Chapitre XX
J'AVAIS EU RAISON en affirmant à Tom que je n'étais pas une sorcière.
En combat singulier, je ne valais rien.
La sorcière avait choisi l'offensive et à chaque attaque, je me devais de reculer pour absorber le choc. J'avais déjà subi quelques coups, me laissant contusionnée, brûlée et coupée. De mes mains levées jaillissaient bouclier sur bouclier et la sorcière riait presque de mes efforts.
– Ça ne sert à rien de me résister ! lança-t-elle par-dessus une énième déflagration repoussée par mes soins. Tu ne vois pas que tu vas mourir ?
En réponse, je me jetai au sol pour éviter un éclair d'un bleu aveuglant qui vint foudroyer un arbre. Ce dernier émit un gémissement sinistre avant de s'effondrer avec un bruit assourdissant. Distraitement, je me demandai quelles étaient la portée et la durée du sort qui nous isolait du reste du monde. Je n'eus pas le temps de m'interroger plus qu'elle passait de nouveau à l'attaque, redoublant d'efforts pour percer mes protections.
Allongée au sol, les bras désespérément tendus devant moi, je sentais la magie circuler dans mes veines et se nourrir de ma force, troublant mon regard et provoquant un terrible début de migraine dans mes tempes. Si je ne faisais rien, j'allais mourir.
Je profitai d'un moment d'accalmie pour me redresser et tenter ma chance. La magie que je propulsai en avant, en direction de la sorcière, n'avait rien d'un sort ; elle manquait de grâce, de composition, de tout ce qui caractérisait les sorts dont j'avais été victime. Ma production était grossière et consommait bien trop d'énergie, mais elle fut efficace et heurta sa cible.
La magie lacéra profondément la poitrine de la sorcière et cette dernière émit un long hurlement de douleur et de rage. Autour de nous le temps subit un sursaut et se mit à crépiter, évoluant de façon erratique et irrégulière. La sorcière porta une main à sa blessure toute fraîche, trempant ses doigts dans le sang encore chaud et poisseux.
– Je ne me laisserai pas faire, grinçai-je en me relevant sur mes deux pieds, en une position approximative de combat. Donne tout ce que tu as, ce ne sera jamais suffisant.
Mon orgueil me tuera un jour, mais pas avant que je ne succombe sous les sorts de la sorcière.
Sa prochaine attaque m'attrapa littéralement à la gorge, brisant mon bouclier et m'aveuglant par la même occasion. Je me retrouvai le souffle coupé par une main invisible et, dans ma panique, tentai de desserrer la prise de la magie. La force me manquait et je ne faisais que m'agiter en vain. Bientôt, une peur effroyable s'empara de moi et le sang et la magie dans mes veines se glacèrent.
Je voyais de mes yeux écarquillés la sorcière s'approcher de moi. L'air commençait à me manquer, mes poumons me brûlaient et le monde devenait de plus en plus flou à mesure que les secondes s'écoulaient. La sorcière se planta juste en face de moi et je sentais son souffle chaud m'effleurer les joues.
Elle était jeune – plus que je ne l'avais imaginé. Sa peau était encore lisse et elle respirait la jeunesse, une jeunesse entachée par la colère et la profonde tristesse qui faisaient vibrer l'essence même de sa magie. Je percevais cette dernière puiser dans les failles de l'Autre Monde et alimentant la sorcière d'un flot régulier de magie.
– Beatrice m'a mise en garde contre toi, souffla-t-elle.
Était-ce un tour que me jouait mon esprit privé d'oxygène, ou pouvais-je réellement voir ses mots prendre forme dans l'air autour de nous ?
– Et qu'a-t-elle dit ? croassai-je avec effort.
Elle émit un petit reniflement avant de répondre :
– Que tu serais prête à tout pour survivre, murmura-t-elle même s'il n'y avait personne pour nous entendre. Que tu avais survécu aux plaines de l'Autre Monde et que te débrouiller à Sezon serait un jeu d'enfant pour toi. Que tu étais plus puissante que nous toutes réunies mais que, heureusement, tu étais inexpérimentée.
Elle se pencha un peu plus avant de terminer :
– Que je devais te tuer tant que j'en avais encore la chance, que si j'attendais trop tu me filerais entre les doigts et disparaîtrais à nouveau.
Des points noirs s'affolaient dans mon champ de vision et je savais qu'il ne me restait plus beaucoup de temps.
– Tu dois être soulagée, parvins-je à lâcher. Suzan sera enfin vengée...
– Suzan aurait rêvé t'étriper de ses propres mains, persifla-t-elle.
– Là où elle est, elle ne peut qu'en rêver.
La pression augmenta considérablement et, dans un espoir futile, je tendis le bras vers la sorcière.
Comme dans un songe, une force invisible la repoussa à plusieurs mètres et sa prise se relâcha. Je m'effondrai à genoux, respirant et haletant de l'oxygène qui m'irritait la gorge et les poumons. L'herbe sous mes paumes et l'air entre mes lèvres étaient un miracle.
J'avais failli mourir.
Tremblante à cause de cette réalisation, je trouvai la force de me redresser. Toute magie m'avait quittée dès que la sorcière m'avait soumise à sa magie et une drôle de sensation m'envahissait, un peu comme si tout mon corps me démangeait et que j'avais beau me gratter, rien n'y faisait. C'était le manque.
L'Autre Monde m'avait mise en garde. Si je ne faisais pas preuve de retenue, l'essence de cet univers me dévorerait de l'intérieur jusqu'à ce que je ne devienne rien d'autre qu'un instrument, une marionnette de ce pouvoir.
Après avoir goûté à la magie que pouvait m'offrir l'Autre Monde, il m'apparaissait de plus en plus compliqué d'y renoncer définitivement.
– Un sort de strangulation, lança une voix inconnue et rauque. Que c'est ennuyeux...
La sorcière se relevait à son tour et parut tout autant surprise que moi.
– Qui va là ? Montrez-vous !
Je remarquai que sa colère brûlante avait laissé sa place à une inquiétude glaçante. Qui pouvait bien avoir brisé le sort d'isolement qu'elle avait lancé ? Dans mon dos, les étudiants étaient toujours pétrifiés.
Une silhouette traversa la mince ligne d'ombre entre les arbres et se découvrit à la lumière des guirlandes et du clair de lune. C'était une femme, aussi vieille qu'elle était courbée. Elle portait un long châle noir qui recouvrait ses épaules tombantes et tombait au niveau de ses genoux. Ses cheveux étaient gris et ses yeux étaient perçants.
– Qui êtes-vous ?
La femme pencha la tête et un sourire énigmatique s'étira sur ses lèvres.
– Ce que toi et ton petit groupe de gamines mal éduquées rêvez de devenir un jour.
Piquée au vif, la sorcière fit un pas en avant mais n'alla pas loin. D'un geste fluide, l'inconnue l'immobilisa.
– Que vais-je faire de toi ? médita-t-elle. Oh, je sais... Tu feras une magnifique statue, un bel exemple...
– Non ! Espèce de vieille morue, je vais vous...
L'éclair jaillit de la sorcière mais l'inconnue n'en fut pas dérangée. Il s'évapora avant de pouvoir la toucher et, ignorant les hurlements et les insultes de la sorcière, la vieille femme lança un nouveau sort. Ce qui semblait être de la pierre se mit à gravir les jambes de la sorcière piégée.
Il ne fallut que quelques secondes pour la figer définitivement dans la pierre.
– Le secret, avec la magie, c'est de vouloir, fit l'inconnue en inspectant son châle. Il ne faut pas se poser trop de questions inutiles, il faut agir. C'est en doutant que tu échoues.
– Vous êtes une sorcière, soufflai-je.
– Tout comme toi.
– Non, je...
Elle m'interrompit d'un claquement de langue exaspéré.
– Pas de ça avec moi. Tu es une femme ? Tu es capable de manipuler l'énergie provenant de l'Autre Monde ? Tu es sorcière, un point c'est tout. Tes dilemmes moraux n'ont rien à voir avec ce que tu es, mais plutôt avec que tu fais.
Autour de nous, le monde reprenait vie, la magie retournant à l'Autre Monde ou au fond de mon esprit. Le parc avait été saccagé : un arbre gisait, décapité, l'herbe était carbonisée et une toute nouvelle statue avait été érigée.
– Mmh, fit la vieille femme.
Je sursautai et retins un juron du bout des lèvres. Elle s'était comme matérialisée à mes côtés, traversant une vingtaine de mètres en seulement une seconde.
– Tu es puissante, très puissante. Je dirais même trop, d'ailleurs. Que vas-tu faire de toute cette magie ?
– Je ne sais pas. Rien ?
– Idiote, va ! Gâcher tant de talent par peur et ignorance...
Ses remontrances touchèrent une corde en moi et je trouvai la force de m'affirmer.
– Qui êtes-vous ?
Ses petits yeux se plissèrent.
– Suis-moi, ce n'est pas le moment. Une lady t'attend.
Les grandes grilles d'argent de la demeure de Lady Trenton étaient grandes ouvertes. Je ne dirais pas qu'elles étaient accueillantes, mais rien ne nous empêcha de les franchir, puis de remonter la petite allée qui traversait deux rangées de rosiers dont les fleurs, d'un rouge écarlate, menaçaient déjà de faner. Leur parfum embaumait l'air nocturne et, pour une énième fois, je pensai à une sorcière aux cheveux noirs et aux yeux bleus.
La vieille femme ouvrait la marche d'un pas qui semblait glisser sur les pierres. Son châle flottait autour d'elle et je la surveillais attentivement. Elle était puissante, bien plus que les chiens d'attaque de Beatrice, et apparaissait en même temps si faible, prisonnière d'un corps marqué par les années.
Tant de questions se bousculaient dans ma tête. Qui était-elle réellement ? Pourquoi m'avait-elle sauvée ? Que me voulait Lady Trenton ? Étais-je en sécurité ? N'avais-je pas mis les pieds dans un piège fatal ?
Si c'était le cas, il était déjà trop tard. Nous gravîmes les quelques marches qui menaient au perron où nous nous arrêtâmes. La vieille femme resserra autour d'elle son châle noir d'un geste sec avant de lâcher :
– Ce n'est pas le moment de te perdre dans ta jolie petite tête. Concentre-toi un peu.
Elle frappa trois coups à la porte, trois coups qui résonnèrent et m'empêchèrent de lui répondre. L'imposant battant de bois pivota sur ses gonds en silence et nous invita à pénétrer dans le manoir de Lady Trenton, ce que fit la sorcière sans se faire prier.
– Ce n'est pas trop tôt ! grinça-t-elle. Avez-vous vu l'heure, jeune femme ? J'ai autre chose à faire que traîner dehors.
Je suivis la sorcière avec prudence dans le hall d'entrée, prenant soin de refermer la porte derrière moi.
Cette demeure n'avait rien à voir avec le manoir de Beatrice. Enfin, il y avait tout de même quelques ressemblances : les deux habitations étaient immenses et respiraient le luxe. Mais là où le manoir de l'île était un joyau finement poli et froid, celui de Lady Trenton était accueillant. Le parquet brut était recouvert d'un épais tapis où mes bottes sales s'enfonçaient et l'intimité était respectée car les rideaux avaient été tirés. Il y faisait délicieusement chaud et j'ouvris mon manteau pour mieux respirer.
Les lampes et appliques à gaz étaient éteintes, au profit de dizaines de chandelles et d'un immense feu de cheminée. La lumière ténue éclairait suffisamment pour ne pas se prendre les pieds dans un tapis ou se cogner dans un meuble, mais la majorité de la pièce restait dans l'ombre.
– La patience n'a jamais été une de tes vertus, ma chère Temperance.
La voix résonna depuis le sommet d'un escalier auquel je n'avais jusque-là pas prêté attention. Une femme s'y dressait, grande et mince, vêtue d'une robe d'intérieur et de chaussons, les cheveux blonds recouverts d'un bonnet de nuit. Elle n'était plus dans sa prime jeunesse, comme le prouvaient les rides marquant le coin de ses yeux et de sa bouche, mais elle était encore loin du grand âge de la vieille sorcière.
J'en déduisis à sa tenue et à sa posture qu'il s'agissait de la maîtresse de maison, la fameuse Lady Elizabeth Trenton.
– Je trouve, au contraire, que j'ai été très patiente, répliqua la sorcière – Temperance. J'ai supporté tes petits jeux et j'y ai même pris part. Cela ne te suffit-il plus ? Faut-il maintenant que je sacrifie mes nuits, en plus de ma tranquillité ?
– Cette mauvaise humeur ne te sied guère, cesse donc de bouder. Nous savons toutes les deux que tu es ravie de ton excursion nocturne. Que vont découvrir les Frères, dis-moi ? Un cratère fumant ? Un nouvel océan ? Ton excentricité légendaire a-t-elle encore frappé ?
– Rien de tout ça, malheureusement. Je n'ai ni le temps, ni l'âge, pour ces sottises.
Temperance se tourna vers moi, sous-entendant de façon plus qu'implicite qu'elle ne voulait plus discuter avec Lady Trenton. Ses yeux noirs brillaient dans la lueur des flammes et sa peau semblait moins translucide qu'auparavant.
– Je m'en vais me coucher, et tu devrais en faire de même, me conseilla-t-elle en redressant le menton. Et n'écoute pas les conseils ou les demandes de cette petite peste ; un jour, tu dois t'occuper d'une faille dans le jardin, et le lendemain tu dois courir dans la ville au secours d'une pauvre gamine perdue.
Elle secoua la tête et s'éloigna en silence vers une porte au rez-de-chaussée. Le cliquetis d'un verrou fermé à clé résonna peu après.
– Temperance Bradshaw, annonça Lady Trenton. De toutes les sorcières que j'ai eu l'honneur de rencontrer, elle est probablement la plus puissante. La plus insupportable, également. Les années ne lui ont pas fait de cadeaux, c'est devenue une vieille peau.
Je perçus la note d'affection dans son ton. Malgré les piques, les deux femmes s'appréciaient visiblement.
– Elle a dit que j'étais une sorcière, dis-je. Elle a tort, vous savez. Je n'en suis pas une.
Lady Trenton pencha la tête et son bonnet manqua de glisser de ses boucles blondes. Elle le rattrapa d'une main avant de me faire signe de la rejoindre.
– Pourquoi ne pas parler de ça autour d'une bonne tasse de thé ? Tu dois être épuisée, et te reposer un peu ne te fera pas de mal.
Sans réfléchir, je lui obéis, poussée par la curiosité de découvrir ce qu'elle avait à m'offrir.
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