Chapitre III
LE SOLEIL S'ÉTAIT LEVÉ depuis quelques heures déjà lorsque ma porte s'ouvrit pour laisser place à autre chose qu'un Animé m'amenant mon repas. On était le 20 septembre 1886.
Alors qu'une clé cliquetait dans la serrure et que le lourd battant amorçait un mouvement, je me demandais qui se trouverait de l'autre côté. La sorcière qui fumait ? Ou Beatrice ? Ce n'était certainement pas un Animé ; j'entendis un juron lorsque la serrure opposa sa résistance.
Elle finit cependant par céder.
C'était la fille du laboratoire. Son souvenir était clair dans mon souvenir et c'était bien elle qui se tenait devant moi, balançant au bout de ses doigts la clé de ma cellule. Je remarquai qu'elle ne possédait pas de trousseau, comme les autres sorcières, mais uniquement ma clé.
Cela ne me disait rien qui vaille.
Comme la dernière fois, je fus surprise par sa jeunesse. Ses cheveux d'ébène retombaient en anglaises parfaites sur son chemisier d'un blanc éclatant et ses yeux bleus étaient mis en valeur par sa veste anthracite. Ses joues étaient roses et ses lèvres charnues. Elle ne portait pas de blouse aujourd'hui.
Elle était belle. Jeune et belle ; redoutable.
Un puissant sentiment de méfiance m'envahit. Je ne savais pas à quoi m'attendre de sa part. Beatrice utilisait son aura, sa puissance pour compenser sa petite taille. Les autres sorcières étaient toutes grandes et fortes. Celle-ci semblait trop délicate, trop innocente.
Quelle était son arme ?
Elle ne semblait pas me vouloir de mal mais les apparences étaient souvent trompeuses. Après avoir franchi le seuil, elle glissa la clé dans la poche intérieure de sa veste, là où même si je le voulais je ne pourrais pas la voler.
Elle se tourna ensuite vers moi et m'adressa un sourire éclatant. Étonnamment, il atteignit ses yeux ; il semblait sincère. Ainsi c'était comme ça qu'elle souhaitait s'y prendre, enveloppant ses intentions d'une bonne couche de gentillesse et de douceur.
J'aurais préféré une attitude froide et sévère.
– Je suppose que tu es aux anges, s'enthousiasma-t-elle.
Elle croisa les bras dans son dos et se balança sur ses talons. Ses yeux bleus pétillaient. Cela me rappela aussitôt la façon dont les yeux de Beatrice avaient pétillé lors de ma dernière visite au laboratoire et je dus ravaler mon malaise.
– Pourquoi le serais-je ? répliquai-je.
Pour la première fois depuis des années, l'émotion teintait mes mots. Ce n'était pas cette résilience forcée dont j'avais l'habitude, mais une frustration chaude qui me donnait envie de continuer à l'exprimer.
J'étais surprise. Elle l'était aussi.
– Enfin, pour le bal ! s'exclama-t-elle en fronçant les sourcils. Ce soir ! Tu fais partie des invités d'honneur.
Un bal. La stupéfaction remplaça la surprise, avant de se faire chasser par la suspicion.
– C'est ridicule, répondis-je prudemment. Pourquoi serais-je invitée à un bal alors que je suis enfermée ici ? Les prisonniers ne vont pas au bal.
La sorcière n'avait pas l'air de comprendre où je voulais en venir.
– Un bal est organisé au manoir en l'honneur des favorites de Beatrice, expliqua-t-elle lentement.
Je ne savais pas si j'avais envie de rire ou de pleurer. Favorites ? Nous étions ses prisonnières, ses cobayes, et elle nous prenait pour ses favoris.
Je n'aimais pas la direction que prenait cette discussion, ni celle que prenait la situation en général. Je commençais à me dire que le laboratoire était beaucoup plus simple que ce qui m'attendait.
– Je ne suis pas une de ses favorites. Je ne sais même pas ce que ça veut dire.
C'était un demi-mensonge. Je savais ce qu'était une favorite ; je ne savais pas ce qu'était une favorite pour Beatrice.
– Elle parle grandement de toi, poursuivit-elle. Et des autres. Elle veut célébrer votre participation à ses recherches de façon convenable avant de...
Elle s'arrêta net. Cela piqua ma curiosité. Avant de quoi ?
– Que compte-t-elle faire ensuite ? demandai-je.
La sorcière se mordit la lèvre, hésitante, avant de déclarer prudemment :
– Elle veut pousser l'expérience un peu plus loin.
Ne m'étais-je pas décidée à accepter mon sort ? A ce moment, j'avais surtout envie de disparaître pour échapper aux expériences de Beatrice.
– Mais avant cela, elle veut faire la fête, et je dois te préparer pour ta grande soirée.
Il y avait une sorte de fermeté dans sa voix. La sorcière fit un pas en avant et me tendit la main. Je l'observai un moment. Je n'avais pas le luxe de refuser.
Alors je plaçai ma main dans la sienne et elle m'attira d'un coup à elle. Elle était plus petite et devait lever le nez pour me dévisager. Un deuxième sourire, plus discret, s'épanouit sur ses lèvres.
– Je m'appelle Rose, chuchota-t-elle.
Je n'eus pas le temps de réagir qu'elle me tirait déjà dans le couloir, hors de ma cellule.
Mon coeur battait la chamade et manqua un battement lorsque la porte claqua dans notre dos. Rose me tenait toujours la main et ne la lâchait pas, au contraire ; elle l'agrippa de plus belle en m'entraînant dans le couloir.
On va dans le mauvais sens, pensai-je distraitement en passant une succession de portes identiques séparées par le halo jaune des lampes à gaz. Le laboratoire se trouvait dans notre dos et s'éloignait un peu plus à chaque instant.
Nous ne croisâmes personne, ni sorcière ni Animé. A mesure que nous naviguions dans le dédale que je n'avais jamais fait qu'apercevoir, je pouvais enfin apprécier l'immensité de l'endroit. Sans Rose, je me serais sans doute perdue.
Cela soulevait une autre question : qu'est-ce qui se cachait au-dessus de nos têtes ?
J'allais bientôt le découvrir et ça ne calmait pas mon coeur affolé.
Nous atteignîmes enfin le bout de ce labyrinthe. Un escalier se dressait devant nous et je marquai un bref arrêt, forçant Rose à m'imiter. Je ne savais pas ce qui m'attendait là-haut et, pour être honnête, je ne savais pas si j'étais prête à le découvrir. Pour la première fois depuis longtemps, j'avais peur. Et c'était une véritable peur, pas le genre de nervosité que la fumée du laboratoire étouffait.
Rose remarqua mon trouble.
– Tu ne crains rien, m'assura-t-elle. Personne ne te fera du mal ; tu es sous la protection de Beatrice. Ça vaut de l'or, ça.
– Je ne suis jamais allée là-haut, fis-je en me mordant l'intérieur des joues. Ce n'est pas tant les gens qui me font peur, c'est le reste.
Rose serra ma main dans la sienne. Sa paume était chaude et ses doigts possédaient une force singulière en eux. Elle m'ancrait dans la réalité.
– Jamais personne d'ici n'est monté avant aujourd'hui, m'avoua-t-elle. Seules les favorites ont mérité cet honneur.
– Et les autres ? Où vont-elles ?
Je pressentais la réponse mais j'avais besoin d'une vérification ; je savais que la flamme brûlait, pourtant je me devais d'y mettre les doigts pour le sentir moi-même.
– Nulle part, répondit Rose avec tact. Elles ne quittent jamais le sous-sol.
Nous étions au sous-sol et pourtant ma fenêtre avait une vue parfaite sur le jardin. C'était étrange.
La réponse de Rose ne me satisfaisait pas. Elle avait évité le sujet.
– Et après ?
Mon ton se faisait pressant. Inconsciemment, je resserrai ma prise sur sa petite main.
– Pourquoi veux-tu savoir ? Pour ce que j'en sais, ce n'est pas ce que Beatrice a prévu pour toi.
– Même Beatrice ne peut pas vaincre la mort.
– Tu serais surprise, fit-elle.
En réponse, je la laissai m'entraîner vers les étages supérieurs.
Toutes mes rêveries, toute mon imagination n'aurait pas pu rendre justice au manoir de Beatrice.
L'escalier tournait et débouchait derrière une tenture. Rose la repoussa pour me laisser passer, me lâchant la main par la même occasion. Un hall d'entrée immense s'étendait sous mes yeux. Le plancher était parfaitement ciré et un lustre colossal pendait du plafond recouvert de moulure. Les murs étaient recouverts de portraits représentant des femmes aux poses régaliennes. Sur l'un d'eux je reconnus Beatrice, ses cheveux pâles et ses yeux d'acier tranchant vivement avec le fond sombre sur lequel elle posait. A ma gauche se dressait un escalier incroyable, fait de marbre et recouvert d'un tapis écarlate. La rampe était sculptée et s'achevait au bas des marches en torse de sirène, la queue formant ladite rampe. Je fus captivée par son expression, poignante de désespoir, la bouche entrouverte en un cri silencieux.
– L'escalier mène à nos quartiers, précisa Rose. C'est là que nous allons. La réception aura lieu à cet étage.
Elle était apparue à mes côtés et, d'un geste de la main, indiqua les deux arches qui perçaient le hall de chaque côté. Je ne les avais pas vues.
– C'est là que se trouvent les salons et le fumoir. Nous ne les utilisons que rarement, poursuivit-elle. Mais ils sont utiles pour recevoir. Tous nos invités ne sont pas enclins à voir nos bizarreries.
– Ils savent qui vous êtes, ce que vous faites, mais ne supporteraient pas d'en avoir une preuve ?
J'étais étonnée. Rose se contenta de hausser les épaules.
– Ils veulent des résultats. Ils se fichent de savoir comment on s'y prend. Je crois même que ça les dérange, confia-t-elle.
Elle m'observait à nouveau, mais pas comme Beatrice le faisait, c'est-à-dire comme un prédateur jaugeant sa proie. Le regard de Rose était – oserais-je le dire ? – intéressé.
– Ne dit-on pas qu'un péché fait les yeux fermés reste un péché ?
C'était un vieux dicton prononcé par les hommes austères qui m'étaient revenu en mémoire, comme beaucoup de choses ce dernier mois. Mais ce qui était le plus important – mon identité – restait encore et toujours hors de ma portée.
Rose ne dit rien pour un instant avant de se laisser à un autre sourire. Le troisième.
Pourquoi prenais-je la peine de les compter ?
– Je ne t'aurais pas prise pour une croyante de l'Ordre de la Vérité, fit-elle remarquer.
– Je ne le suis pas, ça semblait convenir à la situation.
– Les mots ont du pouvoir, contra-t-elle.
– Avec vous, tout a du pouvoir.
– Avec toi aussi. Ne te sous-estime pas, me conseilla-t-elle.
– Qu'est-ce que ça veut dire ?
Rose détourna le regard un bref instant. Je le suivis : elle fixait le portrait de Beatrice, dominant fièrement le chambranle de l'imposante porte d'entrée.
– Que Beatrice a peu de favorites, et que tu es sa favorite préférée. C'est un honneur, répéta-t-elle. Beaucoup aimeraient être à ta place. En un sens, tu possèdes un pouvoir.
Je n'étais pas entièrement d'accord car la peur nouait toujours mon ventre et je ne me sentais pas très puissante en ce moment. Mais elle avait l'air convaincu et, en un sens, fier, donc je n'osai pas remettre en question ses paroles.
– Suis-moi maintenant, ordonna Rose. On a du pain sur la planche.
Elle me saisit le coude – pas la main – et m'entraîna vers l'escalier. Arrivée au sommet, elle ignora la seconde volée de marches pour tourner à gauche, vers un couloir plongé dans la pénombre.
– On dort ici, annonça Rose en dépassant toutes les portes sans s'arrêter.
Je n'avais pas pris la peine de compter le nombre de portes mais j'étais prête à parier qu'il y avait plus de sorcières dans le laboratoire qu'il n'y avait de chambres dans ce couloir.
– Combien êtes-vous à vivre ici ?
– Une trentaine, environ. Ça dépend. Seules les novices et les confidentes de Beatrice ne quittent jamais le manoir.
Je ne m'attardai pas sur les conséquences de cette déclaration – si la plupart des sorcières ne vivaient pas dans le manoir de Beatrice, où étaient-elles ? – pour me concentrer sur un point qui me semblait bien plus vital :
– Et toi, qu'es-tu ? Une novice ou une confidente ?
Le couloir se terminait, comme beaucoup d'autres, en une cage d'escalier menant à l'étage supérieur. Rose s'y engagea en me répondant :
– Ni l'une, ni l'autre. J'ai fini mon apprentissage mais je ne suis pas dans les bonnes grâces de Beatrice non plus.
Ça semblait la déranger. Je pouvais comprendre pourquoi. Toutes ces filles enfermées au sous-sol mourraient dans leur cellule parce qu'elles n'avaient pas réussi à satisfaire Beatrice. Désormais, je commençais à chérir le fait d'avoir attiré les faveurs de Beatrice.
– Alors pourquoi restes-tu ici si tu n'es pas une de ses confidentes ?
– Ce n'est pas parce que je ne suis pas une de ses confidentes que je ne lui suis pas utile !
L'expression enjouée sur le visage délicat de Rose avait laissé sa place à une frustration intense. Nous nous arrêtâmes au milieu de l'escalier.
Rose inspira profondément.
– Je n'ai jamais insinué le contraire. J'essaye juste de comprendre.
– Je lui suis utile, répéta Rose, comme pour se convaincre. Je suis douée avec les gens.
Je me retrouvai dans ma petite cellule, quelques minutes plus tôt, à me demander quelle était l'arme de cette fille qui avait l'air si gentille et si honnête. J'avais ma réponse.
J'avais beaucoup de réponses d'un coup. Elles ne me plaisaient pas toutes.
– Je ne savais pas que la magie...
– Pas la magie, me coupa-t-elle. Je suis douée avec les gens parce que j'aime bien les gens. J'aime le contact, la discussion, la présence d'autres personnes.
Elle devait être servie si elle vivait dans ce manoir, entourée de sorcières, d'Animés, et de prisonnières qui servaient de cobaye.
– C'est pour ça que tu es venue me chercher, devinai-je.
L'orage était passé et Rose était à nouveau calme et douce. Elle m'adressa un sourire – quatre – et leva la main pour saisir une de mes boucles. Beatrice aussi m'avait touché les cheveux. J'avais été étourdie par la fumée et n'avais rien trouvé à redire. Maintenant, je ne l'aurais pas supporté.
Rose ne me dérangeait pas.
– Je te l'ai dit : Beatrice traite bien ses favorites.
Il y avait comme une menace sous-entendue : reste dans les bonnes grâces de Beatrice.
– On devrait y aller, dis-je.
Elle hocha la tête.
– Tu as raison. On y est presque.
Nous terminâmes l'ascension sans plus d'interruption pour déboucher dans un autre couloir, bien plus grand et lumineux. Il n'y avait pas de mur à droite, mais plutôt un muret. En m'approchant, je découvris le hall d'entrée en contrebas. Nous étions au même niveau que le lustre.
– Tu as une pièce réservée rien que pour toi, annonça Rose. Cadeau de Beatrice.
Je me tournai vers Rose. Elle tenait ouverte une porte. Au-delà s'étendait ce qui ressemblait à un salon privé : des fauteuils confortables devant une cheminée, un mur recouvert par une bibliothèque bien fournie, et deux fenêtres. Ce sont elles qui attirèrent le plus mon attention, me faisant presque manquer la baignoire qui attendait dans un coin, ainsi qu'une commode et un paravent.
Et tout cela rien que pour moi.
Je franchis la porte, prête à fondre vers les fenêtres pour apercevoir ce qui s'étendait à l'horizon. Un cri inintelligible retentit au loin, probablement à un étage inférieur, et fut accompagné par une suite de mots tout autant incompréhensibles. Rose se figea à mes côtés, étouffant un grognement.
– On m'appelle, annonça-t-elle, la mine sombre. Je ne sais pas quand je reviendrai.
La panique m'envahit. J'allais devoir rester seule ?
– Comment ça ?
– La réception est à dix-sept heures tapantes. Je serai de retour avant, promit-elle. En attendant...
Elle désigna la bibliothèque d'un grand geste de la main.
– Fais-toi plaisir. J'enverrai quelqu'un pour faire couler le bain et t'apporter un repas.
Alors qu'elle était prête à s'en aller, je l'arrêtai d'une main sur le bras.
– Tout va bien ?
– Tout va pour le mieux, m'assura-t-elle. Ce n'est rien d'important. Les préparatifs pour ce soir ont pris du retard et nous devons rectifier ça avant que Beatrice ne le remarque.
Elle saisit ma main, la serra brièvement, et s'enfuit en fermant soigneusement la porte derrière elle.
La serrure fut aussitôt verrouillée.
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