Chapitre I

     LES LIMITES DU MONDE que je connaissais étaient quatre murs de pierre, une petite fenêtre et un saule, un vieil arbre courbé par les éléments mais qui tenait bon. Au-delà, il y avait la liberté.

La fenêtre ne s'ouvrait pas. J'avais déjà essayé de forcer le mécanisme au fil des années, d'abord avec mes doigts – je n'étais pas assez forte – puis avec la fourchette qui accompagnait le repas qu'on m'amenait trois fois par jour. Je n'avais réussi qu'à tordre le couvert et à faire tarir mes espoirs. Pendant des mois, on m'avait ramené une cuillère à la place. 

Lorsque la fourchette était revenue, je m'étais contentée de la planter dans l'espèce de bouillie grise et granuleuse qu'on me servait. Ce n'était pas bon, mais ça se mangeait et calmait ma faim. 

Le temps s'écoulait de façon étrange dans cette cellule. A mon arrivée, à une autre époque, il y avait un calendrier sur le mur, à côté de l'épaisse porte de fer. Je me souvenais de la date, elle s'était gravée dans mon esprit à force de fixer la page jaunie : 22 février 1880. 

Aujourd'hui, la date était différente : 12 août 1886. J'étais différente également. J'étais plus grande. Désormais, je devais me baisser pour voir à travers la fenêtre et mes pieds dépassaient de mon matelas. 

Cette date – 22 février 1880 – était claire dans mon esprit. C'était bien une des seules choses qui l'étaient. Le reste n'était qu'une masse confuse, un mélange de souvenirs déformés par les années, de rêves et d'espoirs – bien que ces derniers se faisaient rares ces derniers temps. 

J'avais beaucoup de questions et personne à qui les poser. Enfin, ce n'était pas exactement la vérité. J'étais seule dans cette cellule, mais il y avait des gens de l'autre côté de cette porte qui venaient me chercher de temps à autre. Une fois toutes les semaines selon mon calendrier, des fois plus, des fois moins. 

Elles venaient. Il n'y avait que des femmes qui passaient cette porte et circulaient librement dans le dédale de couloirs, toutes vêtues de blouses blanches et leurs talons résonnant sur la pierre. Elles m'emmenaient aux douches – une fois par jour – et au laboratoire. 

Le laboratoire. Elles allaient bientôt venir, je le sentais. On était le douze. Ça faisait déjà une semaine. Fût un temps où je me débattais et où elles devaient me traîner jusqu'à la pièce au fond du couloir. J'étais alors peut-être petite et trop menue pour poser une véritable menace, mais cela n'empêcha pas des hommes immenses taillés dans l'argile de prendre leur place. 

Je détestais les Animés. Peu de choses me perturbaient encore mais ces êtres en faisaient partie. Je me rappelais la première fois où je les avais vus. C'était un de mes souvenirs clairs. J'aurais aimé qu'il soit confus pour que je puisse l'enterrer parmi tant d'autres. 

C'était dans le laboratoire. Il y avait des femmes qui s'activaient autour de moi, parlant à voix basse, penchées au-dessus de mystérieux instruments qui tournaient et vrombissaient et sifflaient. J'avais un fusain en main. Était-il rouge ou bleu ? Impossible de savoir. En tout cas, je m'appliquais à tracer des lignes droites puis des courbes sur la feuille qu'on m'avait donnée. Je me sentais trop grande pour être assise sur une chaise et dessiner tandis que des adultes me surveillaient du coin de l'œil. Je me sentais gamine alors que j'avais plus le corps d'une femme que celui d'une enfant. 

Mais les fumées du laboratoire me faisaient tourner la tête. Je me raccrochais au fusain et à la table, les jointures blanches à force de m'agripper. Je me concentrais sur la seule chose qui avait encore du sens à ce moment : le dessin. Une femme – blouse blanche et cheveux longs – m'avait demandé de dessiner ce que j'avais vu la dernière fois. 

Alors que je m'apprêtais à changer de couleur, une forme émergea de l'ombre. Le laboratoire était généralement plongé dans une pénombre à peine troublée par les lampes à gaz. L'épaisse fumée qui virevoltait au plafond n'arrangeait pas les choses. Cette forme se solidifia et prit une apparence humaine. Un homme, trop grand, se tenait à deux pas de moi. Il me fixait mais il n'avait pas de visage

Je me souvenais d'avoir crié. Hurlé même. J'avais fait tomber mon fusain et la chose continuait de me fixer. Au loin, une des femmes avait explosé de rire et une autre lui aboyait dessus, lui ordonnant de garder en laisse son Animé. 

Le reste était flou. Mais cela avait suffi à m'instiller une peur durable des Animés. 

Beaucoup de choses étranges se déroulaient dans le laboratoire. Des choses que je ne comprenais pas, et que je ne comprendrai probablement jamais. Des hommes d'argile qui marchaient et obéissaient aux ordres. Une fumée qui m'affectait mais épargnait les autres. Des instruments qu'on me mettait entre les mains sans que je sache qu'en faire en attendant que je les active. Une boîte de verre, aux parois recouvertes de symboles incompréhensibles, dans laquelle on m'enfermait. J'y voyais des couleurs, des fois vives, des fois sombres, que je m'appliquais à dessiner ensuite. 

J'allais bientôt retourner dans la boîte. Au début, quand j'en sortais, je me sentais malade au point d'en vomir. Les premières fois, je m'étais évanouie. Désormais, j'affrontais ces visions étranges qui n'avaient aucun sens en ne ressentant rien d'autre qu'un nœud à l'estomac et le début d'une migraine. La fumée la dissipait cependant. 

J'ignorais à quoi servait cette boîte, quelle était la signification de ces visions, mais je savais très bien ce que j'y voyais. 

L'Autre Monde. 

Je n'avais que très peu de souvenirs de ma vie avant la cellule, le saule et le laboratoire. Une ville salée, au bord de l'océan, un nom sur une devanture : Aux saveurs de Sezon. Pas de famille, et encore moins de nom. Mais des hommes qui défilaient dans la rue, le visage sombre et la tenue austère, mettant en garde contre les dangers de l'Autre Monde et de sa magie. 

La boîte me permettait de voir cette dimension inaccessible, foyer de la magie, des morts et des rêves. Et ces femmes aux blouses blanches n'étaient pas des scientifiques. 

C'étaient des sorcières

Il n'y avait aucun doute possible et elles ne s'en cachaient pas. Pourtant, c'était interdit. Ces hommes qui défilaient condamnaient la magie et les sorcières. Elles n'avaient pas leur place à Sezon. 

Ma petite fenêtre et sa vue sur le jardin en friche et le saule m'indiquaient que l'on n'était pas à Sezon. La ville recouvrait l'île entière. Les sorcières avaient bâti leur refuge ailleurs, probablement sur une autre île. J'étais incapable d'ouvrir ma fenêtre et encore moins de percevoir l'iode, mais j'étais persuadée que l'océan se trouvait au-delà du saule. 

Et j'étais persuadée que je ne verrai jamais l'océan. Le laboratoire m'avait dépossédée de tout. Il me prendrait aussi ma vie.

Pouvais-je être en paix avec cette idée ?

Un cliquetis dans mon dos m'arracha à la contemplation du jardin. Je me retournai juste à temps pour voir le battant pivoter et dévoiler une femme. Elle avait un trousseau de clés à la main et portait une blouse blanche.

La boîte m'attendait.




La femme avait une poigne ferme et sentait le tabac. Elle m'entraîna dans le couloir, claquant la porte de ma cellule derrière elle. Je la suivis sans faire d'histoires.

Le couloir n'était qu'une succession de portes identiques à la mienne. J'avais compris il y a bien longtemps que je n'étais pas seule dans cet enfer. J'avais également appris à ne pas m'en soucier.

Les doubles portes du laboratoire firent leur apparition devant nous. La femme n'avait prononcé aucun mot et se contenta de me pousser à l'intérieur.

La fumée m'enveloppa aussitôt. Mes jambes tremblèrent sous moi et la femme me soutint. Sans elle, je me serai probablement effondrée. Cela attira son attention :

– Doucement, murmura-t-elle d'une voix rauque. Tiens-toi à moi et avance.

J'agrippai d'une main son bras et titubai vers le fond du laboratoire. Je notai qu'il n'y avait pas d'Animé.

Comme d'ordinaire, les lampes à gaz projetaient un faible halo jaune sur les longues tables recouvertes d'instruments, de fioles et de schémas. Nous croisâmes une demi-douzaine de sorcières. L'une d'entre elles nous observa longuement passer depuis son poste près d'un tableau noir vierge. Son attention me mit mal à l'aise : elle n'avait pas l'air plus vieux que moi. Ses joues étaient encore rondes et aucune ride ne se déployait autour de ses yeux et de sa bouche. Je ne l'avais jamais vue. J'observai avec indifférence son apparence – boucles noires et yeux bleus. Je l'aurai probablement oubliée après mon passage dans la boîte et je la redécouvrirai la semaine prochaine.

Ça faisait combien de fois que je me faisais cette remarque ? Était-ce la première fois, ou ce manège durait-il depuis des mois ? Une boule se forma dans ma gorge et je détournai le regard.

La boîte m'attendait, se dressant devant moi tel un fantôme pâle dans la nuit. Elle était placée dans un cercle parfait tracé à la craie. Une seule sorcière se tenait à ses côtés. Ses cheveux blancs étaient noués pour dégager son visage et elle ne portait pas la blouse qui semblait réglementaire. Son chemisier semblait être fait de satin et son pantalon autorisait les mouvements amples. Ses bottes étaient parfaitement lustrées et la lumière jaune des lampes se reflétait sur le cuir.

Beatrice. Elle n'avait pas changé depuis ce fameux 22 février 1880. Elle était toujours la même sorcière, un repère stable dans ce monde qui m'échappait. Et comme toutes les semaines, elle m'attendait ici pour me faire entrer dans la boîte.

La femme me lâcha et se retira dans l'ombre en silence. Je tenais debout toute seule. La fumée flottait au-dessus de ma tête et celle-ci commençait à me tourner. Les coins de ma vision n'étaient pas nets, ils s'assombrissaient et tanguaient comme un bateau en pleine mer.

Beatrice me fit un signe d'approcher et j'obéis.

– Ma belle, es-tu prête ?

Sa voix était chaude et envoûtante. Elle leva la main et attrapa une mèche de mes cheveux. Elle forma une boucle autour de son doigt puis la laissa retomber. L'air paraissait différent autour d'elle, plus lourd, plus concret. C'était difficile à expliquer et la fumée ne m'y aidait pas.

Alors j'abandonnai l'idée.

– Tu sais ce que tu as à faire, n'est-ce pas ? poursuivit-elle.

Elle se tenait à côté de moi et je remarquai distraitement que je la dépassai en taille. Elle devait lever ses yeux pour m'observer. Je remarquai également au fond de ses prunelles couleur du ciel orageux une étincelle, une lueur, un je-ne-sais-quoi qui me flanqua la chair de poule. C'était différent des autres semaines.

La porte de la boîte était ouverte alors je m'engouffrai à l'intérieur, prenant bien soin à enjamber le cercle de sel. Beatrice referma doucement la porte derrière moi et la scella en tournant la poignée. Elle contourna la boîte et vint se planter en face de moi. Je levai les mains pour les poser contre la vitre froide au moment où elle penchait la tête.

– Quelque chose de grand nous attend, fit-elle en s'autorisant un sourire mince et dénué de chaleur.

Ses paroles, tout comme ce que j'avais aperçu dans ses yeux, me donnaient l'impression que quelque chose me dépassait. Je découvris que, pour la première fois, ça me dérangeait.

Une vieille question que j'avais oubliée et n'avait jamais osé poser remonta dans mon esprit embrumé.

Pourquoi étais-je là ? Que comptait accomplir Beatrice en me faisant contempler des paysages vagues de l'Autre Monde depuis cette boîte magique ? Quel était son but ?

J'avais comme l'impression, à l'attitude de Beatrice, que ce but était désormais à portée de main. Qu'importe ce qu'elle tentait d'accomplir dans ce laboratoire depuis des années, voire des décennies, je faisais partie de ses instruments. Et j'étais prête à mettre ma main au feu qu'une fois qu'elle en aurait fini avec ce laboratoire, elle en aurait fini avec moi, avec toutes ces filles enfermées au sous-sol. J'entendais parfois les cris et les pleurs des nouvelles venues.

Un jour, j'avais été une de ces filles. Regardez ce que j'étais devenue.

Cette pensée renforça la boule qui s'était logée dans ma gorge. Beatrice ne remarqua pas mon trouble et activa la boîte. Des éclats de la réalité apparurent entre ses doigts et, alors qu'elle les agitait dans un mouvement complexe et gracieux, les parois s'assombrirent autour de moi. Un brusque sentiment de claustrophobie m'envahit. J'avais beau m'y attendre, je ne pouvais rien y faire contre.

Avant que je ne puisse reprendre mes esprits dans cet espace clos et sombre, une sensation naquit dans mon ventre. Un point, une tension apparut au-dessus de mon nombril. J'avais l'impression qu'un crochet me tirait vers l'avant, vers le dessus, hors de cette boîte. J'avais beau m'appuyer contre les parois, elles semblaient devenir inconsistantes sous mes doigts tremblants.

Puis l'obscurité disparut et je plongeai dans un monde différent, étranger, où les couleurs se superposaient en lignes et en courbes irrégulières.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top