Chapitre XXXI
NOUS NOUS RÉUNÎMES autour de la table dans la cale, là où le soleil de septembre ne brillait pas et où il faisait trop chaud et humide à mon goût. Les bouteilles vides avaient été débarrassées et William avait accompli l'exploit de sortir Cap de sa cabine. Le vieil homme tanguait presque sur sa chaise, encore en proie aux affres de l'alcool. Il avait l'air au plus mal avec ses joues mal rasées et ses yeux injectés de sang.
Des chaises supplémentaires avaient été rajoutées par Faye pour accommoder tout le monde. Foster présidait au bout de la table. Il était impeccablement vêtu, comme d'ordinaire, et j'aurais presque pu croire que rien ne s'était passé cette nuit si je n'avais pas remarqué les ombres sous ses yeux.
Je fus emplie d'un doux sentiment de joie que même ma conscience ne parvint pas à étouffer.
Faye était installée à mes côtés et, étrangement, sa présence me rassurait – aussi paradoxal que cela pouvait sembler l'être. De tous ceux qui étaient présents dans la cale, elle était la seule qui avait été claire dans ses intentions envers moi. Cap était trop soûl pour avoir la moindre opinion et William, s'il avait érigé ses barrières à notre première rencontre, restait un homme à la recherche d'argent. Il ne serait pas le premier à aller au bout du monde et à tout accomplir pour quelques pièces sonnantes et trébuchantes. J'avais lu énormément d'histoires chez Elizabeth, et il n'arrivait jamais rien de bon aux hommes motivés comme William l'était.
Je ne voulais même pas commencer à expliquer pourquoi Foster me mettait mal à l'aise.
– Vous savez tous pourquoi vous êtes ici, débuta Foster.
– Oh, pour l'amour du Créateur ! s'exaspéra Faye. Arrête avec tes formules à deux balles et viens-en au fait. On se croirait à un sermon des Frères, c'est insupportable.
Un éclair d'agacement traversa l'expression impassible de Foster et je me délectai de voir cette façade parfaite se fissurer un tant soit peu. Faye se renversa dans sa chaise et déposa sans douceur ses pieds sur la table. Cette dernière trembla sous le choc et William lorgna avec réprobation sur les bottes boueuses de la chasseuse.
Cette réunion promettait de sacrées surprises...
– Je te remercie, Faye, déclara froidement mon cauchemar personnel, mais je me passerais de tes commentaires. Comme je le disais avant d'être interrompu, vous savez tous pourquoi vous êtes ici. Vous êtes là parce que vous souhaitez mettre fin aux agissements d'une sorcière dangereuse pour notre monde.
Ses yeux turquoise balayèrent notre petit groupe sans s'arrêter sur quelqu'un en particulier. Ils passèrent sur moi et je retins à grande peine un frisson.
– Vous avez tous vos raisons personnelles et je le comprends. J'honorerai mes promesses et j'attends en retour que vous accomplissiez votre part.
Faye ricana et Foster l'ignora. Bel exercice de diplomatie.
– Mais je ne peux rien vous offrir si nous mourrons tous demain, alors soyez attentifs.
Si nous mourrons demain.
– Demain ? répétai-je.
– Mon plan est très simple. Il comporte trois étapes : infiltration, reconnaissance et élimination. Afin de procéder...
– Tu vas trop vite, là. Demain ? répétai-je à nouveau, effarée.
– Oui, Ruby, tu entends très bien. Demain, s'agaça Foster.
– C'est de la folie ! m'écriai-je. Nous avons, quoi, vingt-quatre heures pour nous préparer ? C'est irréalisable ! Ne serait-il pas plus raisonnable d'attendre encore un peu ? Nous ne sommes pas à un jour près...
Foster vrilla son regard intense sur moi et je ne fléchis pas. A mes côtés, Faye siffla un peu à la manière que des parieurs admiraient leur combattant favori.
– Vous n'avez rien besoin de préparer car je me suis déjà chargé de tout. Quant à l'heure et à la date de mise en œuvre, c'est demain à la tombée de la nuit, insista-t-il.
– Mais...
– Sais-tu seulement quel jour nous serons, Ruby ? me coupa-t-il.
Je me tus l'espace d'un instant, en profitant au passage pour conjurer un calendrier mental, semblable à celui qui était alors accroché dans ma cellule sur l'île au saule. Sauf que, cette fois, nous n'étions plus en août, ni même en septembre. Le mot octobre dansait sur le papier jauni et un jour en particulier était encerclé en rouge : nous étions le trente.
– Le trente-et-un octobre ?
– Exactement. Et sais-tu ce qui se passe le trente-et-un octobre ?
Son ton condescendant me hérissa les poils et je serrai les poings. A mes côtés, Faye se tendit à son tour, dans l'expectative, attendant de voir quel tour prenait la discussion. Sa main, qui jouait jusqu'alors avec un fil de son manteau, glissa lentement vers l'intérieur de son vêtement.
Je savais très bien ce qu'elle cherchait. Visiblement, j'avais sous-estimé à quel point Faye se méfiait de Foster.
– Je n'en ai aucune idée, avouai-je finalement.
J'abhorrais la lueur de contentement qui dansait dans les yeux de Foster.
– On l'appelle le Jour Noir, expliqua-t-il. C'est une vieille tradition qui est née dans l'Archipel bien avant les Frères, quand les sorcières étaient encore libres de vivre sans se cacher ou être exterminées.
– C'est une véritable malédiction, renchérit Faye en se balançant sur sa chaise. Et cette tradition n'est pas éteinte, Foster. Les sorcières se réunissent toujours pour le Jour Noir. C'est juste qu'elles sont plus... discrètes.
– Mais pourquoi se réunissent-elles ? demandai-je. Ce n'est ni un jour de solstice, ni un jour d'équinoxe. Est-ce la pleine lune ?
– Le cycle lunaire n'a rien à voir avec le Jour Noir, réfuta Faye. Disons que c'est une convergence des pouvoirs en des lieux-clés. C'est le meilleur moment pour accomplir de grandes choses. C'est pour ça qu'il faut agir demain, n'est-ce pas ? Quoi que cette sorcière a prévu, elle l'accomplira lors du Jour Noir.
Une convergence des pouvoirs en des lieux-clés. La magie découlait des failles de l'Autre Monde et je ne pouvais que deviner ce que cette formule cryptique signifiait. En tout cas, je comprenais que c'était un jour où les sorcière étaient plus puissantes que jamais.
– N'est-ce pas plus dangereux d'agir demain ? intervint William. Si le Jour Noir décuple les pouvoirs des sorcières, ne devons-nous pas l'arrêter avant qu'elle ne devienne plus puissante ?
J'étais du même avis que l'artificier mais, à en juger par l'expression de Foster, il avait également prévu cette question.
– Parce que notre seul accès à l'île s'ouvrira demain, répondit-il simplement. Notre fenêtre d'action est mince et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre notre temps ou d'hésiter.
William ne parut pas convaincu mais il ne discuta pas la décision de Foster. Je pouvais presque l'entendre penser à l'argent promis pour se rassurer.
Chacun se raccroche à ce qu'il peut, songeai-je.
– Et si tu nous parlais de cette fameuse porte ? demanda Faye. Ça m'intéresse beaucoup, tu sais. J'adore savoir à quelle sauce je vais être dégustée.
Faye croisa les bras sur sa poitrine et je m'autorisai à me détendre. Si la chasseuse de sorcière n'était plus sur ses gardes, je pouvais également me laisser aller.
Je pensai brièvement que ce n'était peut-être pas très prudent de me reposer ainsi sur Faye.
Je décidai également que je n'étais plus à ça près.
– Si tu penses pouvoir nous infiltrer en douce sur l'île, j'espère que tu te rends compte à quel point c'est idiot, insistai-je. Beatrice ne rigole pas sur la sécurité et elle a des dizaines d'Animés qui patrouillent un peu partout, sans compter les sorcières qui montent la garde.
Je balayai à mon tour la table du regard. Cap faisait des efforts pour suivre la conversation mais son regard était troublé. La moitié de la discussion devait lui passer loin au-dessus de la tête.
William écoutait intensément, les sourcils froncés, cherchant visiblement à comprendre. Il ne connaissait rien à la magie, ni aux sorcières, rien à l'exception de ce que l'Ordre colportait. Savait-il seulement ce qu'était un Animé ?
Quant à Faye et Foster, ils écoutaient tous les deux, et je regrettais que les deux seules personnes avec lesquelles je pouvais avoir un dialogue étaient une chasseuse de sorcières qui avait déjà essayé de me tuer et un homme aux intentions louches qui ne m'inspiraient aucunement confiance.
– Je ne veux même pas imaginer ce qu'elle mettra en œuvre demain. Elle voudra être sûre d'être en paix lors du Jour Noir, que personne ne viendra interrompre ses plans.
– Et si je te disais que demain la porte sera grande ouverte, prête à nous accueillir ?
– Je te répondrais que c'est complètement fou.
Un sourire complice étira les lèvres de Foster et il chercha quelque chose dans ses poches avant de déposer l'objet mystère sur la table.
Il s'agissait d'une enveloppe épaisse sur laquelle était manuellement inscrit le nom de Foster d'une écriture élégante. L'encre qui avait été utilisée était rouge et tranchait avec le papier.
– Les sorcières aiment l'exotisme et les divertissements, déclara Foster avec un air de satisfaction. Même les grandes sorcières aux ambitions démesurées. Elles ne résistent jamais à la présence du dernier survivant de Legis.
William frémit, les yeux écarquillés, comme s'il n'avait jusqu'alors aucune idée de l'identité de l'homme qui l'avait convié à cette petite mission.
Si seulement il savait toute la vérité...
Je tendis le bras et saisis vivement l'enveloppe, mettant au défi Foster de m'arrêter. Il n'en fit rien.
Elle avait déjà été ouverte et je n'eus aucune difficulté à en sortir la lettre, la dépliant soigneusement pour la lire. Ce bout de papier était notre sésame et je le traitais avec le soin qu'il méritait.
« Miss Beatrice Willow, fille bien-aimée de feu Lord Willow, vous prie de bien vouloir accepter assister à la réception qu'elle offrira à l'occasion du Jour Noir, afin d'éloigner les mauvais esprits et de se consacrer à notre Créateur.
La réception aura lieu le 31 octobre 1886 à la tombée de la nuit dans la demeure familiale de l'île du Saule. »
Une note manuscrite avait été rajoutée en bas de l'invitation.
« PS : mon amie et bienfaitrice sera plus qu'honorée d'accueillir le dernier survivant de la mythique île de Legis. Je vous prie – non, je vous supplie de bien vouloir accepter cette invitation. »
Un nom accompagnait la note : Magda Peterson.
Je me souvenais de Magda. Elle faisait partie des amis de Beatrice, ceux qui avaient siégé dans le fumoir le soir de la réception. Une femme à la cigarette et qui transpirait le mépris et la suffisance. Elle n'était pas sorcière, mais elle avait réussi à gagner l'affection de Beatrice, ce qui la rendait tout autant dangereuse.
L'ironie de la situation ne m'échappa pas. J'allais m'infiltrer sur l'île au saule à travers une réception. C'était lors d'une autre réception que j'avais appris comment j'allais m'enfuir de cet enfer.
– C'est... c'est fantastique, murmurai-je tandis que Faye m'arrachait la lettre pour la consulter. Mais comment comptes-tu nous faire entrer tous les cinq ?
– Tous les quatre, me corrigea-t-il. Cap restera à bord pour nous permettre de nous enfuir si jamais le besoin s'en fait ressentir. Quant à nous, ce ne sera pas difficile. Je suis certain que mon charme convaincra cette Magda de me laisser entrer accompagné. Ensuite, ce sera un jeu d'enfant pour repérer notre cible.
– Il y a une faille dans ton plan. Si Magda me voit, elle me reconnaîtra. Je ne l'ai vue qu'une seule fois mais je suis persuadée qu'elle n'oublie pas facilement un visage.
Et surtout pas un visage comme le mien.
Faye soupira.
– Je suppose qu'on ne peut pas te coller un masque et croiser les doigts pour que ça passe ?
Je haussai un sourcil.
– Je ne commenterai même pas, grognai-je.
Foster claqua des doigts pour attirer notre attention.
– C'est justement la partie de mon plan qui ne va pas vous plaire.
– Rassure-toi : aucune partie de ton plan nous plaît jusqu'à présent, ironisai-je. Mais vas-y, continue.
Foster me lança un regard aussi noir que les abysses et je me félicitai de me trouver hors de son atteinte.
– Tu vas entrer dignement par la grande porte, à mon bras, comme si tu avais ta place à cette réception.
Le silence flotta. Je me retrouvai bouche bée à le dévisager, l'incrédulité déformant mes traits.
– Je croyais que Ruby était recherchée, fit remarquer William.
– Je le suis, et il en est hors de question, m'esclaffai-je.
– Les sorcières adorent les divertissements, insista Foster. Elles te laisseront entrer justement parce qu'elles savent que tu n'es pas la bienvenue.
– Ou elles m'attraperont et m'enfermeront dans une de leurs cellules pour s'assurer que je ne pose plus aucun problème !
– Elles ne feront pas ça.
– Parce que tu les connais si bien ?
Foster haussa les épaules.
– Je sais ce qu'elles aiment, et elles aiment le spectacle. Tant que tu peux leur en offrir un, tu n'es pas une menace pour elles.
Il se pencha au-dessus de la table. Son expression se fit plus sérieuse, plus dure, sa bouche adoptant ce pli qui ne me disait rien qui vaille.
– Fais une offre à Beatrice, une offre à laquelle elle ne pourra pas résister, et tu en sortiras vivante.
Je commençais à saisir la logique des propos de Foster. Si j'acceptais de jouer au jeu des sorcières en trouvant la faille dans leurs règles, j'avais une chance de m'en sortir.
C'était complètement fou.
– J'aurais préféré une infiltration discrète, fit remarquer Faye, mais je suppose que je vais devoir faire avec. Je suppose que je vais devoir cacher mes jouets pour ne pas faire peur à ces dames ?
Foster récupéra enveloppe et lettre avant de les ranger soigneusement dans sa poche.
– Je compte sur toi pour être prête à toute éventualité, déclara-t-il ensuite.
– Donc c'est ça le plan ? intervint William. Entrer en attirant toute l'attention sur nous pour ensuite essayer d'éliminer une sorcière parmi des dizaines d'autres ? Le soir où elles sont les plus puissantes de l'année ?
– Ruby et moi attirerons toute l'attention, le corrigea-t-il. Faye et toi partirez en éclaireurs à mon nom.
C'est à ce moment que le plan de Foster m'apparut dans toute sa clarté.
– Vous n'aurez rien à faire, murmurai-je. N'est-ce pas, Foster ? Le rôle de William et de Faye n'est pas d'éliminer Beatrice. C'est le mien.
– Enfin, chuchota-t-il, esquissant un sourire satisfait.
Je ne prêtai pas attention aux exclamations perplexes de William et à celles, plus outragées, de Faye. Cette dernière alla même jusqu'à se lever pour
– Parce que tu penses que je vais rester sagement à ma place pendant que Ruby se charge seule de cette salope ? protesta avec véhémence la chasseuse. Je veux y prendre part !
– A quoi bon nous avoir engagés, alors ? se demanda William.
Foster leva la main, exigeant le silence. Son ordre fut rencontré par l'ignorance totale de Faye qui continuait à jurer et à se récrier dans son coin.
– Laisse-le s'expliquer, lui dis-je en tentant de l'arrêter. Tu le tueras plus tard.
La chasseuse souffla un bon coup avant de se rasseoir, les lèvres pincées et le corps exsudant toute la tension du monde. Elle en tremblait presque et je pouvais à peine comprendre les raisons de sa colère.
L'opportunité de faire payer à la femme qui lui avait volé sa sœur venait de s'envoler juste sous son nez.
– A cette soirée, il n'y aura pas que nous, Beatrice et ses sorcières.
– Et ses Animés, ajoutai-je.
– Et ses Animés, oui. Il y aura également tous ses convives et il faudra les évacuer, de force s'il le faut.
– Pourquoi ne pas les laisser là-bas ? demanda Faye. Ils ont choisi d'être présents. Ils n'ont qu'à assumer.
La gravité de ses propos pesait dans l'air, comme un couperet prêt à tomber.
– Tu sacrifierais des innocents ? la provoqua Foster.
– Je ne sacrifie pas des innocents. Ils ont choisi de s'allier aux sorcières et ils sont tous coupables de leurs agissements.
– Sais-tu que tu t'allies également à une sorcière ? dis-je.
– Peut-être, mais ce n'est que temporaire et pour le plus grand bien.
Le silence lui répondit et elle se renfonça dans sa chaise. Elle leva le menton et plongea ses yeux dans ceux de Foster par provocation. Ses yeux étaient plus sombres que ceux de l'homme. Les prunelles de Foster étaient un ciel limpide de printemps ; celles de Faye étaient deux saphirs étincelants.
– Qu'importe tes convictions, finit-il par trancher, tu feras ce que je te dis. Et je te dis de protéger les civils avec William.
– Tant que tu me payes, compromit-elle.
La question se régla ainsi et je fus surprise de voir la tension retomber aussi vite. Je n'avais qu'une question sur le bout de la langue : et maintenant ?
Comme s'il percevait mon interrogation, Foster se leva.
– Tout est réglé, décréta-t-il. Chacun connaît son rôle et je veux que vous vous reposiez pour être en pleine forme demain soir.
Je ne bougeai pas de mon siège et Foster nous contourna tous pour s'approcher de moi. Sa main se posa sur mon épaule, délicate, aussi légère qu'une plume qui pesait comme du plomb.
– Tout repose sur toi, Ruby, et j'espère que tu ne nous décevras pas.
La réunion s'acheva sur cette menace à peine voilée.
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