Chapitre XXII
PEUT-ÊTRE NE DEVRAIS-JE PAS FAIRE CONFIANCE à Lady Trenton. Ce n'était pas prudent, après tout ; que savais-je de cette femme ? Elle aimait les sorcières, certes, c'était ce qu'elle affirmait. Mais les appréciait-elle réellement, ou n'était-elle qu'attirée par leur magie ? Elle avait elle-même admis être fascinée par les phénomènes de l'Autre Monde. Qu'était-elle prête à accomplir pour percer leurs secrets ?
Je devais me montrer plus méfiante. Il en allait de ma survie dans le monde. Tom n'avait pas hésité à confier mes secrets à Lady Trenton contre un repas et un lit. Mais, si je n'avais pas accepté la proposition de Tom, que me serait-il arrivé ? Les crises provoquées par l'Autre Monde se seraient accentuées au point où je n'aurais pas été capable de discerner la réalité des cauchemars qu'il créait. Les Frères m'auraient trouvée, mais pas avant la sorcière, qui se serait fait un plaisir de m'embrocher sur son sabre.
J'avais pris des risques et, alors que je suivais Lady Trenton jusqu'à ma chambre, je me demandais si j'avais fait le bon choix.
Elizabeth me souhaita bonne nuit et referma la porte de la chambre dans son dos. Par la fenêtre donnant sur le parc Ekaterina, je pouvais apercevoir le ciel s'éclaircir à mesure que le soleil se levait au loin.
Je ne voulais pas me rendormir. La dernière fois que j'avais cédé au sommeil, les cauchemars avaient été si virulents qu'ils avaient manqué de me condamner. La peur s'était logée en moi et je pris soin d'éviter le lit, aussi confortable qu'il pouvait être.
La chambre était accueillante, avec son lambris brun et ses appliques ouvragées. Je les éteignis aussitôt. Je n'avais pas besoin de lumière ; les étagères de la bibliothèque étaient vides, tout comme les tiroirs du bureau et la penderie. Quiconque avait occupé cette pièce avant moi n'avait pas jugé préférable de laisser une trace de son passage.
Je vins me planter devant la fenêtre. Il y avait du monde dans le parc. Je posai mon front contre le carreau glacé pour observer plus attentivement la scène, en vain ; je me reculai pour ouvrir le loquet et m'accouder au rebord. L'air frais me fit frissonner et je regrettai d'avoir abandonné mon manteau dans le petit salon.
Des Frères en tuniques sombres et masques d'argents s'affairaient autour de la statue de la sorcière, brandissant des branches pour tâter la pierre. Se doutaient-ils qu'il s'agissait d'une personne vivante ? D'une sorcière, qui plus est ?
De ma fenêtre, je pouvais contempler l'étendue des dégâts d'un autre œil et je grimaçai. Il n'y avait aucun doute que la magie était à blâmer pour le carnage du parc. L'herbe était brûlée et la terre était retournée à certains endroits, comme si un dieu capricieux s'était amusé à détruire au hasard la pelouse. Quant à l'arbre renversé, la coupure était trop nette et précise pour être naturelle ; le sommet de l'arbre avait entraîné dans sa chute les guirlandes qui étaient désormais éteintes. La statue d'Ekaterina se dressait au milieu, saine et sauve.
Les Frères ne s'arrêteraient pas tant qu'ils n'auraient pas mis la main sur la sorcière responsable de cette destruction. Si seulement ils savaient que l'une d'entre elles était juste sous leurs yeux, emprisonnée sous la pierre, et que les deux autres se cachaient dans une des magnifiques demeures les entourant...
Je refermai soigneusement la fenêtre et tirai les rideaux, plongeant la pièce dans le noir. C'était idiot, mais j'avais la sensation que si je ne pouvais pas voir les Frères, ils ne pouvaient pas me voir non plus. Pour une fois, être dans les ténèbres me protégeait au lieu de me mettre en danger.
Malgré mes bonnes résolutions, l'usage de la magie m'avait épuisée au point où je ne résistai pas à m'asseoir sur le coin du lit. Le matelas s'affaissa sous mes fesses, trop mou à mon goût, mais cela ne m'empêcha pas de m'allonger et de fermer mes paupières.
Juste avant de succomber au sommeil que je craignais tant, j'eus le réflexe de déposer mes lunettes sur la table de nuit et de me débarrasser de mes bottes. Elles émirent un bruit étouffé alors qu'elles tombaient sur le tapis, un bruit que je perçus à peine tandis que je me glissais sous les couvertures, me laissant enfin aller au sommeil.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque j'émergeai de ma chambre, reposée et remise de l'affrontement contre la sorcière. Elizabeth avait eu raison : ma magie, l'éclat de l'Autre Monde présent en moi et visible à travers mes yeux, me renforçait. Elle pansait mes plaies et laissait ma peau douce et lisse. Elle apaisait ma faim et repoussait le froid.
Elle peuplait mes rêves et me poussait à plus de violence, plus de sang.
La demeure était silencieuse. Alors que je progressais vers l'escalier menant au rez-de-chaussée, je ne croisai personne, ni domestique, ni invité. Ce n'était pas sans me rappeler le manoir de Beatrice, vide et désert en dehors de ses chères réceptions. Si elle souhaitait garder secrète la présence de deux sorcières sous son toit, Lady Trenton se devait d'être prudente et de choisir avec précaution les personnes circulant chez elle.
Le niveau inférieur était plus animé. Le feu dans la cheminée s'était éteint, laissant derrière lui des braises rougeoyantes, et les rideaux avaient été tirés. Le soleil entrait à flot par les fenêtres et parvenait à donner l'impression que l'hiver était encore loin. Wilson se tenait au bas des marches et m'adressa un sourire poli.
– My lady vous attend pour le déjeuner, m'informa-t-il. Veuillez me suivre, mademoiselle.
L'horloge qui projetait son ombre entre deux fenêtres sonna midi tandis que Wilson me menait vers une porte vitrée donnant sur la salle à manger. Un drôle de spectacle s'offrit à moi, le genre de scène qui semblait être tirée des satires que j'apercevais dans les quotidiens distribués dans les kiosques de Sezon.
Elizabeth Trenton était assise à la tête d'une longue table, à la place de la maîtresse de maison. Elle avait abandonné sa chemise de nuit pour une tenue plus conventionnelle, c'est-à-dire une lourde robe de velours noir, adornée de perles et de dentelles. Ses boucles blondes étaient relevées par un jeu d'épingles argentées et son anneau d'or semblait plus ordinaire que jamais. Elle avait repoussé son assiette de porcelaine pour faire de la place à un petit journal dans lequel elle écrivait, faisant tournoyer son stylo à plume entre ses doigts.
Elle était flanquée de Temperance, à sa droite, et la vieille sorcière examinait ses ongles dans une expression qui criait à l'ennui. A la lumière du jour, elle paraissait plus vieille, et encore plus fragile, flottant dans son châle noir. Ses yeux noirs qui me détaillèrent avec attention à mon entrée me détrompèrent. Temperance était une femme faite d'acier trempée ; l'âge ne l'atteignait pas, ne la dérangeait pas.
Le troisième invité était Tom. Ses cheveux bruns était décoiffés, mais il portait des vêtements propres qui étaient à sa taille. Je me sentis brièvement mal à l'aise dans ma chemise d'homme et regrettai de ne pas avoir eu l'occasion de prendre un bain récemment.
Je n'étais pas la seule à être embarrassée. Tom s'était tendu, comme s'il percevait ma présence, et avait le nez plongé dans son assiette vide. Je fus soulagée de voir qu'il n'avait pas été marqué par nos mauvaises rencontres de cette nuit ; du moins, il n'y avait aucune blessure visible. Je pouvais presque sentir la honte s'évaporer par tous ses pores. Il s'en voulait d'avoir joué un double jeu et, en même temps, il ne pouvait s'empêcher de profiter de l'hospitalité d'Elizabeth.
Que lui serait-il arrivé s'il n'avait pas fini sa mission ? Lady Trenton l'aurait-il mis à la porte sans un regard, sans un remord ?
Elizabeth leva la tête à mon approche et je repoussai ces pensées. Ce n'était pas le moment.
– Bonjour, Ruby. As-tu bien dormi ?
Je n'eus pas le temps d'ouvrir la bouche que déjà Temperance ricanait.
– As-tu bien dormi ? répéta-t-elle d'un ton presque cruel. Quelle question idiote. Vas-tu laisser tomber cette mascarade de politesse et entrer dans le vif du sujet ?
La plume d'Elizabeth laissa tomber une goutte d'encre, presque noire, sur le papier blanc du journal.
La réaction de la sorcière me laissa figée sur place, à l'entrée de la salle à manger. Dans mon dos, Wilson referma délicatement la porte et j'eus la présence d'esprit de me dire que, peut-être, j'aurais dû m'enfuir avant le cliquetis de la serrure.
Tom se fit encore plus petit sur sa chaise, souhaitant probablement éviter d'attirer l'attention des deux femmes. Je n'avais qu'une envie : avancer et l'attirer contre moi pour le protéger. Je retins mon geste, de crainte d'être rejetée plutôt qu'acceptée, et restai sagement à ma place.
Temperance ne laissa pas le temps à Elizabeth d'intervenir qu'elle continuait déjà :
– Peux-tu m'expliquer pourquoi tu hurlais comme si notre chère lady te torturait ?
La prise d'Elizabeth sur son stylo se resserra au point que ses jointures devinrent blanches.
Pour cacher le tremblement de mes jambes, je me traînai jusqu'à la chaise vacante qui semblait m'être réservée, entre Elizabeth et Tom.
– Parce que je ne maîtrise pas mes cauchemars, répondis-je en haussant une épaule.
Je devais rester calme et maîtresse de mes réactions. Si je paniquais, Temperance ne me lâcherait pas. Et je ne voulais pas avoir une femme – une sorcière – trop intéressée par moi. De plus, la lueur dans les yeux d'obsidienne de Temperance semblait avide. Je ne savais pas quoi en penser.
Que savait-elle de moi ? Était-elle au courant de la source de ma magie, ou Elizabeth était-elle capable de garder un secret ?
– Tu devrais, renifla-t-elle. Une sorcière ne se laisse pas dominer par quelque chose d'aussi futile qu'un rêve. Alors pourquoi acceptes-tu d'être faible ?
Faible. La colère grimpa en moi à ce mot. Ma mâchoire se serra et mes muscles se contractèrent au point où ils se mirent à me brûler. Je craignis de me briser une dent mais, heureusement, elles tinrent bon.
Pour tenter de garder le contrôle sur mes violentes émotions, je plaçai mes mains sur la nappe blanche, les paumes à plat.
– Je ne suis pas faible, grinçai-je. Si seulement vous saviez ce que j'ai fait, ce que j'ai accompli avant de débarquer dans cette ville pourrie jusqu'à l'os, vous ne me parleriez pas comme ça.
Les coins de la bouche de la sorcière se soulevèrent en un rictus moqueur.
– Vraiment ? Tom m'a dit que tu t'étais enfuie d'un coven de sorcières. Pas fameux, tu sais. Beaucoup en ont fait de même.
Plus tard, une fois calmée et revenue à mes sens, j'apprécierais la facilité avec laquelle Temperance jouait avec mes nerfs, avec une telle aisance que je me demandais si elle avait fait appel à sa magie sans ma connaissance.
Ma propre magie se précipita à mon secours et sa brûlure, désormais familière, enflamma mes veines. La pièce autour de nous se mit à trembler. Tom gémit sur sa chaise et ses yeux vides se fixèrent sur ma personne. Je refusai de croiser son regard.
Elizabeth restait toujours immobile et silencieuse, observant le petit jeu de pouvoir – parce que ce n'était que ça – qui se déroulait entre Temperance et moi. La jeunesse contre l'âge ; la témérité contre l'expérience.
– Vous vous trompez tous sur moi, grognai-je. Je ne suis pas une sorcière, même si j'en ai la magie. Je ne veux pas en être une. Je ne suis pas un monstre non plus, mais je n'hésite pas à faire ce qu'il faut pour survivre. (Mes prochains mots furent adressés à l'égard de Tom.) J'ai tué, et je le referai pour rester libre.
Puis je tournai mon attention vers Temperance. Dans un excès de confiance, j'augmentai l'intensité de la vibration, au point où les assiettes et les verres se mirent à tinter et à claquer entre eux. Pour parachever mon œuvre, je retirai mes lunettes et les glissai dans la poche de ma chemise.
La réaction de Temperance fut... surprenante. Son expression se fit curieuse mais garda son côté impénétrable, comme si elle attendait que je termine mon discours pour se faire son opinion.
– Vous voulez savoir ce que j'ai fait de fameux ? Très bien. J'ai survécu à des années de manipulation mentale et d'expérimentations. J'ai marché dans l'Autre Monde par le moyen d'une boîte ensorcelée. Ce n'est toujours pas assez ?
Je perdis brièvement le contrôle de la vibration et une assiette se brisa au sol.
– J'ai marché dans l'Autre Monde physiquement. J'ai arpenté ses plaines et ses océans, j'ai affronté ses illusions et j'ai gagné. Je les ai déformés et j'ai repoussé ses attaques. Et j'ai accompli quelque chose que personne d'autre n'a jamais fait.
Trois corps sous un drap blanc. Trois filles sans esprit, de simples marionnettes jetées dans l'Autre Monde.
Une deuxième assiette se brisa.
– J'ai passé un marché avec l'Autre Monde. Son pouvoir en échange de la vie d'une sorcière.
J'eus l'impression d'avoir lâché une bombe sur la pièce. Il n'y eut pas de réaction de la part de Tom, comme si tout ce que je disais avait perdu la capacité de l'horrifier, mais Elizabeth compensa pour son manque de réponse. La femme écarquilla les yeux et plaqua une main contre sa bouche.
Alors, on regrette sa proposition ?
Temperance semblait avoir été drainée. Elle était horriblement pâle.
– Il m'a proposé de raser l'île où se cache cette sorcière, mais j'ai refusé, car à chaque usage de la magie, je perds un morceau de mon esprit.
A ces mots, la magie se retira de mes mains et quitta la pièce, laissant derrière elle deux assiettes en pièces.
– Avant, j'étais une simple fille de Sezon. Du moins, c'est ce que je crois. Je ne m'en souviens pas. Aujourd'hui, j'ai en moi assez de magie pour réduire en cendres tout l'Archipel par ma simple volonté, à condition de sacrifier tout ce qui fait de moi une personne.
Je secouai la tête.
– J'ai déjà perdu mes souvenirs et la moitié de ma vie. Je ne suis pas prête à renoncer à plus.
Le sang afflua enfin dans les joues et les lèvres de Temperance. D'une main tremblante, elle saisit son châle. Mais son sourire n'avait rien d'incertain. Il était sincère, un peu comme si elle n'attendait que ça.
– Enfin tu nous montres qui tu es réellement, soupira-t-elle. Fini les façades et les déguisements. Wilson ? Vous pouvez nous apporter le déjeuner, je vous prie.
Mes oreilles sonnaient. Elle claqua des doigts et les assiettes se reformèrent avant de voler à leur place. Alors que le domestique surgissait d'une porte donnant sur la cuisine, tout semblait être redevenu normal.
Ce n'était qu'une illusion.
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