Chapitre XIV
LE VIEUX CHARLIE portait bien son nom. C'était un homme d'un certain âge, au visage buriné par le soleil et le sel de l'océan et aux dents jaunies par le tabac. Ce qui était le plus impressionnant chez lui n'était pas le pas sûr avec lequel il avançait, malgré sa présence sur cette maudite île, mais ses mains. Elles étaient larges, les plus grandes mains que je n'avais jamais vues chez un être humain. Cependant, ses doigts étaient agiles. Il défit les nœuds qui amarraient sa barque au ponton en quelques secondes et en un geste habile et fluide. Du petit trou dans la bâche contre lequel je pressais mon œil, j'en fus impressionnée.
S'il était expérimenté et adroit, il n'était pas méticuleux. Il ne vérifia pas ce qui se trouvait sous la bâche et se contenta de bougonner dans sa barbe grise :
– Elle est où, cette petite peste ? Elle me devait mon pourboire !
Je me demandais de qui il parlait. Il répondit à ma question intérieure malgré lui :
– Maudite Susan ! jura-t-il. Que le Créateur apprenne à ces femmes la patience, la survie d'un pauvre homme en dépend. Cette sorcière me devra dix pièces la prochaine fois !
Susan. La sorcière qui attendait sur la plage. Mortifiée, je reculai et abandonnai mon observatoire pour me recroqueviller contre la proue.
Désormais, le cadavre dans mon esprit avait un nom. Susan.
Je ne pus m'empêcher de jeter un œil sur mes mains. Je m'attendais à les trouver encore couvertes de son sang. Même si ce n'était pas le cas, elles tremblaient de façon incontrôlable et je me forçai à les plaquer contre ma poitrine pour maintenir à distance une énième nausée qui n'avait rien à voir avec l'océan qui balançait le petit bateau.
Susan était morte. Par ma faute.
Non, me corrigeai-je tandis que le vieux Charlie s'acharnait sur son moteur récalcitrant. Ce n'est pas ma faute. C'est celle de l'Autre Monde. Enfin, de l'autre Autre Monde. Par le Créateur...
J'étais déchirée entre la confusion et un sentiment mille fois plus déchirant que la simple culpabilité lorsque le moteur démarra enfin. Je tentai de chasser ces émotions et de me laisser aller au doux bercement de l'océan.
Bientôt, le rugissement du moteur remplaça le bruit de la nature, si imposant que j'en finis par l'oublier et ne plus y prêter attention. Sous ma bâche, épargnée par le soleil de cette froide matinée de septembre et par le vent que je sentais impitoyable, il m'était impossible de savoir combien de temps s'écoulait. Le bateau continuait sa course, bravant l'océan de l'Archipel, et je tenais précieusement entre mes mains la broche dont m'avait fait cadeau Rose.
Je l'avais oubliée, pour être honnête. Pourtant, elle avait toujours été présente, fidèlement accrochée au revers de ma veste, un rappel constant que je n'étais pas entièrement seule dans cette épreuve. Que même dans un environnement aussi hostile que le manoir de Beatrice, il y avait des personnes prêtes à me soutenir. Certaines ne le faisaient que par intérêt et je pensai immédiatement à Sofia, la guerrière au crâne rasé.
Rose m'avait paru différente. Honnête. Était-ce ma raison qui me parlait, ou mon coeur, qui ne rêvait que d'un peu de sincérité dans un monde bâti sur le mensonge et l'ignorance ? Le baiser sous le saule avait bouleversé ma capacité à raisonner convenablement et je décidai de repousser ces interrogations. Là où j'allais, il n'y avait pas Rose. Elle ne m'attendrait pas sur le port, aussi élégante qu'une princesse au coeur de diamant, prête à me tenir la main à travers une ville autrefois familière.
J'étais excitée de remettre les pieds à Sezon, mais en même temps j'étais victime d'affreux doutes. Qu'allais-je y trouver ? L'Histoire moderne de Sezon avait dépeint la ville comme la source de tous les progrès scientifiques de l'Archipel, un joyau d'innovation. En revanche, la lettre à la fin de l'ouvrage insistait bien sur la misère, la maladie et l'incompétence des dirigeants. Les sources se contredisaient et, de ma cachette sous la bâche, je ne pouvais même pas compter sur une première impression pour m'en faire un avis.
Sezon restait donc, pour l'instant, un mystère. Mes souvenirs étaient flous et épars : une rue poussiéreuse, les cris des mouettes, l'odeur du poisson et du port, les panaches de fumée crachés par les usines... Rien de concret, en somme. L'angoisse provoquée par cette ignorance me poussait à me ronger les ongles.
Je me rendais peu à peu compte que je m'étais précipitée sans penser à un détail qui avait son importance : comment allais-je faire pour survivre ? J'étais sans le sou, je n'avais aucun bagage et je n'étais pas assez naïve pour penser que Beatrice abandonnerait la partie aussi facilement. Je pressentais que la lutte pour ma liberté ne faisait que commencer. J'avais franchi un obstacle conséquent mais rien n'était encore gagné.
Le bateau ralentit ; le rugissement du moteur se transforma en un ronronnement. La barque glissait désormais sur l'eau au lieu de chevaucher les vagues, avant de s'arrêter définitivement. Il y eut un instant de flottement avant que le vieux Charlie n'éteigne son moteur et ne se lève, faisant dangereusement tanguer l'embarcation.
Je m'attendais à autre chose que ça. L'atmosphère était pleine des sons de la ville : des éclats de voix, des roues rebondissant sur les pavés inégaux, des sirènes retentissant au loin. Mais tout était étouffé – non, pas exactement étouffé. C'était lointain. Je ne savais pas où le vieux Charlie avait arrêté sa barque mais ça n'avait pas l'air d'être le port animé que je m'étais imaginé.
– Ah, Charlie ! Tu es retard !
Pour la énième fois, je sursautai. Un homme venait de parler mais, bien évidemment, il ne s'agissait pas du Charlie bourru qui avait râlé sur l'île aux sorcières. Il semblait plus jeune, sa voix était enjouée et lisse, épargnée par la pipe et la fumée toxique – pour l'instant, du moins.
– Pas ma faute, grogna le vieux marin. C'est à cause de cette cliente, tu vois ? Une de ses laquais devait m'apporter mon petit bonus, comme à chaque course, mais elle n'est jamais venu. Faudra faire sans cette semaine, mon grand. Tu arriveras à te passer de ta blonde ou faut-il que je prie le Créateur pour un miracle ?
Un éclat de rire lui répondit.
– Je peux dire adieu à ma blonde seulement si tu poses cette foutue pipe.
– Dur en affaires mais juste, observa le vieux Charlie. Bien joué, mon garçon. Maintenant, allons-nous asseoir avec les autres gars. Je deviens trop vieux pour passer des heures entières sur ce foutu banc. Mon dos ne le supporte plus.
– Le jour où le vieux Charlie ne voguera plus sur les mers sera un jour maudit.
Je sentis enfin Charlie mettre pied à terre.
– Et la barque ? demanda le jeune homme. Tu ne veux pas la vider avant de rejoindre les autres ?
La peur s'abattit sur moi, une couverture glacée qui figea le sang dans mes veines et fit courir un long frisson le long de mon échine. Mon esprit se mit à imaginer la suite des événements qui semblait de plus en plus tragique. Ils soulèveraient la bâche et me trouveraient, moi, passagère indésirable, à bord. Qu'allaient-ils ensuite faire ? Me remettre aux sorcières ? Ou aux Frères ? Je ne parvenais pas à choisir l'alternative la plus terrible.
– Laisse, rétorqua Charlie. On passera un coup demain avant de partir. Là, je ne rêve que d'une bonne bière et de mon lit.
Les deux s'éloignèrent en se chamaillant comme père et fils. Je comptai jusqu'à cent avant d'oser me faufiler hors de ma cachette. Je me trouvais dans une petite ruelle, le fracas de l'océan retentissant dans mon dos, et entourée par de hauts murs recouverts d'affiches diverses et variées effacées par le temps. La ruelle semblait mener à une rue plus large et je me plaquai contre le mur lorsque j'aperçus une voiture tirée par un cheval aller cahin-caha sur les pavés irréguliers.
C'est à ce moment que je réalisai pleinement où je me trouvais. J'étais à Sezon. J'avais réussi, songeai-je en me laissant aller contre le mur poisseux. Le soulagement m'envahit mais le sentiment fut fugace car une question d'importance capitale lui succéda.
Et maintenant ?
Mon premier acte en tant qu'être libre et indépendant fut de voler.
Mes pieds nus se rappelèrent à moi alors que je partais en exploration et un coup d'œil dans la vitrine d'une boutique m'assura que je ne passerais pas inaperçue avec ces habits-là. Je devais me changer si je voulais me fondre dans la masse.
La solution m'apparut alors que je traversais une autre ruelle, préférant ces passages vides et plongés dans l'ombre à la rue principale grouillante de monde et d'activité. Je ne croisai que des hommes et des femmes avachis contre les murs, empestant l'alcool et le vomi. Ils ne me prêtèrent aucune attention alors que je les dépassai et débouchai dans une petite cour. Là, me tournant le dos, une femme replète accrochait du linge propre sur un fil pour le faire sécher.
D'un geste nerveux, je remontai mes lunettes sur mon nez. Si elles m'avaient paru être un inconvénient au début, je bénissais leur présence désormais. C'était un sentiment idiot, mais j'avais l'impression qu'elles me protégeaient, que c'était un mur érigé entre les autres et moi, entre ceux qui étaient humains, normaux et prêts à me dénoncer aux Frères pour sorcellerie, et moi, qui voulais mettre le plus de distance possible entre la magie et mon existence. Je savais que c'était un souhait impossible à réaliser : comment pouvais-je laisser le fantastique derrière moi lorsqu'une pièce de l'Autre Monde était nichée en mon esprit ?
La femme finit de pendre sa lessive et rentrer chez elle. J'attendis quelques minutes, vérifiai que personne n'allait faire irruption, et me précipitai vers le fil à linge. Je ne fis pas la difficile, me contentant de me saisir d'une chemise, d'un châle et d'un manteau puis de retourner dans l'ombre de la ruelle. Je me débarrassai de tous mes vêtements, à l'exception de mon pantalon, pour enfiler mon accoutrement. La chemise était trop grande, la laine du manteau irritait la peau sensible de ma nuque et de mes poignets, mais le châle était grand et je n'hésitai pas à l'enrouler autour de ma tête pour tenter de dissimuler mes traits dans l'étoffe. Je récupérai la broche et la piquai dans ma nouvelle chemise, prenant bien soin à rabattre les pans de mon manteau pour la dissimuler. Ensuite, je m'empressai de jeter les habits donnés par Rose trois jours auparavant dans une poubelle, là où ils ne pourraient pas m'incriminer.
Il ne restait plus qu'à trouver une solution à mes pieds nus. Je retournai dans la cour, ayant gagné plus de confiance grâce au châle et aux lunettes qui protégeaient mon identité. Plusieurs paires de bottes reposaient près de la porte à travers laquelle la femme avait disparu. Après avoir tiré une paire de chaussettes sur le fil, je me précipitai vers la paire la plus petite. Ça fera l'affaire, songeai-je après les avoir enfilées. Les chaussettes comblaient la différence de taille et mes orteils accueillirent la chaleur et la protection de la semelle avec bonheur.
La femme ne sembla s'apercevoir de rien. Je l'entendais chantonner chez elle, indifférente au fait qu'une fille venait de lui voler sa précieuse lessive. Je n'en étais pas fière mais je ne me laissai pas aller à la culpabilité. Beatrice ne s'était pas sentie coupable lorsqu'elle m'avait fait souffrir. Sofia ne se sentait pas coupable de trahir le coven. Je ne me sentirai pas coupable de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour survivre.
J'ignorai délibérément ce qui s'était produit sur la plage, la facilité avec laquelle l'éclat s'était fiché dans la poitrine de la sorcière – Susan – et le sentiment déchirant qui m'avait envahie.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top