Chapitre XVII
L'AUTRE MONDE S'EMPARA DE MON RÊVE à peine eus-je plongé dans l'inconscience, me piégeant à l'intérieur de mon propre sommeil. Mon songe, alors un enchaînement d'images sans queue ni tête, de simples extraits de ma vie quotidienne qui perdraient tout sens à mon réveil, devint affreusement réel.
Je me tenais dans une ruelle sombre, semblable aux centaines qui traversaient Sezon. La sensation était étrange : je voyais la scène de mes propres yeux et, pourtant, je me sentais détachée de mon corps, comme si je savais qu'il s'agissait d'un rêve. Cela me rappela mes nombreuses expériences avec la boîte et m'apporta un léger réconfort, qui fut aussitôt balayé par les efforts de l'Autre Monde.
De l'obscurité naquit un tourbillon de poussière. Il grandit, grandit et grandit jusqu'à atteindre la taille d'une petite tornade. Le vent soufflait fort et mes cheveux me volaient dans les yeux. J'étais incapable de lever les bras pour me protéger et ne pouvais que plisser des paupières en attendant que cela passe. Un sentiment, sourd et hors de ma portée, méconnaissable et à la fois familier, me hurlait de m'enfuir, de ne pas attendre.
Mon rêve l'ignora.
Finalement, une silhouette émergea de la tornade. Elle tituba un long moment sur ses jambes, avançant d'un pas tremblant vers moi à la manière d'un poulain nouveau-né, hésitant dans ses pas mais déterminé à atteindre son but. En réponse, je reculai à mon tour avec l'impression d'avancer dans de la mélasse. L'effort que ces quelques pas me demandèrent firent battre mon coeur frénétiquement et fit couler la sueur sur mon front.
La silhouette gagnait de plus en plus de substance à mesure qu'elle avançait. Alors qu'elle ne se trouvait qu'à quelques pas de moi, je reconnus enfin la personne à qui l'Autre Monde avait volé son apparence.
– Tu nous as menti, fit le pseudo-Tom d'une voix rauque.
Il me fallut un moment pour réaliser que l'Autre Monde s'était exprimé. Lorsque je m'en rendis compte, l'incarnation s'était plantée devant moi et me soufflait son haleine – oxyde et cendre – au visage.
– Jamais, murmurai-je. Je ne suis pas une menteuse.
Mes mots s'emmêlaient sur ma langue et furent accueilliS par un ricanement sinistre, discordant et ô combien monstrueux.
– Tu nous as menti ! vociféra le pseudo-Tom, une langue de ténèbres jaillissant d'entre ses lèvres minces et livides pour mieux siffler les mots accusateurs. Tu nous as promis la vie de la sorcière !
Ses bras saisirent avec force les miens et je me retrouvai clouée sur place.
– Non ! Vous m'avez demandé de l'arrêter, pas de la tuer ! Je vous ai dit en être incapable !
– L'arrêter, la tuer... N'est-ce pas la même chose ? Oui, ça l'est... Pourtant, que fais-tu en ce moment même ? Tu te terres ! Tu te caches ! Et pendant ce temps, la sorcière continue ses sombres affaires sans être inquiétée...
Avec force, le pseudo-Tom me pivota pour me forcer à faire face à une nouvelle scène née des ténèbres.
Le laboratoire du manoir rentrait comme par magie dans l'espace restreint de la ruelle. La reproduction était exacte, au point où je tentai de m'enfuir de la poigne de l'incarnation lorsque Beatrice émergea d'une volute de fumée blanche. La sorcière semblait faite de chair et de sang, et détonnait étrangement dans ce décor de brume et d'hallucination.
– Observe bien, siffla l'incarnation. Regarde ce que tu laisses se produire. Comment oses-tu ?
Le laboratoire prit vie. Beatrice s'anima et, auprès d'elle, d'autres figures apparurent. J'en reconnus deux : Nora, la sorcière nerveuse qui avait assisté à la terrible expérience, et Magda, l'aristocrate à l'éternelle cigarette. Elles s'agitaient toutes, discutant avec animosité et accompagnant chaque parole d'un geste expressif, mais je ne comprenais pas un mot.
En revanche, je n'avais besoin d'aucun interprète pour saisir la gravité de la situation.
Les trois femmes étaient réunies autour d'un miroir qui ne m'était pas inconnu. La réalité – du moins ce qui pouvait être considéré comme la réalité dans un rêve, car je n'avais pas oublié où je me trouvais – se déformait à mesure que la faille permettait à l'Autre Monde d'interagir avec le nôtre, et inversement. Je sentis, en moi, dans mon esprit, l'essence de l'Autre Monde s'agiter à cette vue.
– Elle a réussi, chuchotai-je avec horreur.
Le sentiment m'envahit telle une douche glacée et un long frisson courut le long de mon échine.
– A cause de toi, de ta lâcheté et de tes mensonges !
Combien de jours s'étaient-ils écoulés depuis ma fuite ? Depuis mon voyage forcé dans l'Autre Monde ? Un rapide calcul mental m'indiqua que moins d'une semaine venait de passer.
Il avait fallu des années à Beatrice pour découvrir le processus. Il lui avait fallu six jours pour le reproduire.
Je n'étais pas indispensable, j'étais remplaçable. Ici, en liberté, je n'étais plus un bien précieux qu'elle essayerait de récupérer, mais une nuisance, un danger qu'elle voudrait à tout prix éliminer.
Je n'eus pas le temps d'accorder plus de temps à mes pensées négatives que la scène changea à nouveau.
– Qu'allons-nous faire ? Mourir ? Abandonner ? Fuir ?
La faille ne s'agrandit pas : elle explosa. Un torrent de lumière se déversa dans mon rêve et un géant en fut craché par la même occasion. Il se dressa, nous surplombant, et je ne distinguai qu'une paire d'yeux d'obsidienne, les mêmes que les miens, avant que l'incarnation de l'Autre Monde ne me libère.
Je titubai dans mon empressement de m'éloigner de lui. Mon coeur affolé pompait trop de sang et ma vision devenait trop floue pour que je puisse étudier les détails. De toute façon, je ne m'attardai pas au spectacle et m'élançai à travers la ruelle. Pour aller où ? Je l'ignorais.
Je courus jusqu'à en perdre haleine et, distraitement, je m'étonnai d'être épuisée dans mon propre rêve. Et si ce n'était pas qu'un rêve ?
Je laissai dans mon dos le géant et le laboratoire. J'étais encore et toujours dans une ruelle et je sentais encore la présence de l'Autre Monde, son aura oppressante et étouffante. Un je-ne-sais-quoi avait changé entre ce songe et mon incursion dans l'Autre Monde. Auparavant, j'avais été capable de maîtriser la situation, d'imposer ma vision des choses à la volonté même de cet univers.
Désormais, j'étais sa victime.
– La retenue, Ruby.
Je tournai la tête pour découvrir la version grotesque de Rose que l'Autre Monde m'avait déjà présentée. Sauf que, cette fois-ci, elle ne montrait plus les dents, se contentant d'arborer une expression impassible et dénuée de tout sentiment.
– Je n'ai rien pu faire pour empêcher ce déferlement de pouvoir, me défendis-je après avoir repris mon souffle.
– Ce n'est pas une question de faire, mais de vouloir. Où est passée ta volonté ?
– Je ne prendrai pas de leçon d'une illusion qui s'estime légitime et me vole mes propres songes !
Je criai ces derniers mots à l'adresse du ciel sombre. Ma seule réponse fut celle de la pseudo-Rose :
– L'illusion craint pour sa vie. Tu devrais en faire autant.
– Nous sommes en sécurité.
Elle pencha la tête, ses yeux vides et sombres parvenant cependant à exprimer une profonde désapprobation.
– Plus maintenant, fit-elle d'une voix qui m'apparut lointaine. Elle arrive.
La pseudo-Rose commença à reculer et, à chaque pas qu'elle prenait, son essence même se dissipait de la trame de mon rêve.
– Qui arrive ? De qui parlez-vous ? C'est Beatrice, n'est-ce pas ?
Je tentai de la retenir, en vain ; sa main tomba en cendres entre mes doigts. La dernière chose que je vis avant de me réveiller en sursaut fut ses yeux.
Pendant un instant si bref que je crus l'avoir imaginé, ils virèrent au bleu.
Il me fallut quelques précieuses secondes pour reprendre mes esprits après mon réveil. Le monde m'apparaissait flou et imprécis. Je sentais quelqu'un me secouer avec énergie et, avec moins de force que je ne l'avais prévu, je repoussai la personne.
– Allez, réveille-toi ! s'agaça une voix empressée. On n'a pas le temps de se reposer !
Ma vue se stabilisa enfin et, grâce à la lumière de la lune qui illuminait la pièce, je pus distinguer qui se tenait devant moi. Tom.
Mon coeur eut un sursaut quand mon rêve se rappela à moi. Que faisait-il ici ? Je lui posai la question, la gorge sèche et la langue pâteuse.
– Je suis là pour te sauver les miches, fit-il en jetant un coup d'œil nerveux dans son dos.
Je me redressai en grimaçant lorsque la douleur explosa dans mon dos. Ma tête était lourde, comme remplie de sable, et j'avais du mal à me concentrer sur la réalité et à ne pas replonger dans la contemplation de mon songe. Je m'interrogeais sur le message de l'Autre Monde et sur les conséquences de ses révélations.
Beatrice avait réussi pour la seconde fois son expérience.
– Oh, tu m'écoutes ?
Je me tournai vers Tom. Il paraissait plus qu'agité ; apeuré, plutôt. Ses yeux vides faisaient le balancier entre moi et la porte qu'il avait laissée grande ouverte. Son comportement suspect et franchement inquiétant fit naître en moi une angoisse qui ne demandait qu'à croître.
– Que se passe-t-il ?
– Te moques-tu de moi ? Es-tu franchement inconsciente ? Tu hurlais à la mort ! Je t'ai entendu depuis l'autre bout du quartier !
– Des gens hurlent toutes les nuits dans le coin, Tom, lui répondis-je en me levant lentement, prudemment. Il n'y a pas de quoi s'affoler.
– Sais-tu seulement ce que tu vociférais ?
Ma gorge se serra et je secouai la tête. L'expression de Tom se fit grave et ses lèvres se pincèrent. Dans la nuit et dans ces conditions, il semblait bien plus vieux, plus mature. Je ne l'avais pas vu depuis ce premier jour et je fus à nouveau surprise d'être confrontée à un tel garçon.
– Tu braillais des phrases sans queue ni tête, mais de ce que j'en ai compris... Tu parlais de l'Autre Monde, d'un laboratoire, d'une sorcière... Mais ce n'est pas ça le plus inquiétant.
Il se pencha vers moi et, même s'il était plus petit que moi d'une bonne tête et demie, je me sentis intimidée par lui alors qu'il me livrait la vérité.
– Tu as mentionné une promesse. Tu as juré de tuer quelqu'un. Puis tu as dit quelque chose de très grave.
Je savais très bien ce que j'avais dit mais entendre Tom me livrer mes propres paroles accentuait encore plus l'impression de réalité qui entourait mon rêve. Pouvais-je encore le considérer comme un rêve ? N'était-ce pas plutôt une rencontre, orchestrée aux confins de mon esprit ?
– Je n'ai rien pu faire pour empêcher ce déferlement de pouvoir, répéta Tom avec une justesse qui me fit mal. Sais-tu au moins ce que cela signifie ?
Je choisis ce moment pour lui jeter un regard noir.
– Crois-moi, grinçai-je, je sais mieux que quiconque ce que tout cela signifie. Et ça ne te regarde pas.
– Peut-être, concéda-t-il. En revanche, sais-tu ce qui me concerne ? L'homme qui, après t'avoir entendue, a couru au poste de surveillance de l'Ordre le plus proche.
Cela eut pour effet d'inoculer une bonne dose d'adrénaline dans mon sang et de me pousser à l'action. J'enfilai lestement mon manteau et perchai sur mon nez mes lunettes, que j'avais retirées avant de m'endormir.
– Les Frères vont nous tomber dessus ? paniquai-je.
– Pas tout de suite, mais ils arrivent, oui. Ils ne laisseront pas passer une telle opportunité. Si ça peut te rassurer, l'homme a également été arrêté pour petits larcins.
– Je me fiche de ce qui est arrivé à cet homme. Il faut partir !
– Attends un instant, me conseilla Tom. Les Frères ne sont pas notre seul problème.
Il disait « notre » comme si ce n'était pas uniquement le mien, mais le sien également. Je ne savais pas quoi en penser.
– Qu'y a-t-il ?
Cette fois, j'étais prête à jurer que le temps s'était arrêté un bref instant, pile au moment où les lèvres de Tom se mirent à parler. Le temps reprit son cours mais j'avais mon doute.
– Une sorcière est sur tes traces, Ruby. Et elle n'est pas là pour prendre le thé. Elle veut te tuer.
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