Chapitre XV

     LA VILLE DE SEZON était complexe. Après mon petit larcin, je rassemblai mon courage pour partir à l'exploration de cet endroit qui, autrefois, avait été mon chez-moi. Je sortis de l'ombre et déambulai sans destination précise dans les rues, observant avec grand intérêt tous les détails qui rendaient Sezon vivante, permettant à mon esprit d'associer certains éléments à des souvenirs que je pensais perdus.

Sezon était une mosaïque composée aussi bien de merveilles que de misère. Construite à la manière d'un escalier, épousant la forme naturelle de l'île, ses pieds baignaient dans l'océan. D'une terrasse surplombant le port, je pus apprécier à loisir le ballet des navires qui quittaient et entraient au port. Ils n'avaient rien à voir avec la petite barque du vieux Charlie ; c'étaient des monstres des mers, des créatures dont les voiles flottaient au vent telles des crinières sauvages et au ventre creux dans lequel rugissait un moteur qui les propulsait à travers les flots.

Je n'osai pas m'approcher plus près du port. Il y avait tellement de navires que j'étais bien incapable de localiser celui de Beatrice et je ne voulais pas risquer de tomber sur une de ses sorcières. Je préférais l'agitation de la ville à la nervosité du port.

Les véritables merveilles de Sezon, outre son port, ne se trouvaient pas à mon niveau. Il m'aurait fallu emprunter le funiculaire pour aller admirer les bâtisses de pierres blanches et d'or qui ornait le sommet de l'île un peu à la manière d'une couronne trônant sur la tête d'nu roi. Une construction en particulière attirait l'œil même depuis la terrasse où je me trouvais ; elle scintillait sous le soleil d'automne, ses étendards parme et argenté ondulant. Le palais royal.

Je décidai de ne pas m'aventurer dans ces quartiers pour plusieurs raisons. La première était purement pratique : le funiculaire n'était pas gratuit et mes poches étaient toujours désespérément vides. Ensuite, je craignais d'y faire de mauvaises rencontres, de tomber sur des individus qui auraient pu se cacher dans les recoins sombres du fumoir de Beatrice. De cette soirée je ne me souvenais que de Magda ; ses compagnons n'étaient que des silhouettes sans visages, des gentlemen qui fumaient la pipe et me remettraient sans hésitation à Beatrice pour quelques miettes de sa reconnaissance.

Je me réfugiai alors dans les bas-quartiers de Sezon, où la misère régnait d'une main de fer. Les usines et les machines étaient ses intendants et faisaient marcher au pas toute la population, imposant une cadence folle. Les travailleurs, la mine couverte de poussière et creusée par la fatigue et la faim, se pliaient à leurs exigences. Je voyais, au coeur même des usines, aussi bien des hommes forts que des vieilles femmes courbées par l'effort et des enfants, crasseux et silencieux alors qu'ils alimentaient les machines ou poussaient des chariots, mettant en commun leurs maigres forces dans l'espoir de faire une différence.

Avais-je eu une telle vie avant d'atterrir entre les mains des sorcières ? Avais-je été une de ces enfants enfermés dans ce monde de poussière et d'engrenages, où le ciel n'était jamais bleu mais constamment recouvert d'épais panaches de fumée qui cachaient le soleil ? Si oui, aurais-je été condamnée à grandir, à vivre puis à mourir dans mon travail ?

Ces interrogations en soulevaient d'autres, créant une véritable toile de questions sans réponses qui se tissait à mesure que j'avançais dans la ville.

Oui, Sezon était une ville complexe ; un peu trop pour que je puisse la comprendre au premier coup d'œil.

Mais s'il y avait bien une chose dont j'étais certaine, c'était que j'étais suivie.

L'ombre était apparue au moment où je quittais la terrasse. J'avais voulu y rester plus longtemps pour admirer la ville et peut-être établir une carte de ses rues sinueuses et de ses artères bouchées, mais je m'y sentais étrangère, je n'y avais pas ma place. Les gens commençaient à dévisager cette fille vêtue d'habits trop grands qui la noyaient tout en sirotant leur café. J'avais même aperçu un serveur pincer les lèvres à ma vue ; il avait été préférable que je parte avant de me faire encore plus remarquer.

Au début, j'avais cru qu'il s'agissait d'un tour de mon esprit fatigué et trop prudent. Une douleur commençait alors à naître derrière mes tempes et mes yeux et je l'avais déclarée responsable. La rue était vide à chaque fois que je surveillais mes arrières par-dessus mon épaule.

J'avais changé d'avis lorsque mes yeux épuisés avaient capté un reflet dans une vitrine.

Ma peur s'en était aussitôt retrouvée apaisée. Ce n'était qu'un jeune garçon et, si l'instant avait été fugace, j'avais tout de même eu l'opportunité de deviner une forme maigre, semblable à tous les autres enfants que j'avais pu croiser jusqu'alors. Que me voulait-il ? Me faire les poches, espérant y trouver quelques pièces qui lui permettraient de s'acheter le fameux poisson salé et séché qui semblait être la spécialité de l'île ?

Il me suivit pendant un bon bout de chemin et je me forçai à me détendre, à faire comme si je ne me doutais de rien. Je commençai à former un plan pour confronter le petit curieux, pour découvrir la raison de son pistage et, une fois fin prêt, je le mis en action.

Plus tard, lorsque l'adrénaline aura quitté mes veines, je me rendrai compte du risque que j'avais pris, de la stupidité de ma décision. Sezon semblait réveiller en moi un courage qui s'apparentait plus à de la témérité, à une brusque envie de tester les limites de ma nouvelle liberté, de ma vie.

Cependant, il y avait des erreurs qui ne se regrettaient pas, et celle-ci en fut une.

Je me glissai dans une ruelle, heureusement déserte, et me plaquai dans un renfoncement. Le passage était étroit mais court ; il ne m'aurait fallu que quelques secondes pour le traverser et déboucher de l'autre côté.

Le chenapan mordit à l'hameçon. Je retins mon souffle alors qu'il apparaissait à seulement quelques centimètres de moi et me dépassait sans me voir. Sa tignasse emmêlée dissimulait ses traits mais sa chemise ne parvenait pas à cacher ses côtes trop proéminentes.

J'intervins avant qu'il ne puisse s'enfuir de l'autre côté :

– Tu cherches quelqu'un en particulier ?

Il fit un bond en l'air et se retourna vivement, portant ses mains nerveuses contre sa poitrine en un geste universel de protection. Une fois la surprise passée, ses sourcils se froncèrent et sa bouche prit un pli de mécontentement qui détonnait sur un visage qui n'était pas aussi jeune que je l'avais pensé au premier abord. Ce n'était pas un enfant mais plutôt un garçon, encore trop loin de l'âge adulte pour être qualifié de jeune homme.

C'est à ce moment que je remarquai ses yeux.

Si les miens étaient aussi noirs que les ténèbres les plus profondes, aussi noirs que les abysses de l'océan, les siens étaient du blanc laiteux des aveugles au monde. Pourtant, il me fixait, comme s'il savait exactement où porter son regard.

– Je ne cherche personne, déclara-t-il en soulevant le menton avec défiance.

– Alors pourquoi me suivais-tu ? le pressai-je. Tu étais sur mes traces.

– Moi, te suivre ? Je suis aveugle !

Il tenta de me convaincre en détournant le regard et en s'adressant au mur à côté de moi. Cela ne prit pas : je savais reconnaître quand quelqu'un feignait d'être aveugle. N'était-ce pas ce que j'avais fait moi-même ?

– Ne te moque pas de moi, nous savons tous les deux que tu voies très bien.

– Le Créateur ne m'a pas donné d'yeux car je ne les mérite pas.

– Et moi je ne mérite pas tes mensonges. Alors répond à ma question : pourquoi me suivais-tu ? Et comment ?

– Ça en fait deux, souligna-t-il.

Je me retins de me pincer le nez avec exaspération.

– Je te suivais parce que je te trouvais intéressante.

– Et ? C'est tout ? m'étonnai-je.

– Tu t'attendais à quoi ?

A ce que tu te mettes à déblatérer à propos d'une sorcière cheveux d'ivoire et aux yeux d'acier.

– A autre chose, répondis-je simplement. Et ma deuxième question ?

– Comment j'ai pu te suivre, hein ? Ce n'est pas parce que je ne te vois pas parfaitement que je ne peux pas te percevoir.

– Me percevoir ? Ça veut dire quoi ?

Il hésita et je le poussai à me répondre. Il finit par céder, ses mains papillonnant autour de lui comme pour saisir un appui, un garde-fou contre lequel se reposer. Il n'en trouva aucun et se jeta dans le vide.

– Je vois des choses, souffla-t-il. Mais pas les mêmes que les personnes avec des yeux. Elles me permettent de me faire une idée de ce qui m'entoure et, des fois, elles m'indiquent des personnes intéressantes ou dangereuses. Les Frères pensent que c'est de la magie, que l'Autre Monde m'a donné ce que le Créateur m'a refusé. Je me suis enfui de l'orphelinat avant qu'ils ne prennent leur décision.

Je contemplai ce jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de douze ans et qui devait déjà survivre avec une menace de mort.

– Donc ta vision te permet de savoir à l'avance si quelqu'un risque de te faire du mal.

Il hocha la tête.

– Généralement, personne ne prête attention à un garçon aveugle. Mais certains individus pensent que je suis une proie facile à détrousser. Je les vois venir et je peux les éviter.

– Est-ce grâce à cela que tu as survécu dans les rues ?

– Entre autres, fit-il. Des personnes intéressantes m'ont aidé, et maintenant je fais comme elles.

Je haussai un sourcil.

– Tu es là pour m'aider, moi ?

– Oui. Je vois beaucoup de danger autour de toi, or tu n'en es pas un. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais des gens mauvais te cherchent. J'en ai croisé plusieurs en chemin et il semblerait que je ne sois pas le seul aveugle à être sur tes pistes. Tu leur es passée sous le nez !

J'eus l'impression qu'une pierre tombait dans mon estomac. J'avais échappé de justesse à la catastrophe.

– Comment pourrais-tu m'aider ? demandai-je.

Quelque chose au fond de moi me poussait à lui faire confiance.

– Je peux te montrer un endroit où tu pourras te cacher. Il faudra que tu te déplaces souvent et que tu restes discrète mais tu t'y feras rapidement. Tu verras bientôt que tu n'es pas la seule à devoir te cacher pour vivre.

– Et que veux-tu en échange ?

J'avais remarqué que la charité n'existait pas à Sezon. C'était chacun pour soi ; la plupart des habitants ne vivaient pas, ils survivaient.

– Rien. Je te l'ai dit : j'aime bien aider des gens intéressants.

Qu'est-ce qui pouvait pousser ce garçon à me porter son aide ? Sa motivation, quelle qu'elle soit – car je ne croyais pas à sa fable de gens intéressants –, devait bien payer.

– On t'a proposé combien ? l'interrogeai-je en penchant la tête. Une bourse pleine de pièces et d'or ? Ou un simple repas ? Tu m'as tout l'air d'en avoir besoin.

– Est-ce que moi je te demande pourquoi tu portes de telles lunettes ?

Son ton avait changé, il semblait avoir gonflé de la colère qui colorait désormais les joues du garçon.

– Tout le monde a ses raisons, siffla-t-il.

Je pensai distraitement qu'un enfant de cet âge ne devait pas être autorisé à ressentir une telle rage. A l'âge de ce mystérieux garçon, j'étais probablement déjà sur l'île au saule et protégée de toute agitation par la fumée et les attentions de Beatrice.

– Et je pense t'en avoir déjà dit assez, acheva-t-il en croisant les bras sur sa poitrine maigrichonne. Vas-tu accepter mon offre ? Ou préfères-tu tenter le sort et la miséricorde du Créateur ?

Dans mon dos, il y avait la ville de Sezon, mystérieuse et dangereuse. En face de moi, il y avait un garçon nageant dans un secret qui me menaçait autant qu'il m'attirait, une chose aux yeux vides qui, comme moi, était une proie.

– Le Créateur semble m'avoir abandonnée depuis longtemps, murmurai-je en saisissant la main qu'il me tendit trop brusquement, avec trop d'empressement qui trahissait son désespoir.

Ses doigts étaient chauds et rêches contre les miens et une autre pensée m'effleura l'esprit. Pourquoi fallait-il toujours que je me fasse mener par la main dans chaque nouvelle étape de ma vie ?

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