive Foster. L'homme se tenait en retrait et nous observait intensément.
Plusieurs choses se produisirent alors en une succession d'événements trop lourds de conséquences pour que je puisse les apprécier à leur juste valeur.
Rose me lâcha et me repoussa brutalement, poussant un cri de surprise étranglé. Je titubai en arrière et retrouvai maladroitement l'équilibre. J'avais froid désormais.
Foster eut un petit sourire en coin, et je connaissais cette expression. C'était celle du loup qui était parvenu à s'introduire dans la bergerie.
– Ruby ! Cet homme... commença Rose.
Elle n'eut jamais l'occasion d'achever sa phrase pour la deuxième fois en seulement quelques secondes, puisqu'un autre cri déchirant brisa la nuit. On aurait dit un animal grièvement blessé.
Nous pivotâmes toutes les deux pour découvrir Faye, Foster oublié.
La chasseuse avait jailli d'entre deux rosiers, un de ses couteaux dégainé. Elle était livide et une douleur pure se lisait sur ses traits tendus.
– Rose... gémit-elle.
La main de Rose jaillit pour écraser la mienne entre ses doigts. La sorcière à mes côtés haletait et ses joues, d'ordinaire d'un rose sain, étaient violemment empourprées.
Les pièces du puzzle s'assemblèrent brusquement.
Faye était à la recherche de sa sœur qui avait disparu à cause des sorcières. Rose était une sorcière qui avait rejoint ce coven pour fuir son ancienne vie.
J'étais idiote de ne pas avoir remarqué la ressemblance. Mêmes yeux bleus, mêmes cheveux sombres, mêmes traits délicats...
Par automatisme, j'attirai Rose à moi. Je n'aimais pas la façon dont elle tremblait. Si Faye avait l'air d'avoir vu un fantôme, Rose semblait avoir croisé un démon.
N'était-ce pas le cas ?
Et pendant tout ce temps, Foster continuait de sourire comme s'il avait tout gagné.
Je n'y comprenais plus rien.
– Foster, appelai-je. Que se passe-t-il ?
Aucune réponse, rien que ce rictus. Un mauvais pressentiment s'abattit sur moi comme une chape glacée.
– Foster !
– Il ne sert à rien de t'acharner, ma chérie. Il ne te doit rien.
Ma chérie.
Ma magie s'éveilla et s'enflamma dans mes veines et je vis presque rouge. Presque.
J'eus à peine conscience de l'éloignement soudain de Rose. La jeune sorcière agitait ses mains comme si je l'avais brûlée, ce qui était probablement le cas. Je me sentis coupable, mais le sentiment fut fugace face au spectacle qui s'offrait à moi.
Beatrice se tenait comme une reine au sommet des marches.
La sorcière avait ramené ses mains contre sa poitrine, un peu à la manière d'une mère qui observait avec affection ses enfants se chamailler. Elle portait une longue robe noire, la même que celle qu'elle avait arborée à la première réception. Les fils d'argent scintillaient comme un millier d'étoiles.
Mais ce n'était pas sa tenue qui attirait le plus le regard. Elle était gorgée de pouvoir.
La magie se dégageait d'elle par véritables vagues. Elle ondulait et frémissait autour de ses pieds à la manière d'un chien fidèle qui ne quittait pas son maître.
Et, derrière elle, se trouvait le catalyseur.
Je m'attendais à voir une fille dénuée de toute volonté, un simple instrument que Beatrice traînait comme une amulette.
Je n'aurais pas pu plus me tromper.
Cette fille était une guerrière. Elle portait une étrange veste de cuir qui enfermait complètement son cou et ses poignets et de hautes bottes matelassées couvraient ses jambes jusqu'à ses cuisses. Ses cheveux pâles étaient coupés court et effleuraient à peine ses épaules. Elle n'avait pas d'arme, du moins aucune n'était visible. Mais ses yeux...
Deux abysses me fixaient et je lisais en eux comme je parvenais à déchiffrer les miens. J'étais venue pour tuer Beatrice.
Cette fille était venue pour me tuer.
Beatrice eut un sourire satisfait.
– Que penses-tu de Nova, Ruby ? Elle n'est pas aussi parfaite que toi, mais elle se débrouille bien.
La lueur de colère qui traversa brièvement les yeux de la fille, Nova, ne m'échappa pas. Restait juste à savoir envers qui elle était adressée.
– Je suis surprise que vous ne l'ayez pas encore tuée, dis-je.
J'avais des difficultés à parler et à contrôler ma magie. L'Autre Monde s'était éveillé à l'apparition de Beatrice et ne voulait qu'une chose : que j'attaque la sorcière immédiatement. Il grognait et aboyait comme un chien enchaîné dans le fond de mon esprit, grattant les barreaux de la cage que je tentais de maintenir autour de lui.
– Je n'ai jamais eu l'intention de tuer qui que ce soit, Ruby, susurra Beatrice en arborant un air de stupeur factice. Vois-tu, j'agis pour le plus grand bien, et cela sous-entend que certains sacrifices doivent être faits.
– Pour le plus grand bien ? m'étranglai-je. Vous n'agissez que pour vous-même !
– Et n'est-ce pas un noble dessein ?
Des insultes et des menaces pesaient lourdement sur ma langue mais je ravalai mes mots. Aucunes n'atteindraient Beatrice et toutes auraient pour effet de m'épuiser en vain.
– Le meurtre de masse et les enlèvements n'ont rien de noble, répondis-je.
J'eus l'impression d'avoir mis le feu aux poudres. Beatrice se fendit d'un large sourire qui n'exprimait rien d'autre qu'une joie pure. Un frisson d'horreur me secoua et la magie en moi réagit en se braquant comme un animal apeuré.
– Les enlèvements ? répéta Beatrice en écartant les bras. Je n'ai jamais enlevé personne.
Son regard se planta quelque part derrière moi et je ne voulais pas me retourner parce que je savais qui se trouvait à cet endroit.
– Foster, en revanche...
La vérité était tombée, tout comme l'éclair qui s'échappa de ma main sans que je puisse le contrôler.
L'homme qui distribuait de belles promesses à gauche et à droite était responsable de tout. C'était à cause de lui que je m'étais retrouvée ici, six ans plus tôt. C'était à cause de lui que j'avais dû passer un pacte avec l'Autre Monde.
C'était à cause de lui.
Une partie de moi n'était pas surprise, mais cette partie rationnelle était rapidement noyée dans une colère pure, blanche et brûlante à la fois.
– J'aimerais dire que je suis déçue, murmurai-je.
Foster inclina la tête et ses yeux furent dissimulés par l'ombre de son chapeau.
– Mais je n'attendais rien de toi. J'aurais dû savoir que tu n'étais que déception.
– J'ai pourtant tenu ma promesse. Tu voulais une chance d'approcher Beatrice et de te venger ? La voilà. Est-ce ma faute si tu n'es pas capable de passer à l'acte ?
– Ce qui est de ta faute, c'est la mort de dizaines de jeunes filles ! Combien en as-tu enlevées ? Et depuis quand ?
Aucune réponse et la frustration me donna envie de bondir. Le regard calme et maîtrisé de Beatrice m'en empêcha.
– Et Faye ? Et William ? Tu as pensé à eux ?
– Faye a retrouvé sa sœur, non ? Quant à William, il n'aura pas besoin d'argent là où il va.
– Pas besoin...
Un raclement de gorge m'interrompit. Beatrice faisait signe à Foster de la rejoindre.
– Nous avons trop perdu de temps, déclara Beatrice. Allons-y.
La situation me filait entre les doigts et je ne pouvais rien y faire. Foster s'échappait avec Beatrice et quelque chose – la peur ? la raison ? – m'empêchait d'agir pour les en empêcher.
– Un petit conseil : ne fermez pas trop l'oeil la nuit, me contentai-je de lancer.
Beatrice saisit le bras de Foster et l'attira à elle. L'homme se laissa faire, parfaitement détendu en présence de la sorcière. Je me souvenais de sa tentative de baiser et la nausée m'envahit.
– Ne t'inquiète pas pour notre conscience, ma chérie, répondit Beatrice.
– Oh, je ne parlais pas de votre culpabilité.
Je plantai mes yeux dans ceux de Foster. Je souhaitais la mort de Beatrice plus que tout au monde mais, en ce moment même, toute ma haine était dirigée envers Foster et c'était lui que j'avais envie de tuer.
– Soyez prudents, parce que je vous retrouverai. N'essayez pas de vous cacher car je vous débusquerai.
Foster ne dit rien.
– Quelle jolie menace, ronronna Beatrice. Dommage que tu ne quitteras pas cette île vivante.
Nova s'avança sur le devant de la scène, jaillissant de l'ombre de la sorcière comme répondant à un ordre silencieux.
– Ce fut un plaisir de faire ta connaissance, Ruby, lança Beatrice en traînant Foster à l'intérieur du manoir. Nous aurions pu accomplir tant de belles choses...
Nova descendit les marches et les flammes qui naquirent au creux de sa paume ne m'échappèrent pas. Du coin de l'oeil, j'aperçus trois silhouettes blanches jaillir du jardin et fondre sur nous à une vitesse inhumaine.
Mon cri d'alerte fut perdu dans l'explosion qui secoua l'île.
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