Chapitre VIII
UNE VAGUE D'ÉLECTRICITÉ parcourut la pièce. Je la sentis sur ma peau, dressant mes poils et me faisant frémir de la tête aux pieds.
Il y avait une porte vers l'Autre Monde juste sous mes yeux. Je n'arrivais presque pas à y croire.
Je restai, malgré tout, fermement plantée sur mes pieds tandis que l'agitation envahissait tout le monde. Nora fixait la porte, les yeux ronds, avant de se remettre au travail. Beatrice avait toujours la main tendue, les sourcils froncés dans son effort. Dans mon dos, un concert de gémissements et de couinements explosa des trois favorites. J'entendis un bruit sourd : elles étaient tombées à terre dans leur hâte de reculer.
Puis les instruments devinrent fou.
Cela commença par un vrombissement qui grondait de plus en plus fort. Bientôt les autres instruments se mirent tous à émettre un bruit ou un autre, tous plus stridents les uns que les autres.
– Ça marche ! Ça marche ! s'extasia Nora par-dessus le raffut. Le flux est constant et le portail est stable.
– Magnifique, déclara Beatrice.
Elle baissa enfin le bras et... Avais-je rêvé ou avait-elle titubé ? Était-ce de la sueur sur son front ? Combien cela lui avait-il coûté d'ouvrir ce portail ? Je comprenais enfin l'utilité du catalyseur.
Les deux sorcières ne me prêtaient aucune attention et les favorites gémissaient toujours au sol. J'en profitai pour avancer et m'approcher du miroir. Comme dans la boîte, je sentais l'attraction de l'Autre Monde. Le point au-dessus de mon nombril avait refait son apparition et j'avais l'envie de continuer à avancer.
De franchir le portail.
Un frisson me parcourut, cette fois provoqué par rien d'autre que mes propres émotions. Tout me semblait désaxé. J'étais attirée par l'Autre Monde, je voyais l'Autre Monde – étendue colorée, infinie et confuse – mais je ne vivais pas l'expérience en étant divisée. Il n'y avait pas mon corps dans la boîte et mon esprit dans l'Autre Monde.
Cette fois, et mon esprit et mon corps s'apprêtaient à plonger dans l'Autre Monde.
J'ignorais combien de temps je passai à contempler le portail et à avancer vers lui, mais un bras m'arrêta dans mon cheminement.
– Espèce d'idiote, persifla Beatrice à mon oreille tout en me tirant vers l'arrière. Tu vas te faire tuer !
Le contact avec Beatrice me ramena violemment à la réalité.
– Il m'appelle, bredouillai-je.
– Ignore-le, répliqua-t-elle en me repoussant. Tu n'as pas compris pourquoi il t'appelle, n'est-ce pas ?
Je n'avais pas de réponse à sa question. Je ne savais même pas que l'Autre Monde avait une raison particulière de m'attirer.
– L'Autre Monde est plein de promesses, dit Beatrice. Mais il ne donne jamais rien sans retour. Il se nourrit des rêves et des esprits. D'ordinaire, il se contente de ceux des morts, mais il ne crachera pas sur celui d'un vivant qui s'est égaré là où il n'aurait pas dû s'aventurer.
– Pourquoi n'y a-t-il que moi qui ressens ça ?
– Les sorcières y deviennent immunisées par habitude. Quant aux autres...
Elle jeta un regard où je pouvais clairement lire du dégoût aux filles prostrées au sol.
– Elles n'ont plus rien à offrir à l'Autre Monde. Il n'aime pas particulièrement les coquilles vides.
Je tremblais toujours, à cause de l'attraction et à cause du comportement de Beatrice.
– Garde tes distances, m'ordonna-t-elle. J'ai bien l'intention de te garder en vie alors ne fait pas de bêtise.
Et après un dernier regard d'avertissement, elle rejoignit Nora. Quant à moi, je partis m'effondrer à l'autre bout de la pièce, dans le coin, le plus loin possible des sorcières et du miroir.
J'avouais avoir envisagé, un bref instant, de me précipiter vers le portail pour m'être fin aux rêves de grandeur de Beatrice. Les favorites ne survivraient pas à l'expérience, et sans moi elle serait dans une impasse.
Mais je savais que ce n'était pas la solution. Si je me donnais la mort, Beatrice se contenterait de capturer d'autres filles et à toutes les mettre dans la boîte. Elle en trouverait bien une qui me ressemblait assez pour servir son but.
J'allais me soumettre à son expérience. Y survivre. M'enfuir. Et après...
Je n'imaginais pas encore mon « après ». J'improviserai, probablement. Tout ce qui comptait, c'était que je serai libre de l'emprise de Beatrice.
Une petite voix au fond de moi me murmurait qu'il faudrait mettre fin définitivement aux plans de Beatrice. Elle ressemblait étrangement à la voix de Rose et je préférai la faire taire.
Les instruments cessèrent de nous vriller les oreilles lorsque l'horloge sonna les douze coups de midi. Le portail était toujours ouvert et la vérité avait atténué l'attraction de l'Autre Monde.
Nora et Beatrice avaient l'air satisfait.
– Bien ! s'exclama Nora en tapant dans ses mains. Nous pouvons envoyer la première fille.
Je cessai de respirer.
Les favorites ne réagirent pas. Elles étaient avachies contre la bibliothèque, le visage dénué de toute expression et les joues brillantes de larmes fraîches.
Elles allaient toutes être envoyées au casse-pipe, et j'allais devoir les regarder. Une vague fraîche d'humiliation et de colère m'envahit et je serrai le poing pour la repousser.
Lorsque Beatrice s'approcha pour saisir la première, je ne réagis pas, me contentant de la regarder. La favorite se laissait faire, parfaitement docile. Beatrice saisit son visage et, d'un pouce enduit d'une matière sombre, traça un drôle de signe sur son front. On aurait dit une croie composée de courbes à la place de lignes droites.
La sorcière alla se planter devant le miroir, agrippant fermement la favorite par les épaules. Je voyais ses jointures blanchir et ses lèvres murmurer. Le signe sur le front de la fille s'enflamma, ses traits se déformèrent légèrement, et elle fut violemment poussée à travers le portail.
L'exécution avait été si rapide que j'avais du mal à comprendre. Elle avait disparu dans l'Autre Monde, avalée par le miroir. Les instruments émirent un gémissement, une brise secoua les rideaux et nos cheveux, puis plus rien.
C'était comme si elle n'avait jamais été là.
L'attente me tuait.
Je fixais intensément le portail. Le tic-tac de l'horloge, désormais discernable, marquait les minutes et sonna les treize heures.
Elle ne revenait toujours pas.
S'était-elle perdue ? L'Autre Monde, contrairement au nôtre, n'avait pas de début ni de fin et je ne connaissais que trop bien la facilité déconcertante avec laquelle il trompait et nous égarait.
– Comment va-t-elle faire pour revenir ? demandai-je à Beatrice.
Elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis la disparition de la fille.
– La marque sur son front, répondit-elle simplement. Elle la rattache à notre monde et la ramènera quand il sera temps.
Je me retins de demander ce que cela signifiait et me murai à nouveau dans le silence.
Quatorze heures passèrent. J'avais la bouche parcheminée et l'estomac vide. Mes fesses étaient endolories et la douleur remontait jusque dans mon dos. Je ne bougeai pas un muscle, les yeux obstinément fixés sur le portail.
Quelques minutes plus tard, un instrument se mit à gronder plus fort que les autres. J'étais prête à jurer que je sentais les vibrations jusque dans le plancher.
– Un corps en approche ! annonça Nora.
Nora avait raison. Une forme sombre était apparue au loin. Mon estomac se tordit. Elle n'avait pas sa place dans l'Autre Monde coloré.
Elle approchait rapidement et je pus distinguer enfin ses membres et son tronc. Quelque chose n'allait pas. Elle ne marchait pas : elle flottait.
Beatrice s'approcha du miroir. Je me levai lentement, les jambes flageolantes, m'accrochant au mur pour ne pas chuter. Je devais aller voir ça de plus près. Mon instinct me hurlait que quelque chose d'horrible allait se produire et c'est avec une curiosité morbide matinée d'appréhension que je titubai jusqu'à Beatrice.
La forme était proche, désormais, mais elle restait floue. Il m'était impossible de discerner ses traits et d'affirmer qu'il s'agissait bien de la favorite.
– Et si c'était un monstre ? murmurai-je.
– Il n'y a pas de monstre dans l'Autre Monde, répliqua Beatrice avec un claquement de la langue. Nora ! Active le bouclier.
Il n'y en a peut-être pas, mais il en crée dans notre propre monde, songeai-je.
Les boucliers furent activés. Jaillissant de ce qui s'apparentait être quatre vases finement décorés et déposés aux quatre coins de la pièce, un liquide argenté décrit un arc-de-cercle dans l'air avant de s'étendre au-dessus de nos têtes et de former un genre de parapluie. Il y eut un bref instant de flottement avant que le bouclier ne s'enracine dans le sol.
L'efficacité était redoutable. L'attraction cessa aussitôt et je me sentais plus légère, moins ancrée. Je m'avançai jusqu'à la limite du bouclier pour le toucher. Il était glacé sous mes doigts et j'avais comme l'impression qu'avec un peu de force, je pourrai le traverser. J'avais tort et plusieurs essais me le prouvèrent.
Le miroir ne se trouvait pas sous le bouclier et, étrangement, je trouvais les couleurs de l'Autre Monde moins vives, moins attirantes. Mais peut-être était-ce à cause de la forme humanoïde qui flottait juste derrière le portail.
– Ce n'est pas normal, fit Nora.
Je pouvais presque goûter la peur qui émanait d'elle. La mienne ne tarda pas à la rejoindre. Elle avait raison. La silhouette ne cessait pas de flotter. Je distinguai ses bras et ses jambes, immobiles, et un halo de longs cheveux encadrait une tête sans visage. On aurait dit une apparition tirée d'un cauchemar.
– Nous ne pouvons rien y faire, répondit Beatrice. Il nous faut attendre.
J'ignorais combien de temps s'était écoulé avant que l'Autre Monde ne recrache le corps. L'horloge avait cessé de fonctionner.
La favorite – parce que c'était bien elle – s'effondra sur le ventre sans ménagement. Elle ne bougeait pas.
Beatrice me dépassa et, le visage plissé dans une expression d'intense concentration, traversa le bouclier. Il se referma immédiatement après son passage.
Elle s'agenouilla près de la favorite et, sans lever les yeux, demanda :
– Que disent les instruments de mesure ?
– Tout est stable, répondit Nora.
Beatrice sembla hésiter un bref instant. C'était une chose que je n'avais jamais imaginé voir un jour. Puis elle retourna la favorite sur son dos.
Je crois avoir hurlé. J'en étais même certaine.
La favorite n'avait plus d'yeux. A leur place, il n'y avait plus que deux orbites vides.
Elle était morte.
Le reste de la journée se passa dans un brouillard. Le corps fut retiré du chemin et l'on jeta un drap dessus pour le couvrir. Puis la deuxième favorite fut envoyée dans l'Autre Monde.
Elle revint dans le même état.
Lorsque la troisième franchit le portail, je n'avais aucun espoir de la voir revenir vivante.
Elle prit plus de temps. Derrière les fenêtres, le soleil amorçait sa lente descente derrière l'horizon. Beatrice jurait. Je savais ce qui n'allait pas : au crépuscule, c'était mon tour. Elle ne pouvait pas se permettre d'être en retard.
La troisième ne la déçut pas. Elle était aussi morte et fut repoussée sous le drap, avec les deux autres.
C'était à moi.
Je me sentais étrangement détachée lorsque Beatrice appliqua son symbole sur mon froid. La substance était froide mais ses doigts étaient chauds, et le contraste me fit frissonner.
– Tu me reviendras, m'assura-t-elle par la suite.
– Elles sont toutes revenues, fis-je.
– Non, elles ont été éjectées. Toi, tu marcheras dans l'Autre Monde. Tu ne te laisseras pas être dévorée.
La confiance dans sa voix ne me donna aucun courage.
– Si je reviens, vous serez un dieu.
– Quand tu reviendras, me corrigea-t-elle. Quand tu reviendras, le monde sera à nous.
Quand je reviendrai, le monde sera à elle et je me tiendrai à ses côtés, morte à l'intérieur, rien de plus qu'un joli catalyseur pour nourrir ses pouvoirs.
Elle me fit franchir le bouclier. J'eus l'impression de prendre une douche froide.
Plus rien ne se dressait entre l'Autre Monde et moi. Le crochet revint, m'agrippant avec dix fois plus de force qu'auparavant. L'Autre Monde avait faim.
Je franchis le portail avec la mort en tête.
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