Chapitre XXXII
APRÈS LA RÉUNION, je disparus dans la cabine que je proclamai être mienne. Je verrouillai soigneusement la porte derrière moi pour m'assurer de ne pas être dérangée avant de m'effondrer sur le vieux matelas qui décorait le sol nu. Une fatigue intense et irrésistible s'était abattue soudainement sur moi et me donnait l'impression que mes os pesaient trois tonnes.
La folie du plan de Foster me saisit pleinement au moment où je reposai ma tête contre l'oreiller. La pièce se mit à tournoyer autour de moi et je combattis une vague de nausée face à l'ampleur de la tâche qui nous attendait. J'aurais dû m'attendre au pire venant de la part de Foster et, pourtant, j'étais surprise.
Il n'y aurait pas d'infiltration, pas de masque ou de déguisement, et encore moins de ruse. J'allais littéralement me présenter dans la demeure de Beatrice en croisant les doigts pour qu'elle ne se débarrasse pas de moi au premier instant. Ce n'est plus de la folie, c'est du pur suicide, pensai-je avec désespoir.
Pour la énième fois, je m'interrogeai sur l'étrange pouvoir de persuasion de Foster. Comment parvenait-il à convaincre un groupe d'individus de tout risquer, sans aucune assurance de réussite, et de le suivre jusqu'au bout ?
La réponse était évidente et la reconnaître me faisait grincer des dents. Foster avait trouvé le bon filon et n'hésitait pas à en user et à en abuser. Il jouait sur les désirs les plus profonds de ses cibles, les flairait puis faisait miroiter une offre qu'elles ne pouvaient refuser.
N'avait-il pas utilisé la même technique avec moi ? Il m'avait promis la mort de Beatrice et j'avais succombé sans même réfléchir.
D'ailleurs, que faisait Foster en ce moment même ? Était-il retourné dans sa cabine, à l'abri de tout dérangement ? Avec quelques efforts, je parvenais presque à l'imaginer confortablement installé dans son fauteuil, faisant face à l'océan. Il tenait un verre à la main – car une personne qui possédait tant de bouteilles d'alcool devait bien en boire de temps à autre – et organisait soigneusement notre future victoire.
J'espérais seulement qu'elle n'allait pas se transformer en un échec cuisant.
Je me rendis compte que toutes mes menaces n'étaient que du vent si jamais je venais à être capturée ou tuée demain. Foster ne risquait pas grand-chose ; il avait raison en disant que les sorcières aimaient les divertissements et l'exotisme. J'étais persuadée que Beatrice n'éliminera jamais le dernier survivant de Legis.
Foster était une relique d'une terre perdue à jamais. Sa valeur était inestimable et lui assurait le droit de vivre.
Je n'étais rien de cela. Beatrice m'avait déjà remplacée, prouvant ainsi que je n'étais absolument pas unique.
A moi maintenant de lui prouver que j'avais bien plus de valeur que la pauvre malheureuse qui avait pris ma place.
Songer à cette fille soulevait de nombreuses questions. Était-elle identique à moi ? Existait-il, entre les griffes de Beatrice, une fille qui me ressemblait en tout point ? Ou étais-je différente ? Après tout, j'avais réussi à m'enfuir et à être libre, alors qu'elle était toujours prisonnière.
Une autre question fut soulevée. Comment l'Autre Monde avait-il pu céder à nouveau une partie de son essence à une autre expérience de Beatrice ? Avait-il conclu un pacte avec elle comme il l'avait fait avec moi ?
Et si Beatrice avait trouvé un moyen d'extraire le pouvoir de l'Autre Monde sans son consentement ?
La lassitude s'empara de moi à cette éventualité. Je n'étais même plus horrifiée. De toute façon, le pourquoi du comment ne changerait pas le fait que j'allais me retrouver en face de Beatrice et de sa création d'ici vingt-quatre heures.
Je n'avais pas dormi de la nuit et la fatigue se faisait peu à peu ressentir. Le matelas me semblait bien plus confortable qu'il ne l'était réellement et j'étais de plus en plus tentée par l'idée de me laisser aller.
J'eus la présence d'esprit de me débarrasser de mes bottes et d'aller récupérer dans la poche de mon manteau la petite fiole que Temperance m'avait donnée. Je n'avais pas de thé dans lequel diluer l'élixir et, pour être honnête, je n'avais pas l'envie d'aller m'en préparer un. Peut-être aurais-je dû me garder une bouteille de vin, pensai-je en contemplant la fiole. La sorcière avait été très claire : une dose importante de philtre de sommeil pouvait s'avérer mortel.
J'ouvris la fiole et en versai prudemment sur le bout du doigt. Une goutte fera l'affaire.
Le philtre était horriblement sucré et je grimaçai, tirant la langue par dégoût. On aurait dit que la saveur passée d'un fruit bien trop mûr venait d'exploser sur ma langue. Je compris brusquement l'attrait de le diluer avec du thé, surtout celui de Temperance qui avait la particularité d'être amer à souhait.
Je refermai soigneusement la bouteille. L'effet fut immédiat : mes oreilles se bouchèrent, comme lorsque je m'immergeais complètement dans le bain, et ma langue sembla gonfler dans ma bouche. Mes paupières papillonnèrent et je les laissai retomber dans l'espoir d'apaiser la brûlure qui était née derrière mon globe oculaire. J'en oubliai que le pistolet de William encore glissé dans ma ceinture et que j'allais me réveiller toute courbatue.
Étrangement, la présence de Fatalité ne me dérangeait pas. Un lien s'était créé entre la dague et moi et je me sentais plus en sécurité maintenant qu'elle était dissimulée dans son fourreau sous mon manteau.
La dernière chose dont j'eus conscience avant de sombrer dans un sommeil artificiel et sans rêve fut le rugissement du moteur et la mise en mer du Géant des Mers.
La lune était haute dans le ciel, un orbe laiteux brisant le ciel sombre, lorsque je retrouvai Faye et William sur le pont, revigorée par ces longues heures de sommeil et prête à affronter tout ce qui m'attendait.
Les vagues léchaient la coque du Géant des Mers à mesure que je progressais sur le bois battu par les éléments. Le bateau s'était immobilisé à un moment au milieu de l'océan immense. Au loin, j'aperçus une lueur dorée qui dansait dans la nuit. J'imaginais que l'île au saule abritait cette petite flamme et que Beatrice n'était pas si loin que ça. Sentait-elle ma présence ? Se doutait-elle que j'allais venir ?
J'avais quitté ma cabine avec une idée en tête. Le pistolet de William se balançait au bout de mes doigts, comme un poids mort dont j'avais finalement décidé de me débarrasser. Je lui préférais largement Fatalité et son pouvoir mystérieux.
Je découvris William et Faye assis autour d'une lampe à huile qui projetait sa lumière ambrée sur les mèches cuivrées de l'artificier. Ils avaient chacun enfilé un épais manteau pour se protéger du froid mordant. Ils levèrent la tête à mon approche, surpris de me voir.
– A t'entendre ronfler, j'aurais pensé que tu n'allais pas quitter ton lit avant l'aube, fit remarquer Faye.
Elle tenait des cartes en mains, parfaitement disposées en éventail. Je les avais interrompus au beau milieu d'un jeu.
– Je ne ronfle pas ! protestai-je.
Faye haussa une épaule et abattit une carte sur le tas qui se dressait entre elle et William.
– Si tu le dis. Ah ! Essaye de contrer ça.
William fit la moue et reconnut sa défaite. Faye éclata de rire en ramassant les cartes et en les mélangeant à nouveau.
– Joins-toi à nous, m'ordonna-t-elle en divisant le paquet en trois.
– Je ne sais pas jouer aux cartes, avouai-je. De plus, je suis juste passée pour te rendre ça, William.
C'est à ce moment qu'il remarqua le pistolet.
– Garde-le, me répondit-il. Je pense que tu en auras plus besoin que moi.
Faye laissa tomber sa tâche de maîtresse du jeu pour saisir le pistolet. Je la laissai faire. Elle n'avait aucune chance de me tirer dessus ; j'avais pris soin de retirer les balles avant de le rendre.
On n'était jamais assez prudent, surtout sur ce bateau et en cette compagnie.
La chasseuse émit un sifflement admiratif.
– C'est une petite merveille ! Elle est magnifique. Regarde-moi ce canon, cette détente...
Elle tendit le bras et positionna le pistolet d'un geste rendu fluide par l'habitude. Son index se posa délicatement sur ladite détente.
– Tu ne peux pas tirer sans ça, annonçai-je en sortant la boîte de munitions de ma poche.
Faye contempla un bref instant l'arme et les balles avant de me rendre la première.
– J'ai largement assez de jouets, raisonna-t-elle. Garde-le tien, et écoute William. Contrairement à moi, je pense qu'une arme en plus ne te fera pas de mal.
Je repris le pistolet et le glissai à nouveau dans ma ceinture. Peut-être qu'un jour je parviendrai à m'habituer à sa présence et je verrai la sagesse dans la recommandation de Faye.
– Tu ne l'as pas utilisé, déclara William.
Il était resté silencieux pendant la petite démonstration de Faye et je me rendis compte à quel point il était facile d'oublier sa présence. Il ne se démarquait pas au milieu de personnalités telles que Faye, Foster, ou moi-même. Nous baignions tous les trois dans un monde où la violence était reine et la vengeance était notre credo.
William avait beau fabriquer des armes, j'étais persuadée qu'il n'avait jamais fait couler le sang. Il était un scientifique, pas un combattant.
Pendant un instant si bref que seules quelques secondes s'écoulèrent, je me surpris à imaginer William rencontrer Lady Elizabeth. Je savais qu'elle ne s'intéressait qu'à la science alternative et non pas aux poudres explosives, mais j'avais plaisir à penser qu'un cerveau comme celui du jeune roux serait bien plus sécurité dans la demeure d'Elizabeth qu'à bord de ce bateau.
– Si elle l'avait utilisé, je ne l'aurais pas attaquée, intervint Faye.
– Maintenant que tu le dis..., raillai-je.
Je repris mon sérieux.
– C'était trop dangereux, poursuivis-je. J'aurais pu me blesser, ou tuer Faye. J'ai préféré rester prudente.
– C'est pour ça que tu as préféré essayer de me poignarder après avoir utilisé ta magie contre moi, dit-elle gaiement.
Je levai les yeux au ciel mais c'était avec bonne humeur.
– Oh, désolée ! Vois-tu, je réagis généralement de cette façon lorsqu'une chasseuse veut ma mort dans la cours d'un pub pas très fréquentable !
– Le Rossignol est un endroit très respectable, et Dave est un amour.
Elle avait l'air sincère alors je laissai tomber ce simulacre de dispute.
Dans la lumière artificielle et au beau milieu d'un jeu, Faye avait l'air plus jeune, plus libérée. C'était comme si le poids de sa vengeance avait brièvement cessé de peser sur ses épaules et l'avait laissé profiter d'un moment de paix. Je découvrais une jeune femme séduisante à sa façon, avec ses yeux aussi aiguisés que ses couteaux et sa langue cuisante.
Elle était dangereuse mais fascinante. Elle était la flamme et j'étais le papillon qui tentait désespérément de s'en approcher mais allait finir par brûler ses ailes.
J'étais entourée de femmes aussi belles que puissantes. Beatrice attirait comme un aimant des partisanes à travers tout l'Archipel et avait comme volonté d'écraser le monde sous sa botte. Faye était une chasseuse hors pair et j'étais persuadée que, tôt ou tard, elle aurait trouvé son chemin jusqu'à l'antre de Beatrice pour lui trancher la gorge et venger sa sœur.
Quant à Rose, elle était une fleur qui s'épanouissait au clair de lune et au bord de l'océan, une fleur aux pétales écarlates. Gare à celui qui tenterait de la cueillir sans prêter attention à ses épines...
Et moi je gravitais autour d'elles. Je n'étais pas prétentieuse au point où je m'imaginais être leur semblable. La dernière fois que je m'étais examinée dans un miroir, j'y avais découvert la même jeune femme que Rose m'avait montrée, le soir de la réception. J'étais toujours aussi grande et ma mâchoire n'avait pas perdu de son tranchant. Cependant, j'avais troqué la belle veste de Rose pour des vêtements d'homme, au grand dam d'Elizabeth qui avait tenté de me faire changer d'avis.
J'avais troqué mes yeux bruns et ordinaires pour deux orbes inhumains.
Je n'étais pas une séductrice et ce n'était pas mon apparence qui attirait Foster ; c'était ce qui se cachait derrière mes lunettes, pas ce qu'il y avait sous ma chemise. Une puissance brute qui rivalisait avec celle de Beatrice, une rage de vivre et une soif de vengeance qui éclipsaient celles de Faye. Une magie éclatante et mortelle au pouvoir inégalé.
Une magie qui n'était pas la mienne.
Le jour – très prochain – où l'Autre Monde reprendra son don, je redeviendrai peut-être celle que j'étais avant l'expérience de Beatrice, avant d'arriver sur son île. Une fille normale, qui n'avait rien de particulier, et qui aurait vécu et serait morte à Sezon sans être affectée par des forces supérieures qu'elle ne comprendrait jamais réellement.
Sauf que, à mesure que le temps s'écoulait et que l'heure de passer à l'acte approchait, j'avais de moins en moins envie de voir partir l'éclat de l'Autre Monde qui s'était logé en moi. Je perdrai tout ce qui me permettait de rivaliser avec ces femmes d'exception pour retourner dans un monde vide de magie, de miracle et de tragédie.
J'avais déjà tant sacrifié... J'avais conscience que l'Autre Monde se nourrissait de mon esprit à chaque fois que je faisais appel à la magie, d'où les nuits peuplées de cauchemars, le manque d'appétit et les envies de meurtre qui naissaient à chaque fois que je croisais Foster. Pourtant, cela m'apparaissait comme être un coût raisonnable.
Faye dut deviner la tournure de mes pensées car elle me rappela au présent.
– Allez, joue avec nous ! C'est la seule nuit que nous passerons ensemble. Tu as le droit de profiter !
Son ton était enjoué. Nous allions peut-être tous mourir ce soir, mais Faye était heureuse de jouer aux cartes pour le moment et je n'étais pas d'humeur à briser cet état de paix et de contentement provisoire.
Alors je m'assis en tailleur près de la lampe et saisis les cartes qu'elle me tendit. William me considéra et dit avec une pointe de regret :
– J'aurais dû en savoir plus.
Je redressai les cartes tandis que Faye ouvrait le jeu. Un huit de pique. William y répondit par un neuf de trèfle.
– Jouons, William, murmurai-je.
Ma carte se déposa au-dessus des deux autres. La reine de coeur me fixait depuis sa carte cornée.
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