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Dès notre arrivée à l'hôpital, on se présente à l'accueil qui nous dirige deux étages plus haut. Là, on nous envoie dans une salle d'attente après nous avoir vaguement expliqué que mon père est en train de se faire opérer. Une boule se forme dans ma gorge mais je m'exhorte à ne pas paniquer tant que je ne suis pas certain de ce qui se passe et s'est passé. Je suis les autres jusqu'à la salle d'attente que nous a indiqué l'infirmier et m'installe sur la seconde rangée de chaises pour ne pas me retrouver assis à côté d'un inconnu.

La pièce est séparée du couloir par un mur, mais une fenêtre permet de voir le personnel passer. Compte tenu de l'heure, c'est assez calme mais je fixe le passage en attendant que l'on vienne nous voir.

Cela arrive moins de dix minutes plus tard, une jeune femme en blouse bleue prononce le nom de mon père. Maryse se lève d'un bond.

— Comment va-t-il ?

— Vous êtes de la famille ?

— Je suis sa compagne, Maryse Lightwood. C'est moi que vous avez appelé.

— Oh, d'accord.

L'interne baisse les yeux sur le calepin qu'elle tient à la main et soupire avant de relever la tête vers Maryse.

— Il est encore en chirurgie. Son état est critique.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? soufflé-je, la gorge serrée.

— On ne sait pas exactement, c'est un passant qui a appelé une ambulance après l'avoir trouvé dans une ruelle. Il était inconscient. D'après ses blessures, il semble qu'il ait été battu et qu'on lui ait volé son téléphone portable ainsi que l'argent qu'il avait sur lui.

— B-battu ? Vous voulez dire que mon père a été agressé ?

Elle hoche simplement la tête et je détourne la mienne pour parvenir à retenir mes larmes. Agressé. Papa a été agressé. L'information a du mal à faire son chemin dans ma tête.

— Qu'a-t-il exactement ? demande ma belle-mère.

— Le médecin l'opère pour une hémorragie interne, plusieurs organes ont été touchés par des coups de couteau. Il présente également une fracture au bras et une à la jambe, deux côtes cassées et un poumon perforé. De nombreuses contusions qui pourraient avoir été causées par une arme contondante. Il a également reçu plusieurs coups à la tête, il ne semble pas y avoir de fracture du crâne mais nous devons attendre pour lui faire passer des examens.

Je vois Maryse blémir et vaciller un peu, Alec se précipite vers elle pour la soutenir. La femme explique qu'il devrait sortir du bloc d'ici une heure et que l'on reviendra nous voir à ce moment-là, puis elle s'en va. Le silence tombe sur la pièce, j'entends vaguement Alec rassurer sa mère.

— Il est entre de bonnes mains. Reviens t'asseoir, d'accord ?

Izzy se glisse sur le siège à côté du mien et prend ma main, mais elle reste silencieuse. Tant mieux, parce que je réussirais pas à parler, de toute façon. Je coince ma lèvre inférieure entre mes dents pour l'empêcher de trembler et je continue de lutter pour ne pas pleurer alors que notre attente recommence.

Les autres personnes finissent par quitter la salle et, une demi-heure plus tard, nous sommes seuls. Isabelle fait des jeux avec Max qui est de plus en plus somnolent. Une main sur mon épaule me fait brusquement sursauter et je vois Alec qui me regarde d'un air inquiet.

— Hé, ça va ? Ça fait trois fois que je t'appelle.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Tu veux boire quelque chose ?

Je refuse d'un signe de tête et ses doigts effleurent mon cou quand il enlève sa main puis il sort de la pièce. Maryse se met à me parler et je me force à entretenir la conversation. Ses yeux sont encore brillants de larmes mais, elle aussi, se force à discuter.

L'heure se termine et une autre commence, personne ne vient nous voir.

Quand une troisième heure commence à son tour, je me lève pour interpeller une infirmière dans le couloir. Ils ne vont quand même pas nous laisser sans nouvelle ! Elle me répond d'une voix douce qu'elle va se renseigner et continue son chemin. Je n'arrive pas à retourner m'asseoir, alors je reste appuyé contre le cadre de porte en essayant de ne pas penser à Papa. J'essaie de ne penser à rien du tout, en fait, parce que quand je ne pense pas à lui, je me revois attendre, il y a neuf ans, dans une salle similaire à celle-ci. Et cela fait revenir une inquiétude suffocante... Pour l'instant, je crois que j'arrive à faire face. Il faut que je tienne jusqu'à ce qu'on me dise qu'il va bien.

Les minutes d'attente sont terriblement longues mais un médecin vient enfin nous voir, un quart d'heure plus tard. Il serre la main à Maryse puis s'assoit à côté d'elle, à la place qu'Alec a délaissée et je me rends compte qu'il est appuyé au mur, de l'autre côté de la porte. Je ne quitte pas mon appui, le médecin parle bas mais le silence ambiant me permet de l'entendre quand même.

— L'opération s'est bien passée, nous avons dû procéder à l'ablation d'une petite partie de son foie qui a été endommagée, mais nous avons pu sauver son rein. Nous lui avons fait passer un examen pour sa blessure au crâne, il ne présente pas de lésion grave mais... il ne s'est pas encore réveillé. Ce n'est qu'un coma léger, nous pensons qu'il devrait reprendre conscience dans les prochains jours. Son corps a été très éprouvé.

Ils « pensent » qu'il « devrait » se réveiller ? Il peut être plus vague ou il est à son maximum, là ?

Maryse le remercie et demande si elle peut aller voir Papa, ce à quoi l'homme répond par l'affirmative en lui disant de demander son numéro de chambre au bureau des infirmières, puis il part. Maryse se lève à son tour et prend son sac.

— Alec, tu as toujours les clés de la voiture ?

— Oui, évidemment.

— Alors rentrez. Tous les quatre.

— Quoi ? m'écrié-je, réveillant Max en sursaut. Non ! Je ne veux pas rentrer !

— Il est tard, tu dois te reposer. Ça ne sert à rien qu'on reste tous ici, de toute façon.

— Alors je reste !

Elle soupire et s'approche de moi, ses mains se posent sur mon visage et je n'ai même pas la force de m'écarter pour lui montrer ma colère.

— Il ne voudrait pas que tu passes ta nuit ici, tu le sais aussi bien que moi. Rentre, repose-toi et je t'appellerai demain matin à la première heure pour te donner des nouvelles.

Alec va prendre Max dans ses bras et sort de la pièce, Izzy reprend ma main. Je résiste.

— J'arriverai pas à dormir de toute façon !

— Magnus, s'il te plaît.

Maryse caresse mes joues et arrive, encore une fois, à me faire abdiquer. Son regard est doux mais ferme, je n'obtiendrai pas gain de cause. Je finis donc par acquiescer et suis Isabelle. Le trajet se fait presque en silence. En tout cas, moi, je ne prononce plus un mot avant que l'on soit rentrés à l'appartement.

Je parviens tout juste à articuler un « bonne nuit » pour Max et Isabelle, qui vont dormir dans la chambre de nos parents peu après notre retour. J'aimerais être assez fort pour rassurer mon petit frère mais je ne saurais même pas comment faire.

— Tiens, bois ça.

Je suis assis sur le canapé et Alec dépose une tasse fumante sur la table basse. À l'odeur, je dirais que c'est l'infusion aux fruits rouges que j'adore.

— Merci, dis-je sans le regarder.

— Tu veux autre chose ?

— Juste être seul...

— D'accord, alors je vais monter...

Je crois qu'il ajoute quelque chose mais mes pensées emplissent totalement mon esprit. Je ne réponds que par un vague « hm-hm ».

Seul dans la pièce uniquement éclairée par la petite lampe posée sur le guéridon à côté du canapé, je pose mes pieds sur l'assise et me cale contre les coussins. Petit à petit, je sens les larmes poindre à mes yeux. Je cligne rapidement des paupières pour avoir raison des premières et inspire profondément pour maîtriser les sanglots qui menacent de comprimer mon torse.

Je ne comprends pas comment c'est possible, comment ça a pu arriver. Papa n'est vraiment pas du genre à chercher à se battre et si quelqu'un l'avait braqué pour lui piquer son portefeuille, il le lui aurait simplement donné. On n'a peut-être jamais eu beaucoup d'argent, mais jamais il ne se battrait pour quelques billets. Ça n'a pas de sens.

Une première larme s'échappe sur ma joue, je la laisse mais tiens bon pour retenir les autres. J'attrape la tasse qu'Alec a déposé pour moi et fixe longuement mon téléphone, toujours sur la table basse. La chaleur me brûle un peu les paumes et l'intérieur des doigts, et un long frisson me traverse, comme si j'avais froid alors qu'il fait presque trente degrés. Je prends une gorgée du liquide brûlant, j'essaie de me concentrer sur le goût fruité, pas sur ma peur.

Les paroles du médecin et de l'interne ne cessent de me revenir. Penser à la liste de ses blessures que cette femme a débité d'une façon presque froide me fait encore physiquement mal, et imaginer la douleur qu'il a pu ressentir, lui, me donne la nausée. Un couteau. Une arme contondante. Ça a dû être brutal. Et tout ça pour son portable et l'argent de son portefeuille ? Je n'y comprends rien.

Pourquoi est-ce qu'il a fallu que ça tombe sur lui ? Et comment n'ai-je pas réalisé que quelque chose n'allait pas ? C'est Maryse qui s'est inquiétée la première, mais j'aurais dû, moi aussi, comprendre que son retard n'était pas normal. Je ne suis pas un bon fils, je n'ai rien remarqué, trop focalisé sur mes propres problèmes... Tout comme je n'ai pas remarqué qu'il avait une petite-amie pendant plus d'un an avant qu'il ne me le dise. Depuis quand est-ce que je porte si peu d'attention à mon père ? La culpabilité fond sur moi comme un rapace sur sa proie. Je bois une autre gorgée, tiède.

Depuis le décès de Maman, mon père a voué sa vie à mon bien-être. Tout ce qu'il faisait, c'était pour moi et j'ai fait de mon mieux pour lui rendre la pareille quand j'ai été en âge de voir et de comprendre ses sacrifices. Il est toujours là pour moi, un phare dans la nuit pour éloigner mes peurs, mes doutes et mes cauchemars.

Maintenant, il est sur un lit d'hôpital, le corps couvert de blessures et inconscient. Et je dois me satisfaire d'un « il devrait se réveiller ». Il devrait... Même les médecins n'en sont pas sûrs !

Ma gorge se serre et je serre les dents pour ne pas éclater en sanglots. Et s'il ne rouvrait pas les yeux ? S'il restait comme ça ? Si, lui aussi, je le perdais comme j'ai déjà perdu ma mère ? Je repose la tasse presque froide et me lève. L'angoisse me pousse à sortir. J'enfile mes chaussures et quitte l'appartement. Je ne peux pas rester ici, à attendre que Maryse m'appelle pour me prévenir que mon père est décédé. Il faut que je sois là pour lui.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et je sors du bâtiment, j'entends à peine le portier me saluer. Je dois aller à l'hôpital, c'est tout ce qui m'importe. Malheureusement, je n'ai pas le temps d'atteindre le second croisement qu'une main attrape mon bras pour me retenir. Je me retourne et hausse les sourcils en voyant Alec, essoufflé.

— Tu crois aller où comme ça ? lance-t-il, énervé.

— Je retourne à l'hôpital !

— À pied ?

— Non, je vais... je vais prendre un taxi.

— Et comment tu comptes faire ça ? T'as même pas ton portable !

Je me dégage et tâte rapidement mes poches, je me souviens alors que mon téléphone est encore dans le salon et que je n'avais rien d'autre sur moi quand nous sommes partis, en début de soirée. Je soupire. Peu importe.

— Alors j'irai à pied !

Je tourne les talons. De toute façon, je ne vais pas réussir à dormir, à quoi ça me sert de rester chez nous ? J'entends les pas d'Alec derrière moi et, brusquement, ses bras me ceinturent et me soulèvent du sol avec une facilité un peu insultante.

— Lâche-moi ! crié-je.

— Je ne vais pas te laisser partir. Tu te rends compte que tu en aurais pour deux heures de marche ?

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Je dois y aller ! Laisse-moi.

Son étreinte se resserre, mes bras sont coincés contre mon torse et je n'arrive pas à m'échapper. Alors je crie. Je lui crie de me lâcher et de me laisser partir. Je me débats, je crois que je finis par lui donner des coups de pied dans les jambes mais ce n'est que lorsque des lumières s'allument dans le bâtiment à notre droite qu'il me lâche. Il reprend mon bras avant que je puisse m'éclipser et me retourne vers lui.

— C'est dangereux ! Rentre avec moi, s'il te plaît !

— Non, il faut que j'y aille !

— Je sais que tu t'inquiètes pour ton père mais...

— Non ! Tu ne sais pas ! Tu sais rien !

Je tire sur mon bras, dans l'espoir qu'il finisse par me lâcher pour que je puisse partir, mais plus je tire et plus ses doigts serrent ma peau pour me retenir. Ça me fait mal mais tant pis, je continue de lutter contre lui.

— Lâche-moi, répété-je encore. Je dois aller à l'hôpital, je dois être près de lui... Il faut que...

Je sens les larmes qui reviennent avec ma frustration de ne pas pouvoir me dégager. Sa main libre vient se poser sur mon épaule, j'essaie de le repousser, en vain.

— Je dois y aller, je dois être là au cas où il...

Les mots meurent avant de passer mes lèvres et mes sanglots ont enfin raison de moi. Surpris, Alec me libère, mais je ne bouge pas. J'ai peur, j'ai tellement peur.

— Magnus...

Je cache mon visage dans mes mains et il me prend dans ses bras pour me serrer contre son torse. Là, le visage caché contre son cou, je me laisse aller à mon chagrin.

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