Chapitre XVIII
NOUS NE PERDÎMES PAS PLUS DE TEMPS à discuter, même si je mourais d'envie de savoir où Tom avait pu apprendre mon prénom. Seules deux personnes l'avaient déjà prononcé : Rose, cette fameuse nuit de la réception, avec douceur et sincérité ; puis Beatrice, qui l'avait transformé en arme pour me narguer et me railler.
Qui était réellement Tom ?
Peut-être aurais-je dû m'en inquiéter avant de m'enfuir avec lui pour la deuxième fois.
Nous quittâmes rapidement l'immeuble que j'avais investi, mes bottes trop grandes et trop lourdes résonnant dans les couloirs vides et abandonnés. Tom évoluait sans un bruit et j'enviais sa discrétion.
Lorsque nous émergeâmes finalement dans la rue, dissimulés dans l'ombre du bâtiment, je remarquai aussitôt que quelque chose n'allait pas. La nuit semblait retenir son souffle et des formes sombres dansaient derrière les fenêtres à moitié obstruées. Je plissai des yeux.
– On nous observe, chuchotai-je.
Tom suivit mon regard puis secoua la tête.
– Je ne vois rien. Ils ne sont pas dangereux.
– Ni intéressant.
– Non plus. Allons-y, vite !
Tom ouvrit la voie et je le suivis de près. J'avais l'horrible impression que quelqu'un se trouvait dans mon dos, respirant dans mon cou et charriant avec elle une odeur rance de sueur et de sang. A chaque fois que je me retournais, il n'y avait personne.
Je décidai d'écouter mon instinct.
– Tom... Nous ne sommes plus seuls.
Il se figea, et ce fut ce qui lui sauva la vie.
Le coup de feu résonna dans la nuit, brisant le silence avec une force à me rendre sourde. Par réflexe, je me jetai au sol, plaquant mes mains au-dessus de ma tête pour me protéger. Je vis du coin de l'oeil Tom m'imiter, ses yeux blancs écarquillés par une terreur qui le faisait trembler de la tête aux pieds.
La balle s'était logée dans le mur, pile à l'endroit où la tête de Tom aurait dû se trouver s'il avait continué à avancer.
L'écho du coup de feu résonnait encore lorsque je me levai d'un bond, entraînant Tom à ma suite. A une cinquantaine de mètres, drapés par d'épais manteaux de laine, se tenaient trois Frères. L'un d'eux brandissait un pistolet dont le canon fumait encore dans l'air froid.
A cette distance, il n'y avait aucun doute sur leur identité. Ils portaient leurs masques qui reluisaient d'un éclat sinistre et leurs manteaux arboraient l'insigne de l'Ordre : deux mains formant une coupe contenant un orbe, lui-même divisé en deux parties symbolisant l'Autre Monde et le nôtre.
Ils nous avaient retrouvés, et plus vite que Tom ne l'avait prévu.
– Cours...
Ma voix ne parvint pas à atteindre Tom à travers le brouillard de confusion qui l'entourait. Je me répétai, plus fort, jusqu'à ce qu'il réagisse enfin et détale au quart de tour. Je ne me fis pas prier et l'imitai aussitôt, filant à toute vitesse à travers le quartier condamné.
– Où aller ? haletai-je.
Tom, de moins en moins hagard à mesure que notre fuite consumait notre endurance, me répondit de façon hachée, marquée par l'effort :
– Au funiculaire !
Je fronçai les sourcils. Je savais où se trouvait le funiculaire même si je ne m'en étais jamais réellement approché. Pour y accéder, il fallait se rendre à la gare, acheter un billet – qui coûtait bien plus que la maigre somme que j'avais amassée ces derniers jours – et le tour était joué.
Sauf que personne ne vivant dans notre quartier n'empruntait jamais le funiculaire. Ce petit train servait de correspondance entre les quartiers huppés aux toits dorés et le reste de la ville de Sezon. Pourquoi Tom voulait-il se rendre là-haut ?
– Pourquoi ? m'écriai-je en prenant un virage de justesse, la main tendue derrière moi pour guider Tom. Nous devons rester ici, se cacher !
– Et à quoi cela nous servira-t-il ? Ils ne nous lâcheront pas – pas maintenant qu'ils ont trouvé notre piste !
Il avait raison. Les trois Frères étaient plus grands et plus massifs que nous, donc moins rapides. Mais leurs corps étaient entraînés pour supporter de longs efforts et, avant d'être des prêtres et des moines, ils étaient avant tout des soldats. Tom et moi ne menions cette course endiablée que grâce à notre peur, qui se trouvait être un carburant plus qu'efficace.
Malheureusement, nous étions sur la réserve. Mes muscles me brûlaient et mes poumons n'avalaient plus assez d'air. Tom était handicapé par ses jambes plus petites et avait du mal à garder le rythme.
Nous ne ralentîmes pas pour autant. Nos vies étaient en jeu et mes pieds me portaient avec une nouvelle conviction.
Les rues de Sezon s'élargissaient à mesure que nous gravissions chaque niveau de la ville. Les demeures se faisaient plus riches et les façades se retrouvaient décorées de moulures et de peintures en une passable imitation des manoirs et du palais surplombant l'île.
Les trois Frères nous suivaient toujours mais le tireur n'avait fait aucune nouvelle tentative. Avait-il peur de louper son tir et de gaspiller une munition ? Ou craignait-il les conséquences d'un coup de feu parti trop tôt ou dans le vide ? Que penseraient les habitants de Sezon s'ils voyaient leurs Frères protecteurs courser un enfant et une femme en tirant à tous azimuts ?
Que l'Ordre tienne plus à sa réputation et à son intégrité plutôt qu'à leur chasse aux sorcières nous sauva la vie.
Épuisés et à moitié désespérés, nous aperçûmes enfin la gare. La structure, très moderne avec son armature de métal et ses panneaux de verre, illuminait la nuit d'une douce lueur dorée. Le parc qui l'entourait fut traversé en quelques foulées et nous nous effondrâmes à moitié sur les portes qui cédèrent sous notre poids.
La gare était vide et personne ne fut témoin de notre arrivée plus que maladroite. Tom s'élança aussitôt vers les marches venant au wagon, ignorant le guichet et son employé, profondément endormi.
– Et le ticket ? demandai-je en m'arrêtant. On ne peut pas prendre le funiculaire sans !
– Qui veux-tu affronter ? Le contrôleur ou les Frères ?
Le choix était tout fait. Je sentais en moi l'essence de l'Autre Monde s'agiter et s'énerver. Je craignais sa réaction s'il se retrouvait confronté aux Frères.
Il allait faire un massacre et je ne savais pas si je pouvais accepter d'avoir encore plus de sang sur les mains.
Par curiosité, je me retournai, prête à voir les Frères débarquer avec fracas à travers les portes de verre. Le spectacle qui se livra sous mes yeux était bien pire.
L'horreur me paralysa sur place alors que la peur m'avait fait traverser toute la ville sans un regard en arrière.
Deux Frères gisaient à terre, baignant dans leur propre sang. Le troisième était encore debout et s'agitait autour du sabre qui était planté dans sa poitrine. Son expression – surprise et choc – se transforma en un masque mortuaire alors que l'assassin retirait sa lame d'un geste leste et que l'homme s'effondrait, sans vie, parmi les siens.
Une femme se tenait au milieu de ce carnage, tenant d'une main le sabre ensanglanté, pointant de l'autre ma direction. Ses lèvres se retroussèrent et dévoilèrent ses dents en une grimace purement barbare.
Elle arborait la même expression qu'un dément et, alors qu'elle brandissait son arme dans ma direction, je reconnus enfin ce visage.
Il s'agissait de la sorcière de la réception, de l'amie de Susan. Elle était là pour me tuer.
Tom hurla dans mon dos et ce fut juste assez me tirer de ma transe. Je titubai sur le carrelage impeccable de la gare et, au moment où la sorcière s'élançait vers les portes de verre, je trouvai la force de prendre la fuite.
Tom ne m'attendit pas et était déjà au bord des rails à trafiquer un panneau recouvert de différents boutons et leviers alors que je gravissais avec une nouvelle énergie les marches recouvertes d'un épais tapis écarlate. Mon cœur battait frénétiquement au même rythme que mes pieds et que ceux de la sorcière à mes trousses.
Le wagon du funiculaire était toujours immobile et Tom continuait à s'acharner sur le panneau de contrôle.
– Tom ! Mais qu'est-ce que tu attends ?
– Ça ne marche pas ! paniqua-t-il. Rien ne fonctionne !
Je m'arrêtai à ses côtés en dérapant et mes yeux affolés parcoururent l'objet. Je n'y comprenais rien et ne voyais qu'une succession de lumières qui clignotaient sans aucun sens.
– Il faut faire quelque chose ! Si elle nous rattrape...
L'arrivée de la sorcière m'interrompit. Elle s'immobilisa au sommet des marches, tenant toujours son sabre en main. Elle pencha la tête et m'étudia longuement, avant de cracher d'une voix pleine de fureur :
– Tu l'as tuée !
Malgré tous mes efforts, je sentis la culpabilité revenir et m'écraser sous son poids. A mes côtés, Tom s'arrêta et je vis ses doigts hésiter au-dessus du panneau.
– Continue, ne l'écoute pas, le pressai-je.
Il se replongea dans sa tâche tandis que je contournai le poste de contrôle d'un pas lent et peut-être plus assuré que je ne l'étais réellement.
– Oui, avouai-je. Je l'ai tuée. J'ai tué Susan.
La sorcière explosa avec un hurlement terrible, laissant sa colère et sa magie se manifester. Une vague d'énergie brûlante fut projetée en notre direction et je levai instinctivement les bras pour me protéger, sentant la chaleur traverser mes vêtements. Dans mon dos, un bruit sourd suivit d'un juron : Tom s'était jeté à terre.
Un autre bruit attira mon attention, cette fois au-dessus de ma tête. Le plafond, une véritable merveille architecturale de verre, accusait une longue fissure sur toute sa longueur. L'édifice se mit à craquer et à protester.
– Tu n'as aucun droit de prononcer son nom, gronda la sorcière.
Elle tremblait et je craignis qu'elle ne perde patience et ne se jette tout bonnement sur moi pour en finir au plus vite.
– Parce que vous aviez le droit d'arracher des dizaines de filles à leur vie pour les enfermer sur votre île ? Pour expérimenter sur elle, pour les torturer et les tuer ? De quel droit avez-vous foutu ma vie en l'air ?
Ma peur fut peu à peu remplacée par une colère aussi vive et violente que celle de la sorcière. Cette fois, c'était moi qui tremblais ; c'était de mon propre corps qu'exsudait une magie implacable.
L'essence de l'Autre Monde coulait désormais dans mes veines au même rythme que mon sang. J'étais bien incapable de l'expliquer mais son pouvoir me semblait différent. Il ne me paralysait pas comme il l'avait fait sur l'île mais me rendait plus forte. Le temps ralentit à nouveau mais, cette fois, c'était ma volonté.
A ce moment, face à une sorcière sanguinaire, je me sentais invincible. Je ne faisais qu'un avec l'Autre Monde et j'avais conscience d'être bien plus puissante que jamais mon ennemie ne rêverait de l'être. J'avais tout le pouvoir de l'Autre Monde à ma portée, je le sentais vibrer et s'agiter au bout de mes doigts. Ma vision était plus perçante et je discernais désormais toutes les minuscules failles de l'Autre Monde parfaitement intriquées dans la toile de notre réalité. Je pouvais presque goûter sur ma langue l'acidité et l'arrière-goût métallique de la magie. La sorcière s'en nourrissait pour accroître son pouvoir.
Je n'en avais pas besoin. La seule et unique source de mon pouvoir se trouvait déjà en moi, confiée par l'Autre Monde en personne quelques jours plus tôt en échange de mes yeux.
Et alors que je laissais ma magie se déployer pour la première fois, les mots d'avertissement de l'Autre Monde me revinrent, bien trop tard pour faire marche arrière.
Tu auras entre les mains un pouvoir immense, plus grand qu'aucune sorcière n'a jamais possédé. Seras-tu capable de le garder pour toi ? Chercher à te venger serait tellement plus facile et satisfaisant... Tu pourrais raser cette île de la carte par ta propre volonté.
La sorcière ne put rien faire d'autre que reculer pour éviter l'onde de choc qui s'en suivit. L'énergie pure et concentrée rasa le sol avant de lui exploser littéralement au visage, l'envoyant valser avec force dans les escaliers. Elle disparut au bas des marches, sonnée mais encore vivante, son sabre échouant trop loin pour qu'elle ne puisse l'atteindre.
J'aurais pu l'achever d'une simple flexion du poignet. Je mentirais si je disais que je n'y avais pas pensé, ni que je ne l'avais pas désiré. Mais je ne pouvais pas ; trois corps gisaient déjà à l'extérieur de la gare, quel bien cela ferait-il d'en rajouter un quatrième ? Pour le moment, il nous fallait fuir, et non pas combattre.
Juste avant de forcer ma magie à s'éteindre, à retourner dans cette partie de mon esprit où elle resterait invisible et discrète jusqu'à la prochaine utilisation, je l'invoquai une dernière fois pour ériger une barrière entre la sorcière et nous. Un bouclier semblable à celui que Nora avait invoqué se matérialisa aux pieds de la sorcière.
Une fois cela accompli, ma magie disparut à nouveau et le temps reprit son cours.
Un violent malaise s'abattit sur moi. L'Autre Monde ne donne jamais rien sans retour.
– Ruby ?
Je me retournai. Tom se tenait, livide, aux côtés du panneau de contrôle.
– Que s'est-il passé ? Je ne vois plus rien, elle a disparu !
– Je nous ai fait gagner un peu de temps, c'est tout, répondis-je avec conviction. Nous devons faire vite, je ne sais pas combien de temps le bouclier tiendra...
– Bouclier ? s'étrangla Tom. Tu es une sorcière !
Je grimaçai.
– C'est plus compliqué que ça, Tom. C'était de la magie, oui, mais je ne suis pas une sorcière. Je ne suis pas comme elles.
Vraiment ? susurra une voix à l'arrière de mon esprit. Tu utilises la magie pour tes intérêts, tout comme elles. Tu tues, tout comme elles. En quoi es-tu différente ?
Je l'ignorai.
– Si tu le dis... Voilà, annonça-t-il.
Il poussa un levier précis tout en maintenant la pression sur un bouton. Un murmure s'éleva et le wagon, jusqu'alors inerte, s'illumina soudainement.
– Il est temps de monter à bord je crois, déclara Tom en ouvrant la voie.
Nous nous installâmes dans la cabine richement décorée et, une fois la porte fermée, filâmes le long des rails à une vitesse soutenue, laissant derrière nous les cadavres de trois Frères et une sorcière dont le choc n'amoindrissait pas son désir de sang.
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