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Je m'éclipse parce qu'il m'est plus difficile que prévu de reprendre le dessus. Je pars marcher, seul, quelques minutes avant de m'asseoir sur le muret en face des buissons où tout ça a eu lieu. Pourquoi ? J'en sais rien mais mes pas m'y mènent sans que j'y pense. Je frotte ma cuisse à travers le tissu de mon pantalon, encore une fois je sens la brûlure. Les souvenirs sont trop vivaces, alors que cela faisait longtemps que je me forçais à ne pas y penser. Il y a encore quelques semaines, j'étais persuadé d'avoir surmonté ce traumatisme et puis il a fallu qu'il revienne dans ma vie. Des fois, je me demande ce que j'ai fait pour avoir un karma aussi pourri. Je pense en avoir assez bavé, toutes ces années, en plus du décès de ma mère, pour avoir droit à quelques choses bien, non ? Ils ont même réussi à rendre son endroit préféré difficile à supporter. Ils ont réussi à rendre horrible l'endroit où j'avais mes meilleurs souvenirs avec elle.

Je monte mes pieds sur les pierres et appuie mon dos contre le tronc d'arbre qui pousse contre le muret. J'ai l'impression que mes larmes sont intarissables, elles coulent sans cesse pendant de longues minutes, j'essaie pourtant de lutter.

Des pas me font me tendre et j'essuie mon visage du mieux que je peux. Je baisse la tête, parce que mes joues se retrouvent mouillées en quelques secondes.

— T'es sérieux ?

Je tressaille en entendant la voix d'Alec. Putain mais qu'est-ce qu'il me veut encore ? Il se rapproche et s'assoit avec moi. Sans rien dire. Je le vois attraper son portable et il reste simplement là. Après quelques minutes, j'essuie une dernière fois mon visage.

— Pourquoi t'es venu ? lui demandé-je.

— Max en a marre de jouer. Il veut rentrer.

— Déjà ?

— Tu sais que ça fait une heure que tu es parti ?

J'écarquille les yeux et sors mon portable pour regarder l'heure, il ne ment pas. Je n'ai pas vu le temps passer... Le ciel s'est d'ailleurs dangereusement couvert.

— Et puis Maman a peur qu'il se mette à pleuvoir.

Je soupire et me lève en même temps que lui pour repartir vers le parking. Mais, sur le chemin, on reçoit le même message : ils sont partis en premier parce que Max en avait marre d'attendre. Décidément, ce gamin n'est pas patient. Et du coup, je me retrouve en tête-à-tête avec Alec, dans la voiture.

— Pourquoi est-ce que tu étais à « cet » endroit ? me demande-t-il en fixant la route.

— Pourquoi pas ? Je fais ce que je veux, non ?

Il souffle et la conversation s'arrête là. Je n'ai pas envie de parler de ça avec lui. Même si je me demande s'il aurait su retrouver cet endroit si je n'y avais pas été. Mais ça ne l'a sans doute pas marqué autant que moi.

Quand on rentre, mon père me saute presque dessus, un peu affolé.

— Où étais-tu passé ?

— Je l'ai trouvé en train de discuter avec une fille, répond Alec à ma place, alors que je peine à trouver une excuse.

— Dot, soufflé-je, décidant de prendre la balle au bond. Elle est rentrée pour les vacances. Désolé, je me suis pas rendu compte du temps qui passait.

— Oh, fait Papa avant de sourire. Et elle va bien ?

— Oui, très bien.

— Tu vois bien qu'il n'était pas perdu, se moque gentiment Maryse.

Je la regarde, elle est accoudée au comptoir et nous observe. Je ne pensais pas inquiéter mon père à ce point, ce n'est pas comme si j'étais dans un endroit que je ne connais pas... et puis j'ai presque dix-neuf ans, je sais me débrouiller seul.

— Désolé, dis-je encore une fois. J'aurais dû prévenir.

— Ce n'est rien, m'assure-t-elle. Tu as passé un bon moment ?

J'entends à sa voix qu'elle ne parle pas seulement de ma prétendue discussion avec Dot mais de la journée, c'est à ce moment que je comprends qu'elle a choisi cet endroit pour moi, plus que pour Papa. Je me force à sourire.

— Oui, ça faisait longtemps que je n'y étais pas allé. Merci...

— Ne me remercie pas pour ça, enfin. On voulait te faire plaisir, tu as l'air un peu ailleurs ces derniers temps.

Je fais mine d'être surpris et de ne pas comprendre ce qu'elle veut dire.

— Ah oui ? C'est sans doute parce que j'ai plus de temps, je sais plus comment l'occuper.

— Profites-en. Une fois l'année commencée, tu seras toujours le nez dans les bouquins.

— Ouais, t'as raison.

Elle s'approche et caresse ma joue avant de rejoindre mon père qui est déjà parti s'asseoir dans le canapé du salon. J'emprunte les escaliers pour monter dans ma chambre, quand j'arrive sur le palier, il se met brusquement à pleuvoir, l'eau frappe contre la baie vitrée qui donne sur le balcon. Je me perds un peu dans ma contemplation jusqu'à ce qu'Isabelle sorte de sa chambre.

— Eh, on va regarder un film ? Ça nous fera oublier ce temps pourri.

Je lui souris et accepte, j'ai vraiment besoin de me changer les idées.

Juste après le dîner, Alec quitte la table pour répondre à son père. Izzy se renfrogne aussitôt et je m'attèle à orienter la conversation sur autre chose. Je sais bien que ce n'est pas à cause de ça qu'elle est énervée, mais je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que depuis que je vis ici, son père ne l'a pas appelée une seule fois. Il est arrivé que Robert appelle Maryse et qu'elle lui donne des nouvelles de leur fille mais il ne lui parle pas directement. Enfin, s'il est aussi terrible qu'elle le dit, je comprends qu'elle ne veuille pas lui parler mais je trouve ça triste, quand même.

Plus tard, je vais prendre une douche et quand je sors de la salle de bain j'entends Alec crier.

— Mais oui, c'est bon !

Je sursaute, je me demande si c'est bien avec son père qu'il parle. Il ajoute :

— Pardon... Pardon, Papa.

Après avoir fait un pas pour m'éloigner vers ma chambre, je l'entends prononcer le prénom de mon père et retourne vers la porte pour entendre. Je suis curieux. Je sais que c'est un vilain défaut mais je veux savoir pourquoi il parle de mon père avec le sien.

— Tu sais... Je crois qu'il est vraiment amoureux de Maman. Et puis, il s'occupe bien de Max et Izzy. Ils l'aiment bien.

Je n'entends évidemment pas la réponse de Robert, ce qui me frustre un peu, je dois bien l'avouer. Je reste là, l'oreille appuyée contre la porte pour continuer d'écouter.

— Non, je n'ai pas regardé. Je vais pas entrer dans sa chambre pour voir si...

Il est interrompu par son père, je l'entends soupirer.

— Je crois pas, Izzy a dit qu'elle a croisé une de ses ex. Oui, une fille.

Comprenant que, cette fois, c'est de moi qu'il parle, j'ouvre la porte. Tant pis s'il me crie dessus, mais je n'ai même jamais été présenté à son père, pourquoi est-ce qu'il lui parle de moi ?

— Non, je trouve pas qu'il soit... efféminé...

Il lâche le dernier mot en s'apercevant de ma présence. Son visage vire au rouge mais il n'a pas l'air d'être en colère – ce que j'aurais compris, pour une fois.

— Il est normal, tu sais, continue-t-il en me regardant, puis il marque une pause avant de reprendre : Je te... je te promets que je ne le laisse pas seul avec Max.

Il évite mon regard mais je suis persuadé qu'il sent à quel point je suis furieux. Encore cette histoire de ne pas me laisser m'approcher de son petit frère ? Alors c'est son père qui lui a demandé ça ? Pourquoi ? Je ne comprends juste pas pourquoi !

Il met rapidement fin à la conversation en prétextant que Maryse l'appelle puis il pose son téléphone sur le lit. Un silence de quelques secondes s'installe. J'attends toujours qu'il s'énerve, ou alors qu'il s'explique. Cependant, rien ne vient, il reste assis et regarde sa main qui trace les contours de son téléphone. Donc c'est à moi de me lancer, je suppose.

— Ton père a un problème avec mon père et moi, peut-être ?

— Il a un problème avec tous ceux qu'il ne contrôle pas, c'est pas personnel.

— Parce que tu crois que je vais me contenter de ce genre de réponse ?

Il passe une main sur son visage avant de se lever et de s'approcher. Son regard glisse sur la porte que j'ai pris soin de refermer, mais je sais pertinemment que si quelqu'un monte, on sera entendu. Ça veut dire que je ne dois pas lui crier dessus ? Hm ça risque d'être compliqué.

— C'est bon, t'as entendu ce que je lui ai répondu, rétorque-t-il. Qu'est-ce que tu veux de plus ?

— Euh des explications ?

Je me mords la lèvre pour me retenir de crier, je savais que ce serait difficile. Mais merde c'est pas comme si c'était de la curiosité mal placée, il s'agit de mon père et de moi, je ne peux pas laisser passer ça. Il faut que je sache ce qui se passe. Maintenant.

— Je me fous de ce que tu lui dis, continué-je. Ce que je veux savoir c'est pourquoi et tu me dois des réponses ! Tu peux pas éluder les questions juste quand la réponse ne t'arrange pas !

— Tu crois que c'est ce que je fais ? Que je fais ça pour m'arranger, moi ?

— Pourquoi ton père t'a demandé d'aller dans ma chambre ?

Il rougit à nouveau, je vois que j'ai deviné juste. Et ça me fait un peu froid dans le dos. Je déteste l'idée même que quelqu'un vienne fouiller dans mes affaires, alors que je n'ai rien à cacher ! Cet idiot refuse néanmoins de me répondre, ce qui ne fait que m'énerver davantage. Je le pousse contre le mur derrière lui.

— Mais merde, réponds-moi !

— Je te jure que je lui ai dit la vérité, je ne suis pas entré dans ta chambre !

— Pourquoi te l'a-t-il demandé ? redemandé-je en plantant mes yeux dans les siens.

Il soupire encore et essaie de s'écarter mais je le retiens. Je m'attends à ce qu'il se dégage, puisqu'il a plus de force que moi. Sauf qu'il ne le fait pas.

— J'ai appris, récemment, que mon père faisait surveiller ma mère.

— Quoi ?

— Ça dure depuis leur divorce. Quand elle a commencé à voir ton père, il s'est renseigné sur vous et... et ça ne lui a pas plu, bien sûr.

— « Bien sûr » ? Comme si le problème venait de nous !

— Non, je sais... Je sais, Magnus !

Je le laisse s'éloigner, un peu parce que je suis stupéfait par ce qu'il vient de me dire, un peu parce que j'ai l'impression qu'il n'a plus envie de s'esquiver. Il retourne s'asseoir sur le bord de son lit.

— Quoi que t'en penses, j'aime bien Asmodée. J'avais jamais vu ma mère aussi heureuse. Quand elle était avec mon père, il était toujours en train de lui crier dessus et de lui reprocher tout et n'importe quoi. Alors je suis reconnaissant envers ton père.

— Et ton père reproche quoi au mien, exactement ?

— Il pense qu'il est avec elle pour son argent.

Beh voyons ! Je lève les yeux au ciel. Décidément, tout tourne toujours autour de l'argent avec ceux qui en ont ! Ou alors leur égo est si fragile qu'ils s'imaginent qu'ils n'ont rien de plus à offrir ?

— Il sait qu'elle compte payer tes frais de scolarité.

— C'est elle qui insiste, tu l'as entendu toi-même !

— Ouais... Il pense que tu es... que tu es trop...

— « Efféminé » ? finis-je à sa place. Pas « normal » ?

Ses joues rougissent une fois de plus. Est-ce qu'il me croit à ce point aveugle ? Je sais bien ce qu'il pense de moi et ça ne date pas d'hier. Il commence à secouer la tête mais je le devance.

— Ne fais pas semblant, tu as déjà été bien assez clair !

— C'est différent, mon père te juge uniquement sur ton apparence.

— Parce que toi, non ? Alors sur quoi tu me juges, hm ?

Je sens, au regard qu'il me lance, que la réponse est censée être évidente sauf qu'elle ne l'est pas. Si c'était le cas, je ne me serais pas régulièrement demandé pourquoi je subissais la brutalité de Jonathan et ses copains.

— Tu me dis de ne pas faire semblant mais ça vaut aussi pour toi ! lance-t-il. Tu joues toujours les victimes alors que...

— Alors que quoi ? Vas-y, dis-le ! Que je sache enfin en quoi je méritais que tu me brûles !

— Mais tu croyais vraiment que ça ne se saurait jamais ? Tu croyais que personne ne parlerait ? Tu n'as même pas honte de ce que tu as fait ?

Je reste bouche bée. Plus devant sa colère manifeste que ses paroles que je ne comprends pas. De quoi est-il en train de parler ? Qu'est-ce que... Qu'est-ce que Jonathan est allé raconter ?

— Tu ne sais vraiment pas de quoi je parle ? finit-il par demander, alerté par mon manque de réaction.

— Pas du tout, non !

— Quand je les ai rencontré, ils ont raconté qu'un garçon du collège de Raj et Victor faisait des trucs dans les toilettes avec d'autres garçons, qu'il les harcelait jusqu'à ce qu'ils acceptent.

Il n'a même pas besoin d'être plus précis, j'ai déjà la nausée. Et connaissant Jonathan, Raj et Victor, ce n'est pas uniquement que j'ai l'esprit tordu.

— Tu es passé, un peu après, et... ils ont dit que c'était toi. Alors Jonathan m'a raconté que, quand vous étiez petits, tu le maltraitais et que tu essayais de l'embrasser.

— Pardon, quoi ?

Je me sens vaciller, j'ai l'impression de me prendre un coup de massue. Il n'a quand même pas osé faire ça ? M'accuser de lui faire ce qu'il me faisait ?

— Comment t'as pu croire un truc pareil ? Que je faisais des « trucs » avec des garçons dans les toilettes du collège ? Mais j'avais à peine treize ans ! Comment ça... comment ça aurait pu me passer par la tête ? C'est odieux, c'est...

Je serre les dents, les larmes me montent aux yeux et cette fois j'ai vraiment envie de vomir. Ils m'ont fait passer pour un prédateur ? À qui d'autres est-ce qu'ils ont raconté ça ?

— Essaie de comprendre, je ne...

— Non ! Non, la ferme ! Je veux rien entendre de plus ! Mais écoute ça... Eux, ils m'ont harcelé. Pendant huit ans, ils ont fait de ma vie un enfer ! C'est Jonathan qui me persécutait, pas l'inverse et j'avais une trouille pas possible de lui ! Et après que tu... après que tu m'as fait cette première cicatrice, ils ont trouvé ça si drôle qu'ils ont décidé de recommencer ! Même quand je passais ailleurs que par le parc, ils me trouvaient ! Oh ils ont fini par s'en lasser, ça n'est arrivé que cinq fois !

Pour la seconde fois de la journée, mes joues sont inondées de larmes, si bien que je ne vois même plus son visage. Sa main vient prendre la mienne pour m'attirer contre lui, je le repousse.

— Ne me touche pas ! Laisse-moi tranquille !

— Magnus, je suis désolé...

— Tais-toi !

Il essaie de me retenir encore mais je parviens à sortir de sa chambre pour aller m'enfermer dans la mienne. Il frappe à ma porte pendant quelques minutes mais je l'ignore. Je n'en reviens pas qu'il ait pu croire à de telles horreurs pendant toutes ces années...

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