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J'ai accepté de rentrer. En silence, on parcourt la distance qui nous sépare de notre bâtiment. Le portier est descendu sur le trottoir et nous regarde arriver. C'est embarrassant. Le visage baissé pour cacher les traces de mes larmes, j'entre sans lui adresser un mot. Alec, en revanche, s'arrête. Je continue jusqu'à l'ascenseur où il me rejoint quand les portes s'ouvrent. Il attrape ma main et m'attire avec lui dans la cabine, comme si je risquais encore de m'échapper.
— Je lui ai demandé de ne parler de ça à personne, m'explique-t-il. Inutile d'inquiéter les parents.
Pour la seconde fois de la soirée, je lui réponds un simple « hm-hm » parce que, malgré moi, mon attention est focalisée sur nos mains. Je m'appuie contre la paroi pour faire comme si je ne m'en souciais pas, mais il est beaucoup plus doué que moi à ça. Du coin de l'œil, je le vois passer son autre main dans ses cheveux en soupirant puis il frotte ses yeux et je me rappelle qu'il est tard. Ne m'a-t-il pas dit qu'il montait se coucher, tout à l'heure ?
— Je pensais que tu étais en train de dormir, soufflé-je.
En sentant son regard, je lève les yeux vers lui. Il lui faut une seconde pour comprendre ce dont je parle. Sur son visage, je vois presque le « oh » qui se forme dans ses pensées.
— Je suis monté mais je t'ai dit que je ne dormirais pas et que si tu avais besoin de quoi que ce soit, tu pouvais venir me voir. Même si je savais que tu ne le ferais pas. Enfin bon... Je t'ai entendu sortir et je me suis dit qu'il valait mieux que je te rattrape pour que tu ne fasses pas de bêtise.
— C'était pas une bêtise.
— Si tu le dis.
Mon idée n'était pas forcément la plus brillante que j'ai eue, c'est vrai, mais sur le moment ça me paraissait un bon compromis pour ne pas avoir à attendre bêtement ici. Finalement, je n'ai plus le choix, mon demi-frère ne me laissera pas filer.
Après avoir retiré mes chaussures dans l'entrée, je vais dans le salon pour prendre mon téléphone. Je vois la tasse vide, toujours posée là.
— Au fait, merci pour l'infusion.
— Hm... De rien, mais... tu m'as déjà remercié tout à l'heure.
— Oui mais là, je le pense vraiment.
Alec pouffe doucement de rire et traverse la cuisine pour me rejoindre. Je fais la moue, ma remarque n'était pas censée être drôle.
— Ça m'a fait du bien, continué-je. C'était gentil...
— Je t'en prie, c'est le moins que je puisse faire. Allez viens, il est tard.
Encore une fois, il tend sa main vers moi mais je reste figé au milieu de la pièce, hésitant. Je ne suis pas certain d'avoir envie d'aller me coucher, même si rester dans le salon avec mes pensées n'est pas plus productif. Donc je ne bouge pas mais il semble ne pas accepter ma réponse silencieuse puisqu'il vient chercher ma main pour m'entraîner vers la porte de l'étage.
— Il est près de deux heures du matin, soupire-t-il. Tu dois dormir, tu en as besoin.
Si son comportement n'est pas très différent de celui qu'il a adopté depuis dix jours, il l'est tant de celui dont j'ai l'habitude que j'ai encore du mal à m'y faire. Il m'emmène jusqu'à la porte de ma chambre, sa main relâche un peu la mienne et, quand je crois qu'il va me lâcher, il entrecroise nos doigts. Le palier est éclairé par la lumière de sa chambre dont la porte est restée ouverte, signe qu'il est parti précipitamment.
— Je sais que ce n'est pas le meilleur moment pour faire ça mais comme j'ai déjà dû attendre plusieurs jours qu'une occasion d'être seul avec toi se présente, je n'ai pas envie de la laisser passer. Je te présente mes excuses pour tout ce que j'ai pu te faire, même si je sais que je n'en ai aucune de réellement valable.
Je sens ma gorge se nouer, je voudrais m'écarter et lui claquer la porte au visage mais mon corps refuse de bouger et la colère que j'aimerais manifester me fait cruellement défaut. Donc je reste là, appuyé contre ma porte, ses doigts enserrant toujours les miens. Je me force à lever les yeux vers les siens dans l'espoir qu'il abrège et qu'on mette vite fin à cette conversation.
— Je ne te demande pas de me pardonner, parce que ce serait injuste de mettre ça sur tes épaules alors que ce que j'ai fait est impardonnable. Malgré tout, je voudrais... je voudrais t'expliquer ce qui s'est passé, il y a cinq ans.
— Je sais très bien ce qui s'est passé, rétorqué-je d'une voix beaucoup trop douce à mon goût.
— Oui, mais... S'il te plaît, écoute-moi.
Je soupire et hoche la tête. Je pourrais protester, je pourrais refuser de lui donner cette occasion d'en parler ouvertement et de mettre les choses à plat une bonne fois pour toute... mais encore une fois, je n'arrive pas à bouger, une partie de moi a décidé que j'en avais tout autant besoin que lui.
— Je ne voulais pas, continue-t-il. Je ne voulais pas ce qui s'est passé. J'essaie pas de me dédouaner, je sais ce que j'ai fait, seulement c'était un accident.
— Comment peux-tu dire...?
— Magnus, je t'en prie, m'interrompt-il. Je ne voulais pas te faire de mal et je l'ai regretté à la seconde où c'est arrivé.
— Tu n'en avais pas vraiment l'air.
— Je le sais ! C'est allé si loin, je n'ai pas compris ce qui s'est passé. Jonathan et ses potes m'avaient tellement monté la tête depuis des semaines mais je ne voulais pas te faire mal. Je les ai imités, j'ai cru que ça suffirait et puis Jonathan a mis la cigarette dans ma main. Quand il t'a déshabillé, j'ai commencé à paniquer mais je ne voulais pas qu'ils s'en rendent compte. J'ai pensé à lancer la cigarette ou à l'éteindre par terre mais quand il m'a bousculé, j'ai échappé la cigarette. J'ai essayé de la rattraper mais au lieu de ça j'ai...
Il fronce les sourcils et secoue la tête. Même avec la pire mauvaise foi, je ne pourrais pas dire qu'il ne se sent pas coupable. Quand il reprend, sa voix tremble.
— Je les ai entendus rire et j'ai senti la brûlure contre mes doigts mais j'ai pas eu le réflexe d'enlever ma main. Je sais pas pourquoi. J'ai juste... j'ai pas compris ce que je faisais, jusqu'à ce que je me rende compte que tu étais en train de pleurer parce que je te faisais mal. J'ai tellement honte d'avoir fait une chose pareille, si tu savais...
Un sanglot étouffe la fin de sa phrase mais aucune larme ne coule sur son visage, je les vois néanmoins dans ses yeux noisettes toujours rivés sur les miens. Je baisse les yeux, perturbé par son souvenir, et vois nos mains. Je lève la sienne jusqu'à mon visage pour réussir à voir sa cicatrice, à l'intérieur de ses doigts.
— Ça t'a fait mal, à toi aussi ? demandé-je en me rendant compte que je ne m'étais jamais posé la question.
— Sans doute pas autant qu'à toi. Et moi, je le méritais.
Il bouge légèrement sa main pour que ses doigts effleurent ma joue, un frisson me traverse aussitôt et je me mords la lèvre. Heureusement, il ne s'attarde pas sur ma réaction qu'il n'a pas pu manquer.
— J'ai été naïf de croire les histoires de Jonathan, surtout pendant aussi longtemps. Je me suis pourtant rendu compte que tu ne ressembles pas à ce qu'il m'a décrit à l'époque mais j'ai eu peur de faire confiance à mon jugement, de me laisser guider par... de mauvaises pensées.
J'entrouvre la bouche pour lui demander ce qu'il appelle des « mauvaises pensées » mais je me ravise, je crois que je préfère ne pas savoir. Enfin... je crois que je sais et je n'aime pas l'idée de penser que c'est mal, ni qu'il a grandi en pensant que ça l'est.
— J'ai mal agi, je le sais et rien de ce que je pourrais faire un jour ne suffira à racheter mon comportement mais je... j'essaierai quand même.
Alors voilà la raison de son étrange façon d'agir, ce n'est pas juste une apparence. Pas juste pour que je baisse ma garde. C'est étrange et ça me fait étrangement plaisir. Ça ne devrait pas et mon coeur ne devrait pas s'affoler quand il entrelace de nouveau nos doigts. Malheureusement, ça ne dure qu'un court instant et il me relâche.
— Encore une fois, je sais que ce n'était pas le meilleur moment, j'espère que tu ne m'en veux pas. Enfin, pas plus.
— Non... Non, non, ce n'est rien.
— Allez, va te coucher maintenant.
Perdu, j'acquiesce et il s'éloigne vers sa chambre en me souhaitant bonne nuit. J'entre dans la mienne et referme derrière moi. Je soupire et reste là, quelques minutes, à réfléchir à ce qui vient de se passer. J'ai du mal à faire le point, je ne m'attendais pas à ce qu'il me raconte ça, qu'il ose me donner son point de vue... et je m'attendais encore moins à ce qu'il s'en rappelle aussi précisément. Les autres ont certainement oublié.
Je m'écarte de ma porte et me déshabille pour me glisser dans mon lit. C'est là que je me rappelle de la catastrophe imminente qui me guette. La tête posée sur l'oreiller, je serre le drap entre mes doigts et ferme les yeux. Je me force à contrôler ma respiration, peut-être que ça suffira à tenir éloigner la crise d'angoisse. Parce qu'elles sont là, tout près, mes angoisses d'enfant qui refont surface avec la perspective de voir mourir mon père.
Sentant les larmes me monter aux yeux, je passe une main tremblante sur mon visage et m'efforce de faire le vide dans ma tête. Je ne sais pas si dormir me serait salutaire mais en attendant, ça m'éviterait d'angoisser pendant au moins quelques heures. Il faut que j'arrive à m'endormir.
Je me mets à compter. Une vieille habitude qui me vient de ma mère quand je n'arrivais pas à dormir. Elle me disait de compter les moutons. Mais les moutons ont disparu avec elle et, depuis, je me contente des secondes qui passent.
Irrémédiablement, je finis par me tromper, perturbé par des pensées parasites qui apparaissent brusquement et me serrent la gorge. Donc je recommence. Une fois. Deux fois. Et puis j'abandonne, frustré et toujours aussi angoissé. Je frotte mon visage et me rassois, je sens la fatigue sur mes épaules, mais le sommeil me fuit.
Il est tard, il n'y a pas un bruit. Ni dans l'appartement, ni même autour. Je n'entends rien. Avant, je m'endormais avec les bruits de pas des voisins au-dessus de ma chambre, mais aussi en dessous. C'était tellement mal isolé, le silence ne durait pas plus de quelques minutes, il y avait toujours quelque chose pour le rompre.
Mais pas ici, pas ce soir. Il n'y a que le silence. Le bruit de ma respiration. Et celui de mon cœur qui s'accélère peu à peu. Je n'entends rien d'autre. Izzy et Max sont dans la pièce en dessous, et je sais qu'Izzy parle en dormant, il m'est arrivé de l'entendre certaines nuits, le bruit est toujours ténu mais je l'entends. Pas ce soir. Je n'entends pas le bruit de l'extérieur, même s'il y a certainement des voitures qui passent, après tout, on est dans la ville qui ne dort jamais. Mais je ne suis plus dans mon vieil immeuble pourri... et malgré tout, je crois que je n'ai jamais autant ressenti ce sentiment oppressant de solitude.
Je n'arrive plus à les retenir, les larmes se mettent à couler sur mon visage et l'angoisse me reprend, je n'arrive plus à la repousser. Sans être sûr de ce que je fais, je me lève et attrape un vieux t-shirt dans mon dressing, puis je sors de ma chambre et traverse le couloir. Je m'arrête devant la porte de la chambre d'en face, mes jambes tremblent et je reste quelques minutes sans oser frapper. Mais il m'a dit que je pouvais aller le voir, non ?
Je souffle et prends mon courage à deux mains. Je frappe trois petits coups.
— Alexander ?
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