Chapitre 4 - partie 2

— Je voudrais tout lui laisser. Il peut bien tout avoir, je m'en fiche. Où est-ce que je dois signer ?

Nouveau silence. Merde. Tandis que maître Altmeyer lui explique je ne sais quelles subtilités administratives, mon portable se met à vibrer dans ma poche arrière.

[Dino : Alors ?]
[Moi : C'est fait. T'es toujours l'heureux propriétaire de cette baraque maudite]
[Dino : Et Rain ?]

Mes doigts se crispent sur mon portable, à en faire blanchir mes jointures. Merci, Dino, d'attendre le dernier moment pour m'annoncer que je dois composer avec celle que j'aurais préféré ne jamais recroiser. Merci de ne pas m'avoir dit qu'elle allait bien, que tu la connaissais et que... pire ! C'est ta putain de nièce ! Mon cœur s'emballe et la colère monte, par vagues.

[Moi : Elle s'en balance]
[Dino : Hum.]

Trois petites lettres qui, dans la bouche de Lyle Stanford, veulent dire beaucoup. Par cette simple interjection, il peut aussi bien exprimer son appréciation que son mécontentement, un plaisir éprouvé ou émettre un doute. De toute évidence, aujourd'hui, je vais pencher pour la dernière option.

[ Moi : Quoi ? Elle a proposé de signer. Elle dit qu'elle veut tout te laisser. ]

Nouvelle accélération de mon rythme cardiaque lorsque les trois petits points apparaissent et disparaissent. Si j'échange beaucoup par messages avec Dino, c'est parce que nos rapports sont simples. Pas de fioriture ni de détour, chacun de nous va droit au but, sans se soucier de l'éventuelle interprétation de l'autre. Il n'y a jamais de double sens ou de message caché dans nos SMS. Alors pourquoi est-ce qu'aujourd'hui, il hésite ?

[Dino : Elle veut quitter la ville ?]

Je fronce un peu plus les sourcils. Mais qu'est-ce que j'en sais, moi ? Levant le nez, j'avise la blondinette, qui hoche la tête à chacune des explications données par l'avocate. Est-ce qu'elle va partir ? J'ai déjà du mal à comprendre ce qu'elle fait toujours ici, dix ans après l'incendie. Alors j'imagine sans mal que, maintenant qu'elle est majeure, libre comme l'air et sans doute riche comme Crésus, elle va se pavaner en ville, comme toutes les filles de son âge. Peut-être fera-t-elle des études, histoire de se donner une image de jeune femme sérieuse, puis elle épousera le meilleur parti possible. C'est bien ce que voulaient ses parents, non ? Dominer les autres, avoir la mainmise sur toute une communauté pour assouvir des velléités de toute-puissance. Rien que le nom de Rain Hamilton doit lui assurer un avenir serein, ici. Ajoutez à cela un physique affolant, ce petit côté angélique et oiseau tombé du nid et...

[ Dino : Porter ? Réponds-moi.]

Poignée de mains chaleureuse, sourire encourageant, maître Altmeyer souhaite une belle journée à Rain, avant de se tourner vers nous. Brain la remercie, avec une aisance qui lui est propre, tandis que Lash s'avance afin de rejouer son numéro de tombeur.
Rain reste plantée là durant quelques secondes. Le regard dans le vague, elle fixe la fenêtre, perdue dans la contemplation du paysage. Et moi, comme un con, c'est elle que je détaille. Elle n'est pas très grande, mais se tient droite, les épaules rejetées en arrière et le menton légèrement relevé. Elle a dans son maintien ce petit quelque chose, cet air de défi qui me donne envie de sourire. La finesse de ses traits, les courbes délicieuses de son corps, chaque détail de Rain Hamilton est parfait. Cette fille a tout pour elle. Dans d'autres circonstances, elle pourrait même me plaire. Pourtant, rien ne m'horripile plus que d'être dans la même pièce qu'elle. C'est idiot, j'en ai conscience. Elle ne m'a rien fait après tout. Au contraire, si nous sommes là aujourd'hui, c'est à cause de moi. Or, elle représente tout ce que je déteste le plus. Les privilèges. L'argent. Le pouvoir. Tout ce qui nous faisait défaut à ma mère et moi. Quand miss Hamilton prenait des cours d'équitation, je cumulais deux jobs en dehors des cours pour faire bouillir la marmite.
Une fois encore, c'est la vibration de mon portable qui me tire de mes pensées. Merde. Appel de Dino.

— Bordel, Ink ! J'aimerais que tu me répondes quand je pose une question.

Le prés' gronde, sans doute les dents serrées et les poings fermés. S'il est patient avec moi, il ne faut tout de même pas grand chose pour le pousser à bout. Et visiblement, j'ai appuyé sur le mauvais bouton en ne répondant pas à son dernier texto. J'inspire, cherchant à garder mon calme.

— J'en sais rien du tout.
— Passe-la moi.

Ce serait n'importe qui d'autre, je crois que je lui rirais au nez. Mais il n'y a que Dino pour me donner un ordre ou me prendre pour un putain de standardiste sans que je ne bronche. Aussi, malgré mon envie de déguerpir au plus vite et l'angoisse d'avoir à m'approcher d'elle, je m'avance et, sans un mot, lui tends mon portable. Avisant mon mouvement dans sa vision périphérique, Rain tourne son étrange regard vers moi, lève un sourcil et baisse les yeux vers l'objet. Elle ne décroise pas les bras, n'amorce même pas un geste pour le saisir, mais, déjà, mon corps réagit à sa proximité. Enfoiré de traître ! Mon sang afflue dans une partie de mon anatomie bien mal choisie, la peau de ma main frissonne d'anticipation. Pour ne pas perdre la face, je fais ce pourquoi je suis doué.

— C'est juste un téléphone, je vais pas te bouffer, craché-je avec un dédain évident. Di... enfin, ton oncle veut te parler.

Elle hésite encore un peu et esquisse un léger sourire contrit, qui ne fait qu'ajouter à mon trouble. Merde, est-ce qu'elle n'est pas censée être heureuse ? J'imagine que fêter sa majorité est un cap des plus importants, surtout lorsque l'on hérite d'une petite fortune. Mais Rain, elle, semble porter tout le malheur du monde. Ça me gonfle autant que ça m'intrigue, je crois. Fronçant le nez, inspirant légèrement avant de bloquer sa respiration, elle tend enfin le bras et prend le portable que je lui offre.

— Monsieur Coleman ?

L'avocate m'interpelle, m'empêchant ainsi de céder à mon envie d'espionner la conversation. Lorsque je me tourne vers la brunette, prêt à couper court à tout discours bien trop lisse ou ennuyeux, mon attention est accaparée non pas par la jolie juriste, mais par mon abruti de Lash qui, derrière son dos, exprime son vif intérêt pour la demoiselle à grand renfort de mimes bien suggestifs. Le con ! Avec un peu de chance, dissimulée derrière ma grande carcasse, Rain n'aura rien vu de son petit manège. Il ne manquerait plus qu'elle balance à Dino et on se fait tous laminer à notre retour ! Ignorant tout de la saynète jouée par Lash, maître Altmeyer poursuit :

— Je suis désolée de savoir que monsieur Stanford s'est blessé. Il a toujours été on ne peut plus investi dans l'éducation et le bien-être de miss Hamilton. Je sais qu'elle l'apprécie et aurait aimé qu'il soit présent, mais...

Elle baisse la voix, tout en jetant un coup d'œil sur ma gauche.

— C'est sans doute plus sage d'avoir choisi d'envoyer des hommes en pleine forme.

Je tique à ces mots. J'ignore ce qu'elle sous-entend et je m'en fiche. Parce que la main de Rain posée sur mon avant-bras me fait sursauter et, réflexe involontaire, je me soustrais à elle, dans un mouvement de recul sans doute un peu trop rude. La belle ramène son bras contre sa poitrine avant de s'excuser.

— Je voulais juste vous rendre votre...

Dans sa main gauche, mon portable. Je grogne, contrarié, et récupère mon bien que je m'empresse de fourrer dans la poche intérieure de ma veste. Après avoir marmonné quelques syllabes presque inintelligibles à Freya Altmeyer, je traverse le bureau en trois enjambées et plante tout le monde sur place. J'étouffe, dans ce décor trop guindé. Ma mission est accomplie : les papiers de Dino sont en ordre, il a même pu discuter avec elle... Il est temps de rentrer. Les poings calés au fond des poches de mon cuir, je me presse afin de rejoindre ma moto au plus vite.
J'ai à peine parcouru la moitié du chemin que je percute l'épaule d'un homme aux cheveux blonds, presque blancs. Sous la force du choc, je vacille légèrement, tandis que lui continue sa route, imperturbable. Mais ce qui me coupe dans mon élan, c'est surtout le son de sa voix, presque mielleuse qui interpelle quelqu'un :

— Te voilà, slátkaya*.

Si j'avais des doutes quant à l'identité de l'inconnu, il a suffi d'un mot pour me hérisser le poil. Je m'arrête et fais volte-face, juste à temps pour voir Lash se placer entre le type et Rain, une lueur mauvaise dans le regard. Merde. L'autre se marre, visiblement amusé par l'attitude agressive de mon pote. Dans d'autres circonstances, je choisirais un endroit confortable pour profiter du spectacle : voir Lash démolir le portrait d'un mec est toujours amusant, surtout lorsqu'il s'agit d'un abruti en costard qui se croit mieux que nous. Néanmoins, je dois avouer que ce n'est ni le lieu ni le moment pour une confrontation. Alors je m'avance et tente de calmer le jeu :

— Lash, laisse tom...

C'est là que mon regard se pose sur Rain. Le dos calé contre la poitrine de Brain, elle se recroqueville, les yeux arrondis et le visage blême. Elle est terrorisée. Sans y réfléchir ni penser aux conséquences, je dépasse le russe, le bousculant une nouvelle fois et fonds sur la jeune femme apeurée.

— Eh. Ça va ?

Question idiote. Je ne sais pas qui est cet homme ni ce qu'il lui veut. Pour ce que j'en sais, il pourrait très bien être son petit ami comme le président de son foutu pays, et je m'en fous. Je n'ai ni le temps ni l'envie de le détailler pour connaître son identité. Parce que, durant quelques instants, me voilà revenu dix ans en arrière : à la place de son foutu doudou, Rain se repose contre Brain, comme si la proximité du frangin lui assurait une sécurité suffisante. Ce dernier, le front plissé, m'interroge du regard, puis toise l'inconnu avant de lancer :

— Lash. On doit y aller.

L'interpellé serre les poings, hésite. Puis il avance, sans baisser les yeux. Face à lui, l'homme ne se démonte pas. Il lève un sourcil, son regard allant de Rain à Brain, pour revenir sur moi. Il y a quelque chose de malsain dans sa manière de rester là, au milieu du couloir, à fixer la blondinette qui semble pétrifiée Sans un mot, je glisse ma main dans la sienne, m'attendant à la voir lutter ou protester. Contre toute attente, elle noue ses doigts aux miens et se redresse, agrippant mon bras de sa main restée libre. Le torse bombé, un sourire en coin sur les lèvres, je salue l'avocate restée à la porte de son bureau :

— Merci, maître. Ce fut un réel plaisir, lancé-je.

Puis, le plus naturellement du monde, j'entraîne Rain à ma suite, me payant même le luxe de bousculer à nouveau l'inconnu.

— Oups, izvinite menya**, lui dis-je avec une légère courbette. Je ne vous avais pas vu.

Puis, sous les yeux des quelques personnes figées dans le hall, je reprends ma route.

— Au plaisir, Ducon ! crie Lash, son majeur fièrement dressé en direction de l'inconnu.

Aucun de nous ne bronche jusqu'au moment où nous atteignons nos bécanes. La prise de Rain sur mon bras ne se relâche pas et je ne cherche pas à délier nos doigts. Lash enfourche sa moto et éclate de rire.

— Ben putain. Y'a de sacrés connards par ici. Tu le connais d'où, miss ?

Je baisse les yeux vers Rain, qui reste désespérément mutique. Ses dents malmènent sa lèvre inférieure, la mordillent, son souffle s'accélère. Mince, elle ne va pas se mettre à pleurer ! Si ? Compatissant, Brain pose sa main sur son épaule.

— Ça va, gamine ? Quelqu'un doit venir te chercher, ou... ?
— Non, grogné-je, encore sous le coup de la colère. On la ramène.

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