Chapitre II
C'ÉTAIT ÉTRANGE. Je savais à quoi m'attendre et, pourtant, je me laissais toujours surprendre par ce déferlement de sensations déconcertantes.
Je sentais encore la paroi de verre sous mes paumes, désormais chaude à cause du contact prolongé ; mes pieds étaient aussi fermement campés au sol que possible. Je percevais le mouvement lent et régulier de ma poitrine qui se soulevait et s'abaissait à mesure que je respirais.
Mais toutes ces sensations – concrètes, réelles – disparaissaient sous ce qui envahissait mes yeux et mes oreilles.
Un sifflement insistant me perçait les tympans. Je ne parvenais pas à en distinguer la source ; peut-être était-ce parce que je baignais au milieu ? Ou bien n'était-ce qu'une illusion, un tour joué par ma tête qui devenait déjà lourde et douloureuse ?
Ce n'était pas ce son aigu et déchirant qui rendait la boîte si particulière. C'était ce qui défilait derrière mes yeux fermés.
Une myriade de couleurs explosait contre la fine peau de mes paupières. Il y avait du rouge, du bleu, du vert ; du noir, du gris et du marron. Elles n'avaient ni origine, ni destination : elles apparaissaient soudainement et disparaissaient aussi vite, se contentant d'exister, d'être là. Le spectacle était fascinant.
Des lignes parfaitement droites et des courbes gracieuses prenaient naissance dans l'obscurité. Rien ne sortait de l'ordinaire. Le crochet au-dessus de mon nombril ne cessait de me tirer vers l'avant et, après une brève hésitation, je me laissai faire.
Je suivis ces chemins colorés qui s'évanouissaient dès qu'ils naissaient. Ils étaient aussitôt remplacés par une autre couleur. La forme restait identique. Mon esprit voguait le long du couloir qu'ils créaient, un peu comme un bateau se laissant entraîner par le courant dans un canal.
A la pensée du bateau et de l'eau, une forte odeur d'iode envahit mes narines. Je manquai de m'étouffer dans la boîte. Mon nez me brûlait et je sentais dans ma gorge la brûlure de l'eau salée. Un pont de bateau agité par les flots se superposa à l'Autre Monde, le ronflement des moteurs recouvrant le sifflement. Pour un bref instant, je pouvais m'imaginer sentir le bois sous mes pieds et le vent dans mes cheveux.
Cela perturba la vision de l'Autre Monde. Les chemins vacillèrent et manquèrent de disparaître. Ils finirent par se stabiliser et je poussai mon esprit vers l'avant, prudente à ne pas dévier.
Mais une partie de ma conscience, une infime partie qui n'était pas concentrée sur mon corps ni sur l'Autre Monde, se demandait ce que cela voulait dire. C'était la première fois que cela se produisait, que j'étais déconcentrée. La première fois que je voyais autre chose que les couleurs.
Cela suffit à me perturber entièrement. L'affreux sifflement enfla et m'envahit. Dans la boîte, je sentais quelque chose de chaud couler de mon oreille. L'odeur métallique du sang envahit l'espace confiné et une vague de nausée m'envahit. Le sifflement ne s'arrêtait pas et l'obscurité s'abattit sur mes yeux. L'Autre Monde m'avait claqué la porte au nez.
J'étais aveugle. Les paupières ouvertes ou fermées, je ne voyais rien. Le souffle me manquait et j'eus la présence d'esprit de marteler la vitre de toutes mes forces. La douleur se répandit dans mon poing.
J'étais de retour entièrement dans la boîte. J'entendais le sifflement des machines, le murmure étouffé des conversations. La pénombre remplaçait lentement l'obscurité, la lumière jaune des lampes à gaz perçant la paroi tel un ciel étoilé. Je portai une main tremblante à l'arête de ma mâchoire : elle me revint couverte de sang.
Bientôt Beatrice apparut devant moi. Nous étions séparées par la vitre mais je sentais sa présence. Mes poils se hérissèrent tandis qu'elle m'observait.
– C'est la première fois que l'Autre Monde n'a pas voulu de toi, déclara-t-elle.
Son visage était impénétrable, tout comme ses mots. En tremblant, je me demandais ce que tout cela voulait dire. Était-elle déçue ? En colère ? Ses yeux gris restaient insondables.
J'ignorais combien de temps nous restâmes ainsi, à nous jauger. Elle cherchait quelque chose, examinant avec une attention déconcertante mon visage. Mes yeux. Elle s'y accrochait fermement et j'avais l'impression qu'elle pénétrait au sein de mon âme, me sondant de l'intérieur. Y cherchait-elle une réponse quelconque au rejet ?
Parce que je n'avais aucune idée de ce qui venait de se passer.
L'expérience dans l'Autre Monde avait été déconcertante. Perturbante, même. Le sel me brûlait encore le nez et la gorge. Je ne percevais de la fumée que ses volutes blanches. J'étais épargnée de ses effets dans la boîte et cela me permettait de recueillir un peu de lucidité.
– Que s'est-il passé ?
Beatrice me ramena à la réalité. Un sourcil haussé, une expression régalienne : elle attendait une réponse. Je ne savais même pas si j'en avais une à lui fournir.
– J'ai été... distraite, répondis-je.
Ma voix était rauque, mais pas comme celle de la sorcière qui m'avait menée jusqu'ici. La sienne avait été abîmée par des années de cigarettes et fumées toxiques. Je n'utilisais que très peu la mienne et, cette fois ne faisant pas exception, elle me paraissait appartenir à une personne.
Je me raclai la gorge avant de continuer :
– J'étais dans l'Autre Monde, et mes pensées se sont égarées. Puis j'étais ailleurs. Ça avait l'air réel.
Je ne pris pas la peine de mentionner le bateau ou l'eau salée. Ma bouche était pâteuse. Je devrai attendre le dîner pour un verre d'eau.
Beatrice plissa les yeux. Son expression se fit soupçonneuse – se demandait-elle si je l'avais fait exprès ? – puis songeuse. Le silence s'installa et s'étira.
– Ailleurs, tu dis ?
– C'était toujours l'Autre Monde, mais il était différent. Il n'était pas immatériel ou coloré ou vague. C'était un endroit qui paraissait réel.
De façon inconsciente, mes doigts commencèrent à tordre ma chemise. Elle était déjà dans un piteux état – propre mais usée – et je n'arrangeais pas les choses.
Beatrice jeta un coup d'œil à la boîte, puis à moi. Son expression se transforma ensuite. C'était comme si le soleil était apparu derrière l'orage qui grondait. Ses yeux s'éclaircirent et un sourire satisfait souleva les coins de sa bouche mince.
Elle s'approcha d'un pas ondulant. Dans la pénombre, on pourrait croire qu'elle ne touchait pas le sol. Je me doutais bien que ce n'était pas le cas. Beatrice était une sorcière très puissante, probablement la plus puissante dans ce laboratoire, mais elle était encore humaine. Cela n'empêcha pas un frisson désagréable de parcourir mon dos.
Beatrice se planta devant moi.
– Et cet endroit, d'où venait-il ? Se trouvait-il au bout d'un de ces chemins ou sur le bas-côté ? Comment y es-tu arrivée ?
J'hésitai et cela n'échappa pas à Beatrice. Son regard se fit perçant et elle avança encore d'un pas, collant son nez à la vitre. Son aura traversait aisément la paroi, me forçant à lui répondre.
– Il est apparu comme par magie. Ce... il n'avait aucun rapport avec les chemins.
Un horrible doute m'était apparu et je n'eus d'autre choix que de le lui confier :
– J'ai vu un bateau. J'étais sur un bateau. Et... et c'est moi qui l'ai fait apparaître.
Ça paraissait évident. Comment expliquer qu'un instant je pensais à un bateau, et que l'autre je me retrouvais sur le pont d'un de ces monstres qui parcourait les océans, poussés par des moteurs et non plus des voiles ?
Aussi fou que cela semblait l'être, j'avais matérialisé ma pensée dans l'Autre Monde.
Une sensation mitigée, un mélange de fierté et de peur, m'envahit. J'avais été capable de manipuler l'Autre Monde ! D'une façon ou d'une autre, j'avais imposé cette scène à l'Autre Monde, et c'était la raison pour laquelle j'avais été éjectée.
Qu'allait en penser Beatrice ?
– Et comment as-tu fait ça ? demanda-t-elle simplement.
Je ne savais pas. Je l'avais juste fait. Je lui avouai. Elle ne dit rien pendant un moment avant de finalement relever la tête, plongeant à nouveau son regard dans le mien.
Ce que j'y découvris chassa tout l'air dans mes poumons. Ses yeux brillaient. Ils étaient exaltés, s'illuminant comme la lune dans la nuit noire, lui donnant un peu l'air d'un fou venant de recevoir une épiphanie. Cette fois, ce n'était pas un demi-sourire qu'elle arborait, mais une expression de joie intense.
– Tu es une merveille, murmura-t-elle, et son ton plein de tendresse et d'admiration me donna envie de vomir. Tu as réussi. Tu es un miracle.
Le reste se retrouva plongé dans un brouillard. La porte s'était ouverte derrière moi et la fumée avait pris le dessus sur l'iode. Je me souvenais avoir titubé. Beatrice m'avait soutenue et m'avait menée hors de la boîte, hors du cercle, en continuant de murmurer des félicitations et des encouragements.
Pourquoi étais-je aussi fière d'avoir réussi une tâche qui allait me condamner aussi sûrement qu'une corde autour du cou ?
Pour la première fois en plus de six ans, la routine fut brisée.
Rien ne m'avait préparée à ça. Après mon rejet par l'Autre Monde, Beatrice avait babillé pendant un long moment dans son laboratoire pendant que je m'accrochais à son bras. Elle avait mentionné les lignes d'énergie, les points d'entrée et les portes de sortie avant de me remettre à la sorcière qui sentait le tabac.
De retour dans ma cellule, j'avais largement eu le temps de penser à ce qui s'était passé dans le laboratoire. Les jours défilaient sur le calendrier. Le 12 laissa sa place au 13, puis au 14. Une semaine s'était écoulée et personne n'avait ouvert la porte le 19. Ni le 25. Finalement, août laissa sa place à septembre, les journées se raccourcissaient et la solitude commençait à me peser.
La fumée avait quitté mon esprit et me permettait de réfléchir librement. Si je ne comprenais toujours pas la raison de toutes ces recherches, la réponse à la question « pourquoi ? », j'avais une petite idée de ce Beatrice cherchait à accomplir.
Elle cherchait à entrer dans l'Autre Monde.
Il y a quelques années, quelques mois, voire quelques jours, j'aurais cru cela impossible. On pouvait voir l'Autre Monde. On pouvait le manipuler jusqu'à un certain point ; n'était-ce pas ce que les sorcières faisaient ? Elles tiraient leur pouvoir de failles donnant vers l'Autre Monde, des failles infimes, presque indiscernables. Mais fouler l'Autre Monde ? C'était impossible.
Je comprenais peu à peu que Beatrice s'apprêtait à accomplir l'impossible et que j'étais un élément clé de sa réussite.
C'était mal. Et c'était à ce moment que je me trouvai ridicule : comment pouvais-je approuver tout le reste mais condamner ceci ? Comment pouvais-je accepter les enlèvements – car je doutais avoir accepté de venir ici –, les expériences, l'usage de la magie, mais déclarer qu'une action de plus était mauvaise ?
Je m'étais rendu compte, au fil des années, qu'il y avait beaucoup de choses sur lesquelles je n'avais aucune influence. Ma présence ici. Ce qu'on m'obligeait à faire. Ma mémoire défaillante. Mais je pouvais faire contre mauvaise fortune bon coeur. Je pouvais serrer les dents, accepter et être docile pour éviter le plus dur, et attendre la fin.
Dans ma petite cellule, à observer le saule par la fenêtre, je me rendais compte que j'étais à un croisement. D'un côté, je pouvais toucher ma fin du bout des doigts ; la délivrance était proche, au moindre mauvais pas de Beatrice, à la moindre fluctuation inattendue de l'Autre Monde. Mais de l'autre côté... De l'autre côté, il y avait une éternité de servitude dans le laboratoire. Mon destin reposait littéralement entre les mains de Beatrice.
En attendant, je pouvais encore rêver de l'océan au-delà du saule.
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