Chapitre XXXIV

LA SORCIÈRE OUVRAIT LA MARCHE, les talons de ses bottes martelant le sol à un rythme presque militaire. Je la suivais de près, tout comme Foster, et nos bras s'effleuraient à chaque pas.

Nous remontions l'allée de pierre qui serpentait entre de hauts rosiers. Les fleurs étaient grosses comme un poing et dégageait un parfum capiteux qui nous accompagna dans notre progression, tout comme les regards curieux et insistant des invités.

Je me sentais affreusement nerveuse. Mes genoux étaient prêts à se dérober sous mon poids et mon esprit m'intimait de faire demi-tour et de m'enfuir, même si pour cela j'avais à nager jusqu'au Géant des Mers.

Je m'assurai rapidement que Faye et William étaient toujours là. La chasseuse me rassura d'un simple signe de la tête. William ne me remarqua même pas. Il gardait un œil sur les invités que nous dépassions.

L'allée se transforma en une succession de marches que nous gravîmes aisément. Ni Faye, ni la sorcière, ni moi-même n'étions encombrées de ces lourdes robes que les femmes semblaient apprécier.

Deux Animés montaient la garde aux portes. Une peur instinctive naquit en moi à la vue de ces créatures sans visage, de ces monstres humanoïdes faits de magie et d'argile. Ils se tenaient le dos droit et les bras le long du corps. Leur immobilité n'était qu'une illusion. Ils étaient prêts à bondir au moindre ordre de leur maîtresse.

Entre eux, baignée par la lumière du hall, Magda souriait comme une démente. J'étais persuadée qu'elle nous attendait.

Elle n'avait pas changé depuis notre première rencontre. Elle portait un costume noir dans une tentative d'imiter le style vestimentaire très masculin des sorcières, ce qui faisait ressortir son apparence frêle. Sa chemise retombait sur sa poitrine creuse avec un pli disgracieux. Elle compensait cette fragilité apparente avec un sourire carnassier.

Cette fois, elle ne fumait pas. C'était étrange de la voir sans sa cigarette. Le moment ne me parut que plus réel sans toute la fumée qui avait manqué de m'asphyxier la dernière fois.

– Tiens, tiens, roucoula-t-elle en avançant d'un pas vers moi. Qu'avons-nous là ?

– Une amie de Foster, répondit la sorcière à ma place d'un ton purement désintéressé.

Magda ignora William et Faye, ne jeta qu'un bref coup d'œil à Foster – ce qui m'étonna grandement –, avant de se retourner vers moi. Elle arborait l'expression d'un prédateur qui s'apprêtait à sauter sur sa proie.

Sauf que ce n'était qu'une impression. Ici, elle n'était ni l'un, ni l'autre. Elle n'était qu'une humaine qui s'amusait dans la cour des grandes et qui se prélassait dans la protection que lui apportait la plus puissante d'entre nous.

Je n'étais venue que pour Beatrice et Magda était sur mon chemin. Il était hors de question qu'elle y reste.

– Bonsoir, Magda. J'aimerais vous dire que vous êtes ravissante, mais je n'aimerais pas offenser le Créateur en cette belle nuit par un si odieux mensonge.

Je sentis Foster se tendre à mes côtés et tout son corps me hurler « mauvaise idée ! ». La sorcière qui nous accompagnait haussa un sourcil et s'apprêtait à dire quelque chose, mais Magda fut plus rapide.

– Merci pour vos services, Leslie. Et si vous retourniez accueillir nos chers invités, voulez-vous ?

La sorcière s'inclina et s'en alla après un dernier coup d'œil perçant.

La raideur qui avait caractérisé son mouvement ne m'échappa pas, tout comme sa passivité face à mon injure. Elle n'obéissait pas à Magda, elle la tolérait.

Intéressant.

Je me souvenais de Sofia, de la révolte qu'elle avait mentionnée, des sorcières qui n'approuvaient pas les agissements de Beatrice.

J'en avais la preuve sous les yeux.

Magda ne perdit pas son expression enjouée, au contraire.

– La favorite prodige revient à la maison, fit-elle. Je trouve cela remarquable. Incroyable, même.

– Ce n'est pas ma maison, répondis-je froidement.

– Ah bon ? Où est-elle, alors ?

Elle fit mine de se frapper le front, comme si elle avait oublié quelque chose d'important. Je me préparai à encaisser le coup qu'elle n'allait pas tarder à me porter.

– Ah oui, j'oubliais. Tu n'as plus de maison.

La douleur était fantôme. Je savais que sa remarque aurait dû me faire du mal mais je ne sentais rien. Pour cela, il aurait fallu que je me souvienne d'une quelconque maison. Je concevais bien que j'avais dû en avoir une, à un moment, avant d'atterrir ici, mais mon esprit n'en avait gardé aucune trace.

Pour faire plaisir à Magda, je lâchai platement :

– Aïe.

La frustration déforma le sourire de Magda en un rictus mauvais. Elle voulait me blesser avec ses mots car elle n'avait pas d'autre moyen de m'atteindre. Elle n'était pas assez imprudente pour se laisser aller de cette façon.

– Beatrice a été trop bonne de s'occuper de toi, de te chérir et de s'assurer que tu survives ! cracha-t-elle.

– Je n'appellerais pas cela de la bonté, grondai-je, mais plutôt de la cruauté. Dites-moi, Magda, s'occupe-t-elle de vous aussi bien qu'elle s'est occupée de moi ?

Personne d'autre que notre petit groupe n'avait entendu notre échange, et personne d'autre ne remarqua la façon dont le poing de Magda se serra à mes mots. Je parie qu'elle imagine saisir mon cou, songeai-je avec détachement. Elle doit rêver de me tuer.

Mais elle ne le fera pas car, ici, c'était Beatrice qui décidait.

La femme ravala ses émotions tourbillonnantes avec une aisance qui aurait impressionné même Temperance. Ce même sourire faux se peignit à nouveau sur ses lèvres et je m'accordai cette victoire.

C'était inutile pour notre mission mais cela ne m'empêcha pas de me sentir mieux.

– Je vois, répondit-elle avec un enthousiasme qui m'inquiéta plus qu'une possible crise de rage.

Elle se tourna vers Foster et tendit la main, attendant quelque chose.

– Votre invitation, ordonna-t-elle. Nous n'acceptons pas n'importe qui, vous savez.

Foster produisit à nouveau le sésame. Magda l'examina attentivement, comme si elle s'attendait à ce qu'il s'agisse d'un faux, avant de se rendre à l'évidence. Sa propre écriture qui complétait le message général lui fournissait l'unique preuve dont elle avait besoin.

– Je ne vois aucune raison de vous retenir plus longtemps. Je vous souhaite la bienvenue au manoir Willow.

Elle ajouta ensuite, à mon intention :

– En espérant que vous passiez une agréable soirée.

Sur ce, elle se détourna, emportant avec elle les Animés qui lui emboîtèrent aussitôt le pas. Ils ne gardait pas l'entrée ; ils gardaient Magda. Une preuve de plus que Beatrice tenait à sa chère amie.

Ou n'était-ce aussi qu'une illusion ?

Désormais seuls, toute l'attention de mes compagnons se reporta sur moi. Foster avait les lèvres pincées en un signe de réprobation.

– Était-ce vraiment nécessaire d'ouvrir le feu sur cette femme ? me demanda-t-il.

– Ça ne l'était pas, répondis-je avec honnêteté. J'avais juste envie de le faire.

– Essaye de penser aux conséquences et...

– Les conséquences ? Il n'y en a qu'une si on échoue, et c'est la mort. Crois-moi, j'y ai déjà pensée.

Le hall d'entrée du manoir s'étendait de l'autre côté du seuil et nous restions prudemment à l'abri du porche, hors d'atteinte du monde magique qui nous attendait à l'intérieur. Beatrice se trouvait quelque part dans la foule qui se pressait entre la salle à manger et la succession de salons. Je pariais personnellement sur le quatrième, le fumoir où elle m'avait présenté ses autres favorites et où j'avais rencontré Magda pour la première fois.

– Ce n'est pas une raison pour tout risquer.

– Les sorcières aiment les divertissements, n'est-ce pas ? Au risque de t'apprendre quelque chose, elles n'aiment pas Magda. La voir se faire humilier est un divertissement.

– Et les monstres ?

– Ils n'obéissent qu'à leur créatrice. Ils n'auraient rien fait d'autre que protéger Magda.

Je voyais que ça ne lui plaisait pas mais je n'allais rien y changer. Combien de fois avait-il ignoré ce que je désirais pour prendre ce que lui voulait ?

– Et maintenant ?

La question provenait de William. L'artificier se tenait en retrait, le dos bien droit dans sa veste noire. Il s'était nettoyé le visage et ses cheveux retombaient délicatement sur son front. Il était ravissant et j'étais persuadée qu'avec un tel physique et un cerveau comme le sien, il n'aurait aucun mal à s'intégrer à la foule. Ces gens-là aimaient la magie ; ils aimaient, par extension, la science.

Ils aimeraient William.

– On se sépare, annonçai-je. William, reste dans le hall d'entrée et prépare-toi à faire évacuer les convives dès que ce sera nécessaire. Faye...

– J'ai entendu que les jardins étaient ravissants, m'interrompit-elle. J'ai hâte de les découvrir. Je ne doute pas qu'un gentleman sera ravi de m'accompagner.

Je hochai la tête.

– Je reste avec toi, fit Foster en resserrant sa cravate. J'ai comme qui dirait l'impression que tu auras besoin de mon assistance.

Oh, comme cela ne me plaisait pas, mais je n'avais pas le choix. J'avais lu dans ses yeux, remarqué la flamme de conviction qui y brûlait. Il n'allait pas me laisser partir. Cet homme était mon propre démon et il me suivrait jusqu'en enfer.

J'espérais juste qu'on y brûlerait ensemble.

J'eus l'impression de marcher dans un rêve, ou plutôt dans un cauchemar, lorsque nous pénétrâmes dans le hall du manoir.

Tout était identique au souvenir que j'avais de l'autre réception, celle qui avait eu lieu le soir de l'équinoxe. Les convives évoluaient sur le plancher ciré et sous les regards immobiles des portraits accrochés aux murs. La mélodie d'un piano couvrait le bourdonnement sourd des conversation et des serveurs vêtus de blanc et de noir circulaient en proposant des flûtes de champagne à qui en voulait bien. En levant le nez, je retrouvai le lustre grandiose qui pendait lourdement du plafond décoré de moulures.

Je me sentis brièvement perdre pied. Je ne savais plus où j'étais. L'impression de déjà-vu était si prenante que je ne distinguais plus le présent du passé. Seule la main de Foster sur mon coude m'empêcha de me perdre dans le tourbillon fou de mes souvenirs.

– Reste concentrée, me souffla-t-il. Tu es là pour accomplir ta mission, pas pour flâner.

L'envie de le détromper dépassa mon malaise et je clignai des paupières pour le chasser définitivement.

– Je sais pourquoi nous sommes là. Je ne l'oublierai pas.

Foster me lâcha et je frémis. J'en venais à regretter sa chaleur.

Cet endroit me mettait dans un tel était que j'avais hâte de le quitter. Je ne croyais pas être prête à affronter les souvenirs que renfermaient ce manoir.

Raison de plus pour trouver Beatrice au plus vite.

J'entraînai Foster avec moi dans la foule. Je saisis une flûte de champagne en passant pour occuper mes mains et cacher les tremblements qui les agitaient.

Des dizaines de visages, tous différents mais semblables à la fois, identiques dans le peu d'intérêt qu'ils présentaient. Oh, ils s'intéressaient à nous, bien sûr. Après tout, qu'est-ce qu'une fille comme moi, vêtue de fringues comme les miens, faisait avec un homme comme Foster ? Je me demandais également s'ils voyaient plus loin que nos apparences. Connaissaient-ils l'héritage de Foster ? Devinaient-ils ce qui se cachait derrière mes lunettes ?

– Où aller ? murmura Foster.

Je pris une gorgée de champagne. Les bulles me chatouillèrent le palais et j'envisageai de terminer mon premier verre cul sec rien que pour embêter Foster.

– Les salons, répondis-je à la place. Je parie qu'elle se cache là-bas.

– Alors ne perdons pas de temps.

Je marquai un temps d'hésitation.

– Pas tout de suite, murmurai-je.

Je devais vérifier quelque chose avant de partir affronter Beatrice.

Foster fronça les sourcils et cela m'inquiéta. Le mouvement ne le faisait-il pas souffrir ?

– Ruby...

– Je sais ce que je fais, Foster, lui assurai-je.

Je terminai ma flûte et la déposai sur un autre plateau. Le serveur s'inclina légèrement et s'en alla.

Je partis dans la direction inverse, prenant bien soin d'ignorer le grand portrait de Beatrice qui, me semblait-il, me fixait.

La salle à manger avait été transformée en véritable salle de réception. La grande table croulait à nouveau sous des mets délicats et la fontaine de champagne avait été remplacée par une cascade de chocolat.

Je traversai la pièce d'un pas raide. Le panneau dissimulé qui menait à la cuisine était grand ouvert pour laisser libre passage aux serveurs et aux cuisiniers. J'ignorais ce que je cherchais ici, mais j'étais persuadée que j'allais l'y trouver.

Des sorcières se trouvaient là. Elles étaient collées à la table et s'empiffraient de friandises en gloussant comme des beaux diables. A mon passage, elles s'arrêtèrent net dans leurs enfantillages pour se répandre en murmures effrénés. L'une d'elles fit mine de partir ; l'autre la retint.

Au bout de la salle de réception se trouvait la rotonde. Au-delà de la rotonde se trouvait le jardin. , songeai-je avec une satisfaction qui ressemblait étrangement à du soulagement.

Le jardin m'appelait. Ce n'était pas un simple désir qui occupait mes pensées mais un besoin brûlant et inquisiteur. J'avais l'intuition que si je me refusais cette folie, je mourrais. Comme pour me renforcer dans ma réflexion, je sentis ma poitrine se compresser à l'idée de ne jamais revoir cet endroit.

Foster gardait mon rythme et ne me quittait pas, même lorsque je pénétrai dans la rotonde, même lorsque je poussai les portes menant au jardin. Il était une présence sombre dans mon dos qui me rassurait un iota : mieux valait lui qu'un inconnu. Ou qu'une sorcière.

La nuit était sur le point de tomber. Ce n'était plus qu'une question de minutes. Le soleil avait disparu à l'horizon mais sa lueur subsistait toujours, refusant de se laisser avaler par les ténèbres approchant. L'air était cependant glacial ; la douce brise avait cédé sa place à des bourrasques impitoyables.

Un monde se dressait entre l'avant du manoir et son jardin.

Nos bottes crissèrent sur les gravillons et je me sentis transporter un mois en arrière, si loin que j'en oubliai la présence de Foster et de sa nervosité grandissante. Je savais également que Faye était dans le jardin, quelque part, mais ça n'avait pas d'importance.

Je n'étais plus loin.

Je me tenais au même endroit après avoir échappé à Beatrice. La sorcière avait joué de moi et je m'étais enfuie pour ne pas avoir à supporter sa présence.

Dans le présent, je fermai les yeux. J'avais besoin d'un moment pour reprendre le contrôle de mes nerfs. Si je n'étais pas plus posée, j'allais finir par exploser.

Je pris une profonde inspiration. Un mois plus tôt, j'étais là. Mon coeur tambourinait alors de la même façon et je m'étais demandée s'il pouvait tenir le rythme.

Et une voix avait alors retenti derrière moi, douce et ferme en même temps. Désormais, je l'associais à la broche en rubis qui reposait sur mon coeur, à un baiser sous un saule et à la chance qu'elle m'avait offerte de vivre.

Cette voix m'avait mise en garde. Si j'étais toi, je n'irais pas plus loin. Je me répétais encore et encore ces mots, en boucle dans ma tête, attendant qu'ils prennent forme dans la réalité.

Sauf qu'ils restèrent à l'état de souvenir. A la place, un autre mot fut prononcé.

– Ruby.

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