Chapitre XXVII
LE GÉANT DES MERS N'ÉTAIT PAS A LA HAUTEUR DE SON NOM.
Foster, vêtu de son chapeau et d'un manteau épais le protégeant du vent glacial, m'attendait sur le pont d'un bateau qui m'avait l'air prêt à sombrer à la moindre vague. L'embarcation grinçait et tanguait plus qu'elle ne le devrait. Je lui accordai cependant qu'elle était grande.
– Tu es venue, fit remarquer Foster en plongeant les mains dans ses poches.
– Surpris ?
Je traversai la planche qui surplombait l'eau sombre et m'invitai à bord du Géant des Mers. Il n'y avait personne sur le pont et je ne pouvais que deviner ce qui se cachait dans la cabine de commande et dans la cale.
– Dans le bon sens, oui, reconnut-il. Je me demandais si tu avais changé d'avis.
– J'aime bien garder mes promesses. Je vous ai dit que je vous aiderai ; alors me voilà.
Foster hocha la tête.
– Bienvenue à bord, me souhaita-t-il avec un sourire purement cordial. Le Géant des Mers appartient à un ami qui a gracieusement accepté de nous le prêter le temps d'accomplir notre mission.
– Vous parlez beaucoup de vos amis, de votre équipe, et pourtant je ne sais rien d'eux.
– Alors laisse-moi te les présenter. Ils nous attendent en bas, à l'abri.
Foster se dirigea vers l'unique porte du pont, celle qui menait à la cale et à la machinerie. Nous descendîmes un escalier en métal et je me raccrochai à la rampe, de peur de voir le sol se dérober sous mes pieds.
– Ils ont hâte de faire ta connaissance, confia Foster.
Le ventre du bateau avait été aménagé pour être habitable. Nous débouchâmes dans une pièce qui semblait servir de salle commune. Une table croulant sous les cartes et les bouteilles de bière vides trônait au centre et était flanquée de trois chaises. Deux hommes y étaient attablés. Ils se levèrent à notre approche.
Par réflexe, j'effleurai Fatalité, dissimulée dans la ceinture de mon pantalon.
– Messieurs, je vous présente Ruby. Ruby, voici Cap. Le Géant est à lui et nous logeons ici grâce à sa bonté.
Cap était un vieil homme, plus vieux et plus noueux que Charlie. Il lui manquait assurément des dents et ses yeux étaient vitreux à cause de l'alcool qu'il avait ingéré.
– Je vous remercie de nous accueillir, dis-je avec ce que j'espérais être un sourire de reconnaissance.
– Les amis de Foster sont mes amis, et j'aide toujours mes amis, répondit-il avec tout le sérieux du monde.
Foster s'avança et posa une main sur l'épaule de Cap. Ses doigts s'enfoncèrent dans sa chemise trouée et je grimaçai. La prise semblait douloureuse et, pourtant, Cap ne réagissait pas. En réalité, il se mit à sourire.
Je me sentis mal à l'aise devant l'expression quasi béate de Cap.
– Cap est très loyal. (Un petit rire échappa à Foster.) Il ne connaît ni la trahison, ni la lâcheté quand il s'agit de ses amis.
Je répondis à l'avertissement à moitié caché par un simple :
– Que c'est noble de sa part.
Foster garda une main sur Cap et se tourna vers le deuxième individu qui se cachait jusqu'alors derrière eux.
– Et voici William. Il a accepté de nous faire part de son expertise.
William n'était pas tellement plus vieux que moi. Il me détaillait avec curiosité de ses yeux marrons. Il repoussa une mèche de cheveux roux lorsque je le surpris.
– Enchantée, fis-je. Quel est ton domaine d'expertise ?
Il parut surpris que je m'adresse à lui.
– J'adore tout ce qui explose. Je fabrique des bombes, précisa-t-il.
– Ah. Cela doit être... intéressant.
– Ça l'est ! s'enthousiasma William en dévoilant un sourire tordu. Si jamais tu le souhaites, je pourrais...
– Pas maintenant, William, l'interrompit Foster. Tu pourras montrer à Ruby toutes les bombes que tu veux lorsqu'on en aura fini.
Je jetai un coup d'œil à la pièce. Je comptai d'autres portes qui devaient mener à des cabines privées, un garde-manger et la machinerie. A l'exception de William et de Cap, je ne comptai aucune autre présence.
– Où est le reste de l'équipe ? demandai-je.
Foster se laissa tomber dans une chaise sans me répondre et nous invita à l'imiter. Je préférai rester debout, ce sentiment de mal-être tombant comme une pierre dans mon estomac.
– Ne me dis pas qu'il n'y a que nous quatre, grondai-je.
J'aurais dû m'en douter. C'était trop beau pour être vrai. Un bref instant, je regrettai de ne pas être restée dans la galerie de Temperance, au coin du feu.
Était-il trop tard pour y retourner ?
– Non, il n'y a pas que nous.
– Ah, le fameux membre que je dois convaincre. Où est-il, d'ailleurs ?
– Où est-elle ? me corrigea-t-il. Pas ici, j'en ai bien peur. Elle est en ville et elle t'attend avec impatience.
Je pinçai les lèvres et me retins d'étrangler Foster. Je n'avais qu'une envie, et c'était de retirer ce petit sourire satisfait qui flattait ses lèvres charnues.
– Je ne peux pas me balader en ville comme si de rien n'était.
– Vraiment ? Ne suis-je pas celui qui a quelque chose à se reprocher ? Ou ne serais-je pas le seul ?
– Je n'ai rien à me reprocher, affirmai-je. Mais je n'irais pas le dire en face aux Frères.
– Intéressant, murmura-t-il. Comme beaucoup de choses à propos de toi, Ruby.
Je ne dis rien, préférant plonger mes yeux dans ceux de Foster. Avait-il deviné ce qui se cachait derrière mes lunettes ? Ou ne faisait-il que prétendre connaître tous mes secrets ?
Le silence s'étira. William était attentif tandis que Cap pêchait une nouvelle bouteille de bière. En l'ouvrant, le bouchon fut projeté dans les airs, me tirant de ma contemplation.
– Et ensuite ? Admettons que je parvienne à convaincre cette femme. Comment veux-tu atteindre la sorcière ?
– Appelons un chat un chat, et Beatrice cette sorcière. Tu la connais n'est-ce pas ?
– Bien évidemment, reniflai-je. Revenons-en au plan, veux-tu ?
– Mmh. Je ne vais rien te dire. (Il leva une main pour m'empêcher d'intervenir.) Pour l'instant. Ne t'en fais pas, Ruby, je te confierai tout ce que je sais dès que je serai sûr et certain que nous sommes au complet. Et puis, je ne veux rien risquer. Tu comprends que je ne te peux pas tout te dévoiler sans craindre de te voir t'enfuir avec mes précieuses informations. Seul le Créateur sait ce que tu en feras.
Je me rendis compte qu'il n'avait pas tort. J'avais déjà envie de m'enfuir. Il suffisait qu'il attise un peu ce désir en moi et pouf ! j'aurai disparu avant qu'il ne puisse dire « Autre Monde ».
– Parfait. Faisons comme tu veux. Après tout, c'est toi qui diriges, non ?
Ses yeux pétillèrent. Cap n'était pas le capitaine du Géant des Mers, pas plus qu'il n'était l'ami de Foster. Les deux hommes étaient liés par quelque chose mais ce n'était pas de l'amitié. Ni de la peur, à en juger par l'adoration de Cap.
– Je te ramènerai cette femme, déclarai-je. Dès la nuit tombée, pas avant.
Il accepta ma condition d'un gracieux mouvement de la tête.
– La prudence sera de mise là où tu vas. Elle t'attendra au Rossignol Sanglant. William te prêtera une arme, tu en auras besoin.
Il ne savait rien de Fatalité, et c'était mieux ainsi.
Sur ce, Foster se redressa avec fluidité pour disparaître par l'escalier menant au pont. Cap leva sa bière dans la direction approximative qu'il avait prise.
– Quel homme, bredouilla-t-il misérablement. Ils l'appellent le fantôme, ces idiots. C'est un héros.
William ne prêta pas attention aux mots de l'ivrogne, mais je le fis.
Qui était réellement Foster ?
Je remontai sur le pont pour brièvement observer le ciel. Le soleil était invisible, dissimulé derrière d'épais nuages. La nuit était encore loin et je me réfugiai à nouveau dans la cale, là où le vent ne soufflait pas et où Foster ne se trouvait pas.
Cap avait abandonné la table et sa bouteille. Je l'entendais grogner et grommeler dans une des cabines.
William se tenait dans l'embrasure d'une deuxième cabine.
– Je me demandais si... si ça t'intéressait toujours de jeter un coup d'œil à ce que je fais, dit-il avec hésitation. J'ai aussi une ou deux armes qui pourraient te convenir.
– Foster n'est plus là, non ? Alors montre-moi tes merveilles.
Il se fendit d'une sourire radieux et me fit signe de le rejoindre.
La cabine était petite et étroite, dotée d'une seule fenêtre donnant sur l'océan. Un simple matelas avait été repoussé contre le mur et était recouvert de fringues et de draps froissés. L'espace était principalement occupé par ce qui semblait être un établi.
– Wow.
Je n'avais rien de plus à dire.
Des schémas étaient épinglés au mur. Je reconnus des armes à feu, semblables à celle qu'avait utilisée le Frère cette fameuse nuit, il y a un mois, mais également d'autres instruments que je n'avais jamais vu auparavant. J'aurais voulu passer des heures pour admirer les dessins et leurs annotations.
Sur le plan de travail, il y avait des boules noires et lisses de la taille d'une petite prune. Une mèche en dépassait.
– C'est quoi, ça ? demandai-je en les pointant du doigt, perplexe.
– C'est une petite bombe, indiqua William en en attrapant une. Elle s'allume comme une bougie, ici. (Il tira sur la mèche.) Il faut attendre quelques secondes avant qu'elle n'explose et je te recommande de la lancer assez loin pour éviter tout risque.
– Et qu'y a-t-il à l'intérieur ? De la poudre, comme pour les canons ?
William sembla surpris.
– En gros, oui. On peut y rajouter d'autres ingrédients, comme des éclats de métal ou de verre, pour augmenter les dégâts. Laisse-moi te montrer ma dernière création...
Il reposa la petite bombe parmi les autres et ouvrit un tiroir d'où il sortit une boîte. Il en retira le couvercle pour me dévoiler son contenu.
Une demi-douzaine d'objets métalliques capturèrent la lueur des lampes à huile. On aurait dit des araignées au corps plat et allongé.
– Je te déconseille d'y toucher, me prévint-il tandis que j'allongeais le bras. Tu n'apprécieras pas la sensation si tu l'enclenches malencontreusement.
Je retirai mon bras vivement.
– Elles vont exploser ?
William gloussa en refermant la boîte.
– Pas exactement, non. Elles provoquent un choc électrique. Je les ai conçues afin qu'elles puissent s'accrocher aux vêtements. Une décharge suffit à assommer un homme adulte.
– C'est fantastique, soufflai-je. Mais pourquoi es-tu là ?
William fronça les sourcils.
– Pourquoi dis-tu ça ? Tu ne penses pas que j'ai ma place avec vous ?
– Non ! Ça n'a rien à voir avec ça. C'est juste que tu es extrêmement doué. Pourquoi n'es-tu pas à l'université ?
– Ah. Ça. (Il grimaça.) Je n'ai pas l'argent pour me le permettre.
Les pièces du puzzle s'emboîtèrent dans mon esprit.
– Tu t'es dit que participer à la mission de Foster te permettrait de payer les frais d'inscription. Il t'a promis de l'argent.
– Je n'ai rien contre les sorcières, se justifia-t-il. Je ne suis pas emballé de participer au meurtre de cette femme, vraiment, mais je pense que c'est pour le mieux. Pas uniquement pour moi, bien entendu.
– Beatrice mérite de mourir, affirmai-je. Mais pas toi.
Il me jeta un drôle de regard.
– Tu penses que je risque de mourir ?
Je m'installai au bord du matelas sans oser toucher ni regarder ses vêtements. J'avais besoin de m'asseoir mais je n'avais pas forcément envie de faire connaissance avec l'intimité de William. Mes joues s'enflammèrent et je me raclai la gorge.
Il s'appuya contre son établi, aveugle – heureusement – de mon trouble. Il était concerné par son propre sort et je repris mon sérieux ;
– Je ne suis pas devin, je ne vois pas l'avenir. En revanche, je connais Beatrice et je sais de quoi elle est capable. Elle n'hésite pas à éliminer tous les obstacles qu'elle rencontre.
– Tu as déjà eu à faire à elle, n'est-ce pas ? Tu parles en connaissance de cause. C'est pour ça que tu portes ces lunettes ? Elle a fait quelque chose à tes yeux ?
Je portai la main à mes lunettes par réflexe.
– Pas qu'à mes yeux, répondis-je. Beatrice est puissante, William, et j'ai peur que Foster ne la sous-estime. Elle est rusée, cruelle, et elle n'est pas seule sur cette île.
William me considéra un long moment.
– Je ne te demanderai pas comment tu peux savoir tout ça, dit-il lentement, parce que je ne suis pas sûre de vouloir connaître toute l'histoire. Ce n'est pas mon rôle de te poser toutes ces questions.
– Foster n'a pas le monopole de la vérité.
– Peut-être, mais il arrive que l'ignorance apporte plus de bénéfice que de désagrément. Je veux en savoir assez pour accomplir cette mission, pas plus.
J'étais partagée entre le soulagement – William me laissera tranquille – et la déception de ne pas avoir une épaule sur laquelle m'appuyer.
Garder mes secrets était la chose la plus logique à faire mais cela ne voulait pas dire que c'était facile ou agréable. Leur poids m'écrasait et j'avais l'impression d'étouffer sur ce bateau, la présence pesante de Foster s'ajoutant à la pile.
– Je ferai en sorte que tout le monde en sache assez pour survivre, lui promis-je en me levant. Je garderai les sombres détails pour moi. Je n'aimerais pas vous importuner.
Comme s'il sentit mon amertume, William posa une main sur mon épaule.
– Je suis désolé, souffla-t-il. J'aurais aimé être à la hauteur de tes attentes et tu m'en vois désolé. Mais...
– Sezon a besoin d'un génie comme le tien, le coupai-je. Même d'un génie qui crée des armes.
Nous partions en guerre contre Beatrice et je doutais que nos forces étaient de taille. J'avais hâte de rencontrer ce dernier membre, cette mystérieuse femme qui m'attendait au Rossignol.
Qu'attendait-elle de moi ?
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