⬫⬪⬫ 16 ⬪⬫⬪

Je n'ai jamais eu l'habitude de me laisser aller à déprimer, pour diverses raisons. Mon père ou simplement le fait que j'ai toujours pensé que ça ne servait pas à grand-chose de se morfondre ou de faire savoir aux autres à quel point on est au plus bas. Ayant perdu ma mère quand j'avais neuf ans, du jour au lendemain, j'ai atteint le plus bas assez jeune et ai appris à relativiser ma douleur depuis. Aussi, il me semblait que je ne me débrouillais pas si mal à camoufler mon trouble de ces derniers temps à ma famille – j'arrivais moi-même à me persuader que tout était normal –, mais ma belle-mère se trouve être plus attentive que je ne l'imaginais.

Le week-end suivant ma visite chez Catarina, Maryse nous annonce qu'elle désire que l'on fasse une vraie sortie en famille. Izzy et moi l'aidons, un matin, à préparer les paniers de pique-nique. Bizarrement, à six, un seul ne suffit pas à contenir tout ce que Maryse a décidé que l'on emmènerait.

Je ne doute pas que mon père le lui ai dit : quand j'étais petit nous avions l'habitude de faire des pique-nique avec Maman, l'été, et j'adorais ça. Il nous est bien arrivé d'en faire, quelques fois, les années suivantes, mais ce n'était pas pareil et je voyais bien que les souvenirs étaient difficiles pour mon père. Je n'imaginais pas que nous referions ça un jour. Et si m'amuser avec ma demi-sœur n'a jamais été difficile, je sens que je me force moins, la perspective de cette journée m'a mis de bonne humeur.

Quand tout est prêt, Izzy et moi retournons dans nos chambre pour nous habiller. Il y a quelques jours, elle est parvenue à me convaincre de ne plus laisser de côté les vêtements que j'aime, puisque mon coming out a été fait et que personne n'y a vu d'objection. Alors j'enfile un t-shirt sans manche qui m'arrive un peu au-dessus du nombril. Une fois dans la salle de bain, à m'appliquer à mettre mon eye-liner, mon hésitation me reprend. Je me sens un peu mal à l'aise par mon ventre laissé nu. Je m'apprête à retourner dans ma chambre pour mettre un pantalon à taille haute quand elle m'intercepte et m'entraîne en bas en m'assurant que cette tenue est très bien.

Malgré mes craintes, Maryse ne me fait aucune remarque, elle nous accueille avec un sourire et, peu après, nous quittons l'appartement. Je pensais naïvement que nous irions dans Central Park, de l'autre côté de la rue, mais nos parents nous emmènent jusqu'au parking.

— On va où ? demande Max, en s'approchant de la voiture de Papa.

— Un parc dans le Bronx, répond sa mère. Magnus, monte avec Alec pour lui dire quel chemin prendre, s'il te plaît.

J'échange un regard furtif avec mon demi-frère et acquiesce. Je comprends aussitôt de quel parc elle parle : celui où on allait avec Maman. Celui que je traversais tous les jours sur le trajet de l'école. Je prends sur moi mais suis soulagé qu'Izzy nous suive jusqu'à la voiture de leur mère, je ne pense pas que j'aurais supporté un trajet seul avec Alec.

Le voyage se fait en musique, j'ai réussi à trouver la station de radio qui semble le plus déplaire au conducteur, je n'aime pas trop non plus mais je fais avec. Je ne suis pas aveugle, je sais bien qu'Isabelle voit qu'il se trame quelque chose, mais nous sommes toujours dans le mois où elle m'a autorisé à lui en vouloir.

Cela fait un an que je ne suis pas retourné dans ce parc, l'épicerie étant de l'autre côté par rapport à notre ancien appartement. Papa et Alec portent les paniers, moi j'ai fourré mes mains dans mes poches pour cacher la tension de mon corps. Mon père nous conduit jusqu'à l'endroit préféré de Maman, un peu à l'écart du chemin, avec une aire de jeux pour enfant à quelques mètres. Max se montre étonnamment excité et j'aimerais que cela me fasse sourire.

— C'est très joli, remarque Maryse en s'asseyant sur la couverture.

— Le quartier a toujours mis un point d'honneur à garder cet endroit le plus décent possible, explique Papa. Il y a beaucoup de familles dans le coin, et des enfants qui avaient besoin d'un endroit sûr.

— Tu venais jouer ici ? me demande mon petit frère.

La gorge nouée, je hoche la tête et me force à sourire.

— Ma maman m'emmenait et j'y retrouvais souvent Clary et sa mère. On était encore plus jeunes que toi.

Il rit et s'assoit à son tour. Pendant le repas, je me concentre sur la conversation et les nombreuses questions de Max. Ce parc est beau mais il n'est pas magique et nous voyons facilement certains des bâtiments pourris qui l'entourent. C'est très loin de l'environnement dans lequel il a grandi.

À la fin du repas, Alec se lève et s'éloigne, tout seul, son téléphone à la main. Je décide d'accompagner Max aux jeux avec Izzy, pendant que les parents profitent d'un moment ensemble. Je vais m'asseoir sur l'une des balançoires alors qu'ils font le tour. Il n'y a pas grand chose, mais ils s'amusent.

Après un moment, je vois Alec qui nous rejoint, il hésite une seconde près de la balançoire mais Max l'interpelle pour lui demander de jouer avec eux. Comme l'aîné accepte, le petit court vers nos parents pour chercher le ballon qu'il a emmené et il s'allie naturellement avec sa sœur contre leur grand frère.

Je les regarde s'amuser un moment mais, sans conversation à entretenir, mes pensées finissent trop facilement par se perdre. Mon regard glisse sur le chemin que j'ai foulé tant de fois, seul ou avec mes amis. Et quand j'étais seul, je tremblais tant et ce parc qui retenait de si nombreux souvenirs heureux s'est transformé en enfer sur terre.

Au début, ce n'était que Raj et Victor qui continuaient à m'insulter sur le trajet comme ils le faisaient dans les couloirs du collège. Il est arrivé qu'ils me fassent trébucher lorsque le sol était mouillé et hurlent de rire en voyant mon visage maculé de boue. Je m'étais toujours refusé de pleurer devant eux malgré les humiliations répétées. De rester fort. Laisser faire, ne rien dire et ne surtout pas supplier. Et j'ai tenu bon pendant trois ans de leurs conneries.

Jonathan, Raj et Victor étaient déjà amis à l'école élémentaire mais Jonathan ne s'en prenait à moi que lorsque nous étions seuls. Il me tirait les cheveux, me poussait, me frappait. Quand ma mère m'interrogeait sur les ecchymoses, je disais que j'étais tombé ou que je m'étais cogné. Un jour, il m'a mordu et j'ai dû cacher la plaie pendant des jours, j'avais peur qu'elle la découvre. Mais je n'ai pas pleuré.

Sa famille et lui ont déménagé durant notre cinquième année, deux mois après le décès de Maman. J'ai cru que je serais tranquille mais l'année suivante, Raj et Victor ont pris le relais, pour une raison que j'ignore et que j'ignorerais certainement toujours.

Je prenais sur moi, même quand Jonathan a commencé à revenir dans ce parc. Mais il ne me touchait pas ni ne m'approchait. Je le voyais juste quand je passais, ils étaient assis sur un muret ou au niveau de l'aire de jeux, et me regardaient. Je l'avoue, ça me faisait flipper mais du moment qu'il restait loin, ça m'allait. Quelques fois, Raj ou Victor venait me voir pour m'insulter. Dans ces cas-là, Raj aimait me gifler, Victor m'agrippait le col pour me cracher des horreurs au visage. Je les laissais faire et je n'ai jamais pleuré.

Un jour, ils m'ont entraîné dans les buissons derrière l'un des murets sans que je puisse leur fausser compagnie et j'ai été surpris que Jonathan ne soit pas seul. Il y avait un garçon brun que je n'avais jamais vu, son regard noisette passait du rouquin à moi et il adoptait les mêmes expressions que lui.

— Je t'avais prévenu que c'était une tapette, a dit Jonathan.

La bouche du brun s'est tordue de dégoût et il s'est reculé de moi, comme si j'allais le contaminer. Je me suis mordu la lèvre pour ne pas leur répondre que je n'étais pas gay. Raj et Victor m'avaient même vu avec Dot, au collège ! Mais je ne voulais pas avoir l'air de nier, j'étais certain qu'ils se lasseraient. Qu'après deux-trois coups, ils partiraient.

Jonathan a fait un signe de tête à mes deux autres bourreaux et ils m'ont poussé vers le sol. J'ai voulu crier mais Victor a plaqué sa main sur ma bouche et je me suis retrouvé par terre, sur le dos, surplombé par ces tarés. Raj tenait mes bras, Victor a appuyé sur mon visage jusqu'à ce que je cesse de bouger la tête pour tenter de me libérer puis il s'est contenté de continuer à couvrir ma bouche. Jonathan s'est chargé de mes jambes.

Un sourire malsain étirait sa bouche alors qu'il parlait aux autres, la panique m'étourdissait et je ne comprenais qu'à peine ce qu'ils disaient, ce qui me faisait encore plus peur. Mais ce n'était rien comparé à la peur qui m'a saisi quand j'ai vu Jonathan attraper une cigarette et un briquet. Il l'a allumée et ils se sont mis à la fumer au-dessus de moi, tous les trois. Pas le brun. La cendre me tombait dessus, Jonathan a soulevé mon pull et mon t-shirt pour qu'elle tombe sur mon ventre où il l'écrasait. Il a vaguement râlé parce qu'il n'arrivait pas à m'écrire dessus.

— « Traînée », « tapette », « dégénéré »... ça aurait fait bien sur lui, non ?

Ils ont ri. Tous. Tous, et j'ai entendu le rire du nouveau pour la première fois. Un rire tendu. J'ai regardé vers lui, pour essayer de comprendre. Est-ce qu'il me connaissait ? Moi, je ne le connaissais pas. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Pourquoi est-ce qu'il les aidait ?

— Oh je sais ! a crié Jonathan.

Il a refourgué la cigarette au seul qui avait les mains libres. Jonathan riait de son idée, comme un dément. Je me suis débattu plus fort quand ses mains se sont posées sur le bouton de mon jean.

— C'est pas parce qu'on peut pas écrire qu'on peut pas lui laisser un souvenir !

Il a brutalement tiré sur le tissu, j'ai senti mon pantalon descendre jusqu'à mes genoux, et c'est là que je me suis mis à crier. Ses mains ont glissé sur mes cuisses, il a appuyé son doigt sur ma peau et a remonté le tissu de mon boxer sur deux ou trois centimètres, avant de redescendre en me griffant.

— Vas-y ! Là ! Allez, brûle-le !

Le quatrième garçon a sursauté et Jonathan, Raj et Victor se sont mis à l'encourager. J'ai fermé les yeux, j'ai essayé de bouger mes jambes mais Jonathan était assis sur moi. Raj enfonçait ses doigts dans mes bras pour les maintenir. Victor me bâillonnait si fort avec sa main que j'avais du mal à respirer, et ce n'était pas seulement dû à mes cris qu'il étouffait.

Je ne sais pas ce qui a eu lieu en premier. Le rire de mes trois bourreaux, mes larmes, ou la main qui a plaqué la cigarette sur ma cuisse. En revanche, ce qui a suivi aussitôt, c'est la morsure de la braise sur ma peau. Intense, insupportable. Je me suis débattu encore plus fort, en vain parce qu'ils me tenaient fermement. J'ai tenté de les supplier, en vain parce que Victor me bâillonnait toujours à m'en faire mal. J'ai rouvert les yeux vers mon nouveau bourreau, il fixait sa main, sourcils froncés et dents serrées.

Durant deux minutes, sa main est restée contre l'intérieur de ma cuisse, tenant la cigarette entre sa paume et ma peau. En fait, cent trente-six secondes. Jonathan les a comptées.

Quand il a reculé, il a échangé un sourire avec les autres et j'ai encore entendu son rire tendu. Jonathan a repris la cigarette et l'a finie, les cendres sont tombées sur mes jambes, puis il l'a écrasée sur moi. Ils m'ont lâché, Victor a essuyé sa main mouillée de mes larmes et de ma salive sur mon pull avec une grimace de dégoût. Je crois qu'ils ont continué à m'insulter mais je n'entendais plus rien, juste mes pleurs, alors que je regardais Alec.

C'est sa voix qui me sort brusquement de mes pensées et je vois le ballon arriver vers moi. J'ai le temps de l'éviter mais bascule en arrière sans pouvoir me retenir. Mon dos heurte le sol et, la seconde d'après, je vois le grand brun se pencher au-dessus de moi. Il ouvre la bouche mais se fige et je réalise alors que mes joues sont trempées de larmes. Je les essuie rapidement, sous son regard qui ne me quitte pas.

— Il va bien ? entends-je Izzy crier, plus loin.

Alec tend alors le bras pour attraper ma main et il me hisse de nouveau sur la balançoire. Sa main libre se pose sur mon épaule, comme pour s'assurer que je vais bien, mais je baisse les yeux.

— Ça va, réponds-je fort, pour qu'elle m'entende.

— Tu es sûr ? gronde tout bas mon demi-frère.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Il me lâche puis retourne avec les autres après avoir récupéré le ballon, je l'entends dire à Izzy que je suis juste un peu sonné et elle abandonne l'idée de venir me voir. Je retiens un soupir de soulagement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top