Chapitre XXVIII

WILLIAM M'AVAIT DONNÉ  UNE ARME À FEU.

Le pistolet était lourd, plus lourd que je ne le pensais. Je m'étais réfugiée dans la dernière cabine libre pour l'examiner sous toutes ses coutures à la lumière d'une lampe à huile.

Le canon était court et épais. Le pistolet en lui-même n'était guère imposant et pourtant, pourtant, il semblait peser une tonne. En comparaison, Fatalité était légère comme une plume et il me semblait presque naturel de la faire danser entre mes doigts. Je rangeai soigneusement les deux armes sous mon manteau, desserrant soigneusement ma ceinture pour y glisser les deux fourreaux.

William m'avait expliqué comment utiliser le pistolet – armer, viser, tirer et ne pas oublier la sécurité – et m'avait donné des munitions. J'avais accepté son geste avec un sourire. J'espérais qu'il n'avait pas remarqué à quel point mes mains tremblaient autour de l'arme.

Je ne voulais pas avoir à m'en servir. J'avais suffisamment de talents et de capacités à ma disposition pour me défendre. Je me souvenais parfaitement bien de la facilité avec laquelle la magie embrasait mes veines et se soumettait à ma volonté. C'était bien plus pratique que d'avoir à charger un pistolet...

L'avertissement de l'Autre Monde résonnait clairement dans mon esprit. Faire preuve de retenue. Faire preuve de retenue. Retenue. Retenue.

Le pistolet fera donc l'affaire.

Sa présence n'était ni agréable, ni rassurante, mais alors que je marchais dans les rues sombres de Sezon, j'étais bien soulagée de l'avoir. A chaque fois qu'une silhouette sombre et anonyme surgissait de l'ombre, me faisant sursauter, je portai ma main au pistolet. J'étais persuadée que le brandir ferait son petit effet.

Sezon de nuit n'était plus mystérieuse. Elle était inquiétante et dangereuse. Elle était Fatalité, en un sens : intrigante le jour, bien rangée dans son fourreau de cuir brossé, mais mortelle lorsque la protection disparaissait.

Le Rossignol était un pub réfugié dans une petite ruelle, non loin du port, là où l'air empestait encore le poisson et l'iode. Sa devanture était banale et se fondait parfaitement avec les bâtiments qui l'encadraient. Une pancarte était posée contre le mur. Un oiseau dessiné à la craie surplombait le nom de l'établissement, flanqué de la mention : « meilleure bière de la ville ». Le pub était bondé.

– Bon, tu entres ou tu restes là ?

Je m'écartai du chemin avec une excuse sifflée entre mes dents. Un homme qui laissait flotter derrière lui un délicat fumet de transpiration et d'alcool me dépassa, me bousculant au passage. Je rattrapai mon équilibre contre le mur, marmonnant une injure et grimaçant quand mes doigts entrèrent en contact avec une matière non identifiée.

– Je crois pas que c'est un endroit pour toi.

Je fis volte-face. Un autre homme, la clope au bec, m'observait.

– J'ai rendez-vous avec quelqu'un, répondis-je simplement.

– Mmh. Alors sois prudente, ma petite, me conseilla-t-il en écrasant sa cigarette sous sa chaussure. Seul le Créateur sait ce qui traîne dans ce lieu.

Je cherchai toute trace de malice ou de mauvaise intention sur son expression.

Je ne trouvai rien.

– Votre préoccupation me touche, mais ne vous en faites pas pour moi, lui assurai-je. J'ai de quoi me protéger.

En un geste presque dramatique, j'ouvris mon manteau pour dévoiler le pistolet qui se cachait dessous.

– Joli revolver, complimenta l'inconnu. Amuse-toi bien avec ton ami.

Je lui souhaitai une bonne nuit et il disparut plus loin dans la ruelle.

J'inspirai profondément, me retournant vers le Rossignol. La foule à l'intérieur m'intimidait plus que les personnes qui la constituaient. Après avoir rassemblé mon courage, je franchis la porte.

Les éclats de rire et les conversations bourdonnaient autour de moi. L'air était chaud et humide de la présence de nombreux clients. Mes yeux allaient de tête en tête, à la recherche d'une femme dont je ne savais rien. Je me mordis nerveusement la lèvre et mis les voiles vers le bar, espérant y trouver plus de renseignements.

Un tabouret était libre et je m'y perchai aussitôt. Le barman s'approcha de moi et je secouai la tête, indiquant que je ne voulais rien. Son expression se fit orageuse.

– Ici, si on veut rester, on consomme.

– Je n'ai pas d'argent pour vous payer, protestai-je.

– Alors tu vas devoir t'en aller, conclut-il en me faisant signe de partir tout de suite.

Je descendis de mon tabouret, partagée entre la déception et la honte. J'allais m'éloigner un peu, me fondre dans la foule et observer le bar d'un endroit plus discret.

Une femme se glissa à ma place, m'adressant au passage un sourire éclatant. Ses cheveux noirs étaient tressés et plaqués contre son crâne, ce qui dégageait un front haut et des yeux turquoise. Son nez était tordu et une ancienne blessure s'effaçait sur l'arête de sa mâchoire.

Mon coeur loupa un battement.

– Elle est avec moi, Dave. Mets sur mon ardoise tout ce qu'elle commande.

Elle se tourna vers moi et haussa un sourcil à mon encontre.

– Je vais prendre une bière, répondis-je, la langue pâteuse.

La femme me fit un clin d'œil.

– Deux bières, Dave.

Le barman se mit au travail, poussant rapidement deux chopes dans notre direction.

– On va derrière, que personne ne nous dérange.

L'inconnue saisit son verre et me pressa de l'imiter.

– Allez ! Nous n'avons pas toute la nuit. J'ai hâte d'entendre ce que tu as à me dire.

Si j'avais encore un doute, il fut effacé par ces mots.

– Tu es celle que Foster veut convaincre.

– Et tu es celle qui, selon Foster, peut accomplir des miracles, répliqua-t-elle.

J'attrapai ma bière et la suivis à travers la foule. Elle me mena jusqu'à une porte dérobée qui donnait sur un couloir étroit et plongé dans la pénombre.

– Nous serons à l'abri des oreilles curieuses dans la cour, indiqua-t-elle en ouvrant une seconde porte.

Les bruits du pub nous parvenaient toujours mais ils étaient étouffés par la nuit qui nous entourait. La cour était parfaitement vide et l'air froid apaisa ma peau. Si je n'étais pas en train de tenir ma chope, j'aurais plongé mes mains dans les poches de mon manteau et aurais plongé dans l'obscurité.

La femme tira deux chaises bancales et se laissa tomber sans cérémonie sur l'une d'elles. Je l'imitai prudemment, craignant que la chaise ne s'effondre sous mon poids. Elle prit une grande gorgée de sa boisson en m'observant du coin de l'oeil.

– Tu n'aimes pas la bière ?

– Je n'aime pas les boissons qui me sont servies par des inconnus.

– Dave est réglo, ne t'en fais pas.

– Ce n'est pas Dave qui m'inquiète, c'est toi.

La femme sourit autour de sa chope.

– Prudente, hein ? Je me demande ce qui se cache sous ce manteau...

– Je te déconseille d'aller y fouiller.

– J'aime les personnes directes, apprécia-t-elle. Je n'ai rien mis dans ta boisson, tout comme je n'ai pas demandé à Dave de s'en charger. Tu veux que je te le prouve ?

– Ne te gêne pas.

Elle attrapa mon verre et en but une gorgée avant de me le rendre.

– Tu vois ? Je ne m'effondre pas.

Je me retins de chipoter sur les détails d'action des poisons, me contentant de croiser les doigts et de boire pour l'apaiser.

– Foster ne t'a rien dit sur moi, n'est-ce pas ?

Je posai mon verre à mes pieds, décidant que je n'aimais pas la bière. Le goût était trop agressif, trop amer, et je préférais largement le vin.

– Il aurait dû ?

– Probablement. Ainsi, tu aurais su que Faye Brown ne tue jamais ses cibles avec du poison. Je suis franche et je n'aime pas agir dans le dos de mes victimes.

Mon sang se figea dans mes veines.

– Tu es une tueuse à gages, murmurai-je.

– Pas exactement. Je ne tue que certains... que certaines criminelles aux talents particuliers. Qui sortent de l'ordinaire.

Cette fois, j'eus envie de retourner sur le Géant des Mers pour étrangler proprement Foster.

Je me retrouvais dans une cour isolée avec une tueuse de sorcières. Personne n'interviendrait si elle décidait que j'étais une criminelle dont elle devait se débarrasser.

Je ravalai ma peur du mieux que je le pus, camouflant mon anxiété par un masque d'indifférence soigné. Foster aurait été fier.

– Tu les chasses.

– C'est cela, je vous chasse. Mais ne t'en fais pas, je suis en vendetta et tu n'es pas impliquée dans ma mission.

Le regard de Faye, alors lumineux et accueillant, se durcit.

– Foster sait que je déteste être interrompue lorsque je suis sur une piste.

J'indiquai d'un geste du bras la cour vide autour de nous.

– Parce que tu appelles ça travailler ? ironisai-je.

– Touché, reconnut-elle en vidant sa bière. Tu ne veux pas la tienne ?

Je la lui tendis en poursuivant :

– Je suis désolée de t'interrompre, vraiment. Je ne fais qu'obéir aux ordres. Foster veut que tu rejoignes sa petite équipe.

– Il a déjà essayé et ma réponse a été très claire. J'ai des choses plus importantes à faire, vois-tu.

– Je n'en doute pas. Mais la sorcière que tu traques passe-t-elle avant ou après une tarée qui veut devenir un dieu ?

Je vis immédiatement que j'avais piqué l'intérêt de Faye.

– Ça, il ne m'en avait pas parlé. Foster adore les secrets.

– Disons qu'il n'est pas partageur.

– L'euphémisme du siècle, marmonna-t-elle. Il adore également manipuler ses amis. Qu'importe ce qu'il t'a promis – argent, renommée, amour –, il ne te le donnera pas.

– Tout ce qu'il m'a promis, c'est la mort de cette sorcière. C'est tout ce que je lui demande, d'ailleurs.

Faye haussa un sourcil.

– Une sorcière qui vient demander à une chasseuse de sorcières de l'aider à tuer une sorcière. Je deviens folle, maugréa-t-elle. Le monde part en vrille.

Elle se leva et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes. Je me détendis quand je me rendis compte qu'elle n'allait pas me sauter dessus pour m'achever.

– Je vais être honnête. Que ce soit avec ou sans toi, j'irai sur cette île pour tuer cette sorcière. J'avoue que j'apprécierai que tu nous accompagnes. Nous aurons besoin de ton expérience et de ta...

Faye s'était figée et mon discours s'interrompit lorsque je me rendis compte que je parlais dans le vide.

– Faye ? Est-ce que tout va bien ?

La chasseuse se retourna, le visage déformé par une ombre qui m'inquiéta terriblement. Je me levai prudemment, ma main se portant par réflexe à Fatalité.

– Tu as parlé d'une île. C'est bien ça ? Cette sorcière, elle est sur une île. Elle enlève des filles à travers l'Archipel. Elle les arrache à leur maison pour en faire je-ne-sais-quoi avec.

Elle grondait avec rage, désormais.

– Tu étais là-bas, hein ? Tu sais de quoi je parle. Foster, ce petit connard, ne m'a rien dit. (Elle cracha au sol.) Finalement, je crois que je vais envisager de vous rejoindre.

Elle s'approcha de moi et me dévisagea droit dans les verres fumés de mes lunettes. Elle était plus petite que moi comme beaucoup d'autres femmes. Visiblement, je n'avais pas besoin de l'intervention de Beatrice ou de l'Autre Monde pour me démarquer de la norme.

– Je ne sais pas ce qui se cache derrière ces lunettes, murmura-t-elle. Et je ne sais pas ce qu'elle t'a fait. Mais sache qu'elle m'a volé quelqu'un de très précieux. Elle m'a pris ma sœur et je n'ai de cesse de la traquer depuis des années.

– Elle m'a pris ma vie et mon humanité, répliquai-je. Tu n'as pas besoin de me montrer à quel point elle est inhumaine, je l'ai très bien compris par moi-même.

Faye recula et une expression qui ne me disait rien qui vaille passa brièvement sur son visage. Lorsque je la reconnus, je me braquai, prête à accuser le coup.

Faye espérait.

– Tu étais sur cette île. Tu as vu ce que cette sorcière leur a fait.

Nous a fait, la corrigeai-je. Si ta sœur participait aux expériences de Beatrice, je suis désolée de t'annoncer qu'elle n'a pas survécu.

– Alors pourquoi es-tu ici ? Pourquoi toi tu as survécu ?

Je levai les mains en signe d'apaisement.

– Je n'en sais rien, je te le promets ! Crois-moi, il vaut mieux être mort qu'être à ma place.

Il valait mieux être mort qu'être traqué comme je l'étais, hanté par l'Autre Monde qui vivait en moi. Il valait mieux être mort qu'être une de ces filles que Beatrice avait sacrifiées.

Et si la sœur de Faye avait justement été une de ces filles ? Avait-elle fini sous un drap blanc après avoir perdu son esprit dans l'Autre Monde ? Ou avait-elle été abattue comme toutes les autres qui étaient restées dans le sous-sol ?

J'avais envie de vomir.

Faye ne dit rien pendant un long moment, se détournant et respirant profondément. Ses épaules se soulevaient et s'abaissaient à un rythme hypnotique. Elle finit par déclarer, la voix pleine de tension :

– Très bien. Je rejoindrai Foster à une seule condition.

Mon coeur battait la chamade.

– Prouve-le-moi. Prouve-moi que tu mérites de survivre, prouve-moi que tu vaux plus que ma sœur !

Je ne vis que trop tard le couteau.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top