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Je baisse les yeux sur les sacs posés à mes pieds tandis que j'attends Izzy qui est toujours dans la cabine d'essayage. C'est la première fois que je fais du shopping avec quelqu'un d'autre que Catarina – Ragnor n'a jamais eu la patience nécessaire pour nous accompagner – et je crois que j'ai trouvé plus forte que nous. Sans doute parce que notre budget était beaucoup plus limité que celui de ma demi-sœur. D'ailleurs, je n'ai jamais eu autant d'argent à dépenser pour moi, c'est assez étrange. Habituellement, je donnais presque tout ce que je gagnais pour les factures, le reste je le mettais de côté pour la fac. Parfois, le patron me donnait un peu plus d'heures et je pouvais en profiter pour sortir, mais ça n'est pas arrivé si souvent.

Une employée du magasin passe de nouveau près de moi en me proposant une boisson et je décline de nouveau. Je n'ai pas non plus l'habitude des magasins de l'Upper East Side, j'ai même cru que la première vendeuse qui m'a vu entrer allait me jeter dehors. Je n'ai sans doute pas l'allure de quelqu'un qui achète ici. Je me sens un peu comme Vivianne dans Pretty Woman. Mais soit, même si certains vêtements me font de l'œil, je me contente des petites boutiques moins chères et des friperies.

— T'en penses quoi ?

Je relève la tête pour regarder une énième tenue. Ça fait au moins trente minutes qu'Izzy est là-dedans. Mais c'est une habituée et cela explique pourquoi les vendeuses sont aux petits soins. Elle n'a besoin que de faire un petit signe pour que l'une d'elles rapplique et lui apporte une autre taille ou couleur.

Cette fois, elle porte un jean gris chiné, avec un petit chemisier de la même teinte et un top moulant rose pastel.

— C'est super mignon !

Elle sort pour se regarder dans le miroir et prend quelques poses, je ne peux que me mettre à rire. Elle sourit et m'annonce qu'elle a – enfin – tout essayé. Ce qui veut dire qu'on va pouvoir aller manger un morceau. On passe à la caisse et elle règle un montant qui me fera faire des cauchemars pendant des semaines, puis on part vers la rue d'à côté où un petit café nous a fait de l'œil en passant plus tôt.

On entasse nos sacs sur les deux autres chaises autour de la table. La tour est peu stable mais ça devrait aller pour le temps du repas. Elle regarde les miens et lit les noms d'enseignes.

— Tu n'as rien pris dans le dernier ?

— Non, réponds-je en me retenant de rire au souvenir de l'expression de la vendeuse quand je regardais les t-shirts. Je ne pense pas que les vendeuses auraient survécu à ça.

— Ça aurait pu être pour quelqu'un d'autre.

— Crois-moi, elles ont vu que ce que je porte n'est pas destiné à un homme.

Ma tenue du jour consiste en un short noir avec un cœur rose imprimé sur la poche arrière gauche qui ne le rend – parait-il – pas très masculin, et un t-shirt rose avec quelques dentelles blanches. Plus mes nombreux bijoux que j'ai ressorti depuis quelques jours, après que j'ai entendu Maryse me « défendre » auprès de la femme qui s'occupe des lessives. J'avoue avoir moi-même hésité entre rire et m'offusquer en voyant le visage un peu choqué de la quinquagénaire se tourner vers moi, en train de me vernir les ongles dans le salon, quand ma belle-mère lui a dit que les deux-trois corsets qu'elle a trouvé dans le linge m'appartenaient.

— Ça ne vous pose évidemment aucun problème, n'est-ce pas ? lui a demandé ma belle-mère.

— N-non bien sûr ! s'est empressé de répondre la femme. C'est très joli...

À la seconde où elle est repartie, j'ai éclaté de rire et Maryse avait l'air très fière d'elle. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me défende, elle aurait même pu dire que ces vêtements étaient à elle pour ne pas être embarrassée devant son employée. Pas que j'aie vu ne serait-ce qu'une once d'embarras sur son visage, ceci dit. J'en ai déduit qu'elle était réellement sincère en me disant que je pouvais porter ce que je voulais. Alors j'ai décidé de ne plus me poser de limites absurdes, comme l'avis des autres, par exemple.

Ma demi-sœur rit à ma remarque et hausse les épaules.

— Je vais les laisser s'habituer à moi, d'abord, m'amusé-je.

— Alors tu comptes refaire du shopping avec moi ?

Ses yeux se mettent à briller, elle a l'air soudainement très heureuse sans que j'arrive à comprendre pourquoi. Je ne pensais pas que ma compagnie lui plaisait à ce point.

— Bien sûr, pourquoi pas ?

— Parce que j'ai même réussi à user Simon ! Jusque là Clary et Maman étaient les seules à bien vouloir m'accompagner !

Je pouffe de rire. Je suis quand même surpris que Simon ait réussi à lui dire « non », il a l'air tellement timide... et Izzy peut être très insistante. Il m'impressionne.

— Tu n'as qu'à pas mettre autant de temps !

— Alors où serait le plaisir ? Ce n'est pas comme si je m'achetais des nouveaux vêtements tous les jours, ou même tous les week-ends ! Je ne le fais pas plus d'une fois par trimestre, j'ai le droit de m'accorder une journée complète !

— Tu devrais devenir avocate, tu sais ?

Elle éclate de rire à son tour, et une serveuse arrive enfin pour prendre notre commande.

Comme je m'y attendais, après le repas on retourne faire les boutiques, mais pas sans être repassés à l'appartement pour y déposer nos premiers achats. Je n'ai vraiment pas envie de trimballer tous ces sacs en plus des suivants pendant encore trois ou quatre heures.

Je monte mes sacs dans ma chambre alors qu'Izzy montre les siens à Maryse qui est déjà rentrée. En traversant le palier, je croise Alec qui sort de la salle de bain.

— Vous avez déjà terminé ? demande-t-il, surpris.

Sa façon de ne plus m'ignorer depuis que j'ai réussi à lui faire dire ce qu'il me reprochait me perturbe un peu. Évidemment, je suis toujours en colère contre lui et je crois qu'au fond j'aurais préféré que ses raisons reposent sur autre chose que de fausses rumeurs... Oui, j'aurais préféré qu'il me reproche quelque chose de légitime, même uniquement pour lui. Mais non, ce n'était qu'une énième tactique de Jonathan pour embarquer quelqu'un dans ses abus, pour m'enfoncer un peu plus dans le crâne que je ne méritais que d'être détesté parce qu'il l'avait décidé.

Je suis toujours en colère et le fait qu'il agisse normalement avec moi m'agace davantage. Depuis une dizaine de jours, donc, il me traite de la même manière que son frère et sa sœur, il se montre même serviable et je n'aime pas le fait que ça m'apaise. Tout comme je n'aime pas le fait que le voir sortir de la salle de bain, son torse nu encore un peu humide, me mette le feu aux joues.

Je détourne les yeux et continue mon chemin jusqu'à ma porte.

— Non, on doit repartir, réponds-je en ouvrant.

— Ah, ça m'étonnait d'Izzy.

Il rit. Je me mords la lèvre en jetant mes poches dans ma chambre. Comment parvient-il à changer de comportement aussi facilement alors que ça m'est impossible, même en faisant semblant ?

— Alors à tout à l'heure.

Je me retourne et vois son regard remonter rapidement à mon visage. Il hausse les sourcils, me regardant comme s'il attendait que je dise quelque chose mais tout ce qui me vient c'est de lui demander ce qu'il regardait... sauf que je sais. Et ça m'énerve encore plus que ça me plaise. Putain, reprends-toi merde !

Je n'ai jamais été aussi divisé de toute ma vie. Je devrais le haïr. Je devrais ne pas supporter sa présence. D'accord, je n'ai pas le choix de donner le change pour le reste de notre famille, mais il rend ça beaucoup trop facile ces derniers temps et c'est irritant. S'il pouvait savoir à quel point ça m'exaspère de ne pas pouvoir le détester autant que je le voudrais !

— À plus tard, dis-je du bout des lèvres en tournant les talons.

J'essaie d'ignorer son regard qui ne me quitte pas. Il le faisait déjà avant, de toute façon. J'ai souvent croisé ses yeux pleins de dégoût... mais plus depuis notre conversation, c'est vrai. Rah il m'énerve !

Je sors de l'appartement en trombe et dois attendre Isabelle à l'extérieur du bâtiment, après m'être rendu compte qu'elle ne m'avait pas du tout suivi.

— Tout va bien ? me demande-t-elle en me rejoignant.

Je m'éloigne avant de lui répondre, ça me gêne toujours que le portier soit là, presque invisible, à écouter ce qui se passe.

— Oui, oui, ça va.

— T'as croisé Alec ?

Je fais de mon mieux pour ne pas avoir l'air effaré quand je me retourne vers elle pour lui demander de préciser sa pensée. Pourquoi Alec me perturberait-il, hein ?

— Tu es toujours énervé contre lui à cause de ton coming out, je me trompe ?

Oh merci Seigneur ! C'est de ça qu'elle parle !

— Tu m'as autorisé à lui en vouloir pendant un mois entier, non ? C'est pas encore passé, éludé-je.

— D'accord, mais je pensais que vous vous expliqueriez avant. Enfin bon... T'as plus que jusqu'à la fin de la semaine, du coup !

— Ouais, c'est ça... on verra...

Elle me donne un coup de coude avant de m'attraper la main pour m'entraîner avec elle. Je voudrais lui faire plaisir, mais je ne veux pas faire de pas vers lui, je ne peux pas.

Les prochaines heures, je m'efforce de ne pas penser à lui, et c'est plus difficile que j'accepterais de l'avouer à haute voix. Trop vite vient le temps de rentrer, de dîner, puis mon cerveau trouve une autre inquiétude sur laquelle se focaliser.

Il est près de vingt heures trente et Papa n'est pas encore rentré. Si j'essaie d'abord de me rassurer en me disant que ça lui ressemble de ne pas rentrer tout de suite à la maison, je me rappelle finalement que, quand ça arrivait, c'est sans doute qu'il voyait Maryse. Donc, non, un retard de plus d'une heure n'est pas normal. Par ailleurs, il ne répond pas à son téléphone.

Izzy et Alec s'efforcent de garder Maryse occupée, ils viennent juste de terminer leur seconde partie de cartes quand son téléphone sonne. Elle saute presque dessus pour décrocher. J'essaie de ne pas observer son visage et ses changements d'expression, mais je la vois soudain devenir livide. Je me lève et m'approche. Elle attrape mon bras, sa main tremble.

— Bien. Oui, nous arrivons. Merci de m'avoir prévenue.

Elle range son portable dans sa poche et reste quelques secondes sans parler, les yeux rivés vers le sol. J'échange un regard avec Izzy qui semble, à présent, aussi inquiète que nous.

— Maman, qu'est-ce qui se passe ? lui demande-t-elle.

Ma belle-mère semble revenir à elle et elle s'éloigne vers le comptoir de la cuisine où est encore posé son sac à main.

— C'était l'hôpital, finit-elle par dire d'une voix mal assurée. Ils ne m'ont pas donné les détails, mais je dois y aller...

Elle lève les yeux, je me suis approché et réalise qu'Izzy, Max et Alec sont derrière moi également, inquiets.

— Vous n'êtes pas obligés de venir, souffle-t-elle.

— Comme si j'allais te laisser conduire dans cet état ! s'exclame Alec en s'avançant pour prendre ses clés de voiture.

Elle acquiesce et on se prépare tous à partir. J'essaie de ne pas réfléchir, mais quand je regarde ma belle-mère, je vois sur son visage qu'elle a menti. J'imagine qu'elle n'ose pas nous en dire davantage avant de l'avoir vu mais... ça m'inquiète encore plus qu'elle essaie de me préserver.

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