Chapitre 3 - partie 1
Ink
— C'est bon ? T'as fini ?
Sans attendre la réponse de Lash, je me lève, étire ma grande carcasse et me dirige vers le comptoir. Derrière moi, mes frangins m'imitent, avec plus ou moins de bonne volonté.
— C'est quoi, son problème, à la fin ? souffle Lash à Brain.
Ce dernier met quelques secondes avant de rétorquer :
— Ça ira mieux lorsqu'on sera sur la route du retour.
Le blond grogne, jure entre ses dents, mais ne cherche pas à en savoir plus. Quelque part, j'ai envie de remercier Brain. C'est le type le moins causant de l'univers, mais il a cette propension naturelle à décrypter les réactions humaines comme personne. J'ai beau faire, je n'échappe pas à son radar. Il est posé, réfléchi, calculateur, autant de qualités qui font de lui un allié de choix. Jamais je ne l'ai vu perdre son sang-froid et ce, quelles que soient les circonstances.
À l'inverse, Lash est une tête brûlée. Il agit d'abord, cogite après. Ou pas, d'ailleurs. En général, c'est là que Brain intervient. Comme ce fameux soir où, lors d'une rixe, il aurait perdu la vie si notre pote n'avait pas été présent. Pour une pauvre histoire de pari perdu, Connor Miller a cru pouvoir affronter dix skinheads dopés aux stéroïdes. Par chance, James Bell s'est interposé et, à eux deux, ils ont étalé les autres types. Ils ne se connaissaient pas, mais sont devenus inséparables et surtout, ils ont gagné le respect de Dino et des quelques Phenix présents dans le bar.
Les autres membres du MC ont coutume de dire que James est le cerveau et Connor, les poings. Brain et Lash avaient alors trouvé leurs sobriquets. Ce dernier ayant une passion pour les châtiments physiques en tout genre, il était on ne peut plus fier de se voir attribuer cette nouvelle identité. Et pour son plus grand plaisir, la seule mention de son surnom fait trembler la moitié du comté de Jolliet. Notre trio est connu de tous et personne ne se risque à nous provoquer inutilement.
Et moi, dans tout ça ? En général, je n'ai pas grand chose à dire pour effrayer les citoyens lambdas. Il suffit de voir les regards en coin que le bûcheron assis au comptoir me balance, avec la discrétion d'un éléphant dans un couloir. Que ce soit mon mètre quatre-vingt, mes quatre-vingt-dix kilos de muscles ou l'encre qui couvre la quasi-totalité de mes bras, rien chez moi ne laisse indifférent. Ajoutez à cela quelques piercings, une mine soi-disant patibulaire et une furieuse envie d'en découdre avec quiconque me chercherait des noises et vous obtenez un cocktail détonnant. Savant mélange des personnalités de mes deux frères de club, j'aime autant faire parler mes poings que torturer psychologiquement mes adversaires. Rien ne m'amuse plus que de voir l'autre se débattre, au sens propre comme au figuré, avec l'espoir vain de s'en sortir. Conneries.
Lorsque je m'appuie contre le bar et frappe le zinc de mes phalanges pour attirer l'attention de la patronne, l'homme à ma gauche arque un sourcil. Il m'observe, de la tête aux pieds, se repaît d'un spectacle bien trop rare dans ce coin paumé. Regina me fait patienter, d'un signe de l'index et, docile, je m'exécute. Toutefois, au bout de quelques longues secondes, je pivote vers l'homme à la chemise à carreaux, et m'apprête à lui demander s'il préfère que nous réglions nos comptes à l'extérieur, quand une main manucurée se pose sur mon avant-bras.
— Dis, Bernie. Je crois que ton chargement ne va pas attendre toute la journée, chantonne Regina.
L'interpellé bougonne quelques remerciements, enfonce sa casquette publicitaire sur son crâne et s'éloigne, non sans avoir lâché quelques billets. Mes poings se serrent, ma mâchoire se crispe. Merde, j'aurais voulu lui refaire le portrait à ce con. Ouais, juste parce qu'il a eu le culot de me mater un peu trop longtemps à mon goût. Et certainement pas parce que je suis sur les nerfs ou que la silhouette d'une certaine blonde m'a retourné le cerveau.
— Tu devrais pas chercher les emmerdes, gamin, me souffle Regina.
Ses doigts toujours enroulés autour de mon bras, la quinquagénaire tente de me calmer.
— Bernie est un chouette type. Il a juste pas l'habitude de voir des gars comme vous. Cherche pas la bagarre dès le bon matin. Surtout pas aujourd'hui, ajoute-t-elle à mi-voix.
Qu'est-ce qu'elle insinue, là ? Lorsque mon regard croise le sien, c'est pour y lire une lueur étrange. Elle me dévisage, sourit et me glisse :
— Contente de te revoir, Porter.
Je grimace en l'entendant utiliser un prénom que je voudrais oublier. J'ouvre la bouche, la referme, incapable de trouver quoi lui dire. Mes dents jouent avec l'anneau ceignant ma lèvre inférieure, tandis que j'extrais une liasse de billets de la poche intérieure de mon blouson. Regina se renfrogne et repousse ma main.
— Tu rigoles, j'espère ? Le p'tit déjeuner, c'est cadeau. J'imagine que t'as pas prévu de t'éterniser ?
L'espace d'un instant, mes idées s'embrouillent. Est-ce qu'elle sait ? Est-elle au courant de ce qui m'a poussé à fuir, il y a dix ans ? Va-t-elle me balancer aux flics, ou à mes frangins ? Mais avant que je n'aie le temps de répondre, elle poursuit :
— T'étais un bon gamin. Trop intelligent pour cette ville. T'as bien fait de partir.
La voilà, ma réponse. Regina ne sait rien, mais elle a gardé cette bonté innée, cette manie de mettre en lumière ce qu'elle perçoit de meilleur en chacun de nous. Même en moi. Sans autre forme de procès, elle m'adresse un sourire chaleureux et s'éloigne, me laissant pantois et complètement déboussolé. Une fois mon argent remballé, je recule d'un pas, puis un deuxième, avant de lâcher :
— Merci, Reg'. Prends soin de Jeff.
Elle m'adresse un geste de la main avant de reporter son attention sur un autre client et je quitte le resto, une pointe d'amertume au creux de l'estomac.
À peine ai-je posé un pied dehors que Lash me siffle. Les fesses calées contre la selle de sa moto, les bras croisés, il est visiblement contrarié.
— Alors ? T'as bientôt fini de faire du gringue à la patronne ? Tu nous faisais tout un laïus sur la nécessité de la jouer profil bas et toi, tu joues les jolis cœurs. Qu'est-ce qu'il se passe, ça te démange ? La blondinette d'hier soir t'a pas suffit ? se marre-t-il alors que j'arrive à sa hauteur.
Joignant le geste à la parole, il avance la main, feignant de poser sa grosse paluche sous ma ceinture. Au regard noir que je lui lance, il s'esclaffe et lève les bras en signe de reddition.
— T'inquiète, Ink. J'mange pas de ce pain-là. Mais tu sais... je suis tolérant, moi.
Je lève les yeux au ciel, tant ses conneries m'exaspèrent. Il aime les blagues graveleuses, les allusions salaces et, par-dessus tout, me pousser à bout. Tant pis pour lui, aujourd'hui, je ne suis pas bon public.
— Ce que tu peux être con, Lash. J'en ai rien à foutre de ce que les autres font de leur queue. Mais tu touches pas à la mienne, grondé-je en enfourchant ma précieuse moto.
— Ouhhhh, monsieur ne s'est pas déridé. Donc j'ai raison. La blonde d'hier ne t'a pas suffit.
Alors que j'enfile mon casque, une réponse très peu adaptée me brûle les lèvres. Pour l'instant, la seule blonde qui me chamboule le cerveau est juste intouchable, pauvre con.
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