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Je passe les trois premières nuits de cette nouvelle vie dans la salle de projection. Pas délibérément, ni parce que ma chambre ne me convient pas, mais parce qu'à cause de la fatigue du déménagement puis du travail, je me retrouve à m'endormir quand je regarde des films avec Isabelle. Oh, les canapés sont confortables, et j'ai toujours pensé que les goûts en matière de films et de séries étaient assez révélateurs et, par conséquent, un moyen simple d'apprendre à connaître les gens. Donc je ne regrette pas. En revanche, j'ai dû rassurer Maryse à plusieurs reprises, jusqu'à en arriver à demander à Isabelle de ne pas me laisser m'endormir.

Je me suis étonnement bien fait à cette nouvelle situation et ai constaté, soulagé, que les Lightwood ne sont pas très différents de nous. En dehors du fait qu'il y a un service de pressing qui s'occupe de toute la lessive et une employée qui vient faire le ménage de l'étage inférieur – excepté la chambre de Max – une fois par semaine. Comme me l'a expliqué Maryse, elle souhaitait apprendre à ses enfants à prendre soin de leurs affaires, cela passe par le rangement et le ménage des chambres ainsi que de la salle de bain de l'étage, pour ceux qui s'en servent. Personnellement, je préfère que personne ne rentre dans ma chambre sans que je ne l'y invite expressément.

D'ailleurs, après une semaine, je me suis laissé convaincre par Maryse et Papa de refaire la décoration de ma chambre. Le second vendredi suivant notre emménagement, je me suis retrouvé à sortir toutes mes affaires que j'avais bêtement rangé – j'avais naïvement pensé pouvoir résister à ma nouvelle belle-mère – pour les entreposer dans la chambre presque vide en face, celle d'Alec.

— Alors, on s'y met ?

Je me tourne vers Maryse, surpris, et la vois vêtue de vêtements usés et tachés, ses longs cheveux noirs attachés en un haut catogan, sans maquillage. En croisant mon regard, elle hausse les sourcils.

— Quelque chose ne va pas ? demande-t-elle.

— Je... Tu vas faire la peinture avec moi ?

— Évidemment ! C'est ton père qui devait le faire, mais avec ses horaires qui ont été changés hier, je lui ai dit que je m'en occuperais, puisque je ne travaille pas aujourd'hui. Ça t'embête ?

— Non, pas du tout, m'empresse-je de répondre. Je suis juste étonné.

Elle sourit et vient passer un bras autour de mes épaules, me serrant doucement, puis elle va dans ma chambre et attrape une première bâche. Okay, je suis peut-être un idiot bourré de préjugés, finalement. Mais je suis content de me tromper.

Après avoir soigneusement préparé la chambre, en protégeant ce qui n'est pas censé se retrouver sous la peinture, on s'arme de nos rouleaux et j'ouvre un premier pot. J'ai choisi une teinte prune un peu foncée, couleur que j'ai toujours voulu avoir dans ma chambre. Ajoutée à cela, une moquette beige qui doit être posée demain par des professionnels, et ce sera ma décoration de rêve. Enfin presque... Mais je me vois mal dire à mon père ou Maryse que je voudrais peindre les fenêtres et les portes avec de la peinture pailletée. Ce serait comme faire mon coming out et – clairement ! – je ne suis pas prêt pour ça.

Je me rappelle quand j'ai commencé à m'intéresser au maquillage, il y a quelques années. Je n'avais pas encore réalisé mon attirance pour les hommes et ne me posais même pas la question, alors le premier matin où je suis sorti de la salle de bain avec de l'eye liner bleu électrique et du gloss rose irisé, je n'avais peur de rien. J'étais même fier de ma nouvelle apparence, de ce nouveau moi qui me correspondait beaucoup plus que l'ancien.

Je ne l'ai pas tout de suite compris mais, quelque temps plus tard, j'ai ramené ma première petite amie à la maison et mon père nous a trouvé en train de nous embrasser sur le canapé. L'expression sur son visage n'était pas seulement celle d'un père qui surprend son fils pour la première fois, j'ai senti qu'il était soulagé que ce soit une fille, que je ne sois pas gay. Et j'ai réalisé que, depuis ce fameux matin, il me regardait autrement.

Je crois que j'ai un peu ressenti ce que les enfants ressentent quand ils apprennent que les super-pouvoirs n'existent pas dans la vraie vie. Le monde n'a pas changé mais je le voyais différemment, et pas uniquement Papa. Ceci dit, je suis assez vite passé à autre chose parce que j'avais douze ans, que j'y pouvais pas grand-chose... et que ça ne changeait pas nos relations puisque je n'étais pas gay.

Finalement, il y a quelques mois, j'ai réalisé que je suis bisexuel. Et j'ai peur de le dire à mon père. Vraiment peur parce que je n'ai aucune idée de comment il va le prendre. Donc les paillettes... On verra quand j'aurai mon propre appartement !

Je crois que c'est la première fois que je me retrouve seul avec Maryse. Papa est au travail et Isabelle a emmené Max au cinéma pour qu'ils ne soient pas embêtés par les odeurs de peinture. Elle voulait rester dans la salle de projection mais Maryse a insisté pour qu'ils sortent. Les cours sont terminés depuis une semaine et ils ne sont pas sortis depuis. Il faut dire qu'il y a toutes les distractions nécessaires, ici.

— Az' m'a dit que ton contrat à l'épicerie est bientôt fini, me dit soudain Maryse, pour entretenir la conversation.

« Az' » c'est comme ça qu'elle appelle mon père quand ils ne se donnent pas des petits noms en croyant qu'on ne les entend pas. D'un côté, je trouve ça mignon et, en même temps, je trouve ça bizarre. Mais il va bien falloir que je m'y fasse.

— Oui, c'est ça, réponds-je avec une petite moue. Et j'ai rien trouvé pour remplacer, c'est agaçant.

— Tu veux continuer à travailler ? Je croyais que tu commençais les cours en septembre.

Je me mords la lèvre et baisse les yeux vers le pot de peinture où j'ai plongé mon pinceau. Je n'ai pas l'habitude qu'on me questionne comme ça. Pas que mon père se désintéresse de ce que je peux faire, au contraire, mais il se contente de me laisser venir lui expliquer ce que j'ai prévu. Durant ma dernière année de lycée, on s'est beaucoup disputé parce qu'on n'était pas d'accord sur mes choix d'avenir. Il ne voulait pas que je prenne d'année de césure et je ne voulais pas nous endetter. Il voulait que j'entre dans une bonne université, j'ai choisi une fac communautaire pour avoir mon diplôme en deux ans. Comme j'avais pris ma décision, il l'a acceptée et a décidé de me laisser faire ce qui me paraissait être le mieux.

— En principe, oui, soufflé-je en posant le pinceau contre le mur. Mais j'aimerais travailler en même temps pour ne pas être un poids.

— C'est difficile de faire les deux, tu sais ?

— Oui, j'imagine, mais je n'ai pas vraiment le choix.

Comme elle ne répond rien, je pense que le sujet est clos et essaie de me concentrer sur la peinture. Mais après quelques minutes, elle reprend.

— Écoute, maintenant que vous vivez ici, tu n'as plus besoin de travailler pour payer tes études ou pour participer aux dépenses du foyer. Je ne le demanderai pas à Alec, je ne te le demande pas non plus.

— C'est normal que tu ne le demandes pas à ton fils. En plus, ses études vont lui demander beaucoup de temps.

Si je me souviens bien de ce qu'Isabelle m'a dit, il compte faire des études de droit après son bachelor. Ce n'est pas le genre d'études qu'on fait en ayant un petit boulot à côté, encore moins dans une université comme Columbia.

— C'est gentil, continué-je avant qu'elle ne parle, mais tu n'as pas à faire ça. Et je ne veux pas profiter de ton argent parce que t'es avec mon père.

— Tu es mignon, Magnus. Ce n'est pas une question de profiter, on est une famille maintenant.

— D'accord, mais...

— Tu peux penser que c'est normal que j'agisse différemment avec toi qu'avec Alec, Izzy ou Max, mais tu sais... J'ai de la place pour un autre enfant dans ma vie et dans mon cœur. Sinon je n'aurais pas proposé à Az' qu'on vive tous ensemble.

Je suis tellement surpris par ses paroles que j'en lâche mon pinceau qui éclabousse mon pantalon en tombant. Maryse pouffe de rire et s'approche de moi pour déposer un baiser sur ma joue.

— Réfléchis-y, d'accord ?

Sans voix, j'accepte d'un léger mouvement de tête et ramasse le pinceau. Qu'est-ce que je peux lui répondre, de toute façon ? « Désolé mais j'ai pas envie que tu me considères comme ton fils » ? Ça lui ferait de la peine et ce serait un mensonge, je crois. Enfin c'est bizarre et j'ai quand même l'impression que ce n'est pas bien de la laisser payer mes études.

Cette fois, la discussion est vraiment terminée et on continue de peindre en abordant des sujets moins sérieux. Je l'écoute me parler de son fils aîné et j'entends à quel point elle est heureuse qu'il revienne vivre avec elle. Et en fait, je le vois aussi, parce qu'elle ne peut s'empêcher de sourire quand elle parle de lui.

Vers seize heures, on termine la peinture, je m'attèle alors à ranger et nettoyer les pots et pinceaux pendant que Maryse va se changer. Après avoir fini ma tâche, je me change également et descends à la cuisine. Nous n'avons pas vraiment fait de pause pour manger, alors j'accueille avec plaisir les quelques sandwichs et pâtisseries que mon père a sûrement ramené en rentrant du travail.

La porte qui donne vers les chambres est entrouverte et je les entends vaguement discuter, je décide donc d'aller manger sur la terrasse. Je m'installe sur l'une des chaises disposées autour de la grande table, à l'ombre du balcon de l'étage. Une légère brise souffle et me fait soupirer d'aise. Pendant quelques minutes, je reste seul à regarder la vue, profitant du calme. Puis la porte d'entrée s'ouvre.

Des voix féminines résonnent dans la pièce principale, celle d'Isabelle que je reconnais tout de suite, et une seconde qui m'est inconnue. J'entends Max qui s'éclipse rapidement et les deux jeunes filles qui semblent venir vers la terrasse. Je l'avoue, l'espace d'une seconde j'aurais aimé que ma tranquillité après plusieurs heures de labeur dure encore un peu, cependant quand je me tourne vers la porte vitrée, je fais face à la jolie rouquine qui accompagne Isabelle. J'ai à peine le temps de voir son visage qu'elle se rue sur moi en pleurant.

— Clary ? m'étonné-je en regardant la brune qui me sourit.

La jeune fille dans mes bras hoche vigoureusement la tête et je l'enlace, encore incertain. Après quelques instants, elle s'écarte pour s'asseoir à côté de moi alors qu'Isabelle s'assoit en face. Mais je n'ai d'yeux que pour son amie, ses grands yeux larmoyants et ses cheveux roux. Cela fait tant d'années...

— Mags, tu m'as tellement manqué, souffle-t-elle en reniflant.

— C'est vrai ?

Je ne peux pas faire autrement que de m'étonner, je croyais qu'elle m'avait oublié depuis longtemps, elle avait sept ans la dernière fois que je l'ai vue. Sa famille vivait à côté de la nôtre, dans le Bronx, mais ils ont déménagé il y a neuf ans – peu après le décès de Maman. J'étais à la fois triste que Clary parte, parce que je l'aimais bien, mais aussi soulagé de ne plus risquer de croiser son frère, Jonathan, à tout moment. Autant je m'entendais bien avec elle, autant lui me détestait, et je n'ai jamais bien compris pourquoi.

— Bien sûr que c'est vrai, répond-elle en essuyant ses joues. Je te considérais comme mon grand frère...

— J'aimais bien t'avoir dans les parages, moi aussi. J'ai jamais vraiment aimé être fils unique.

— Ça tombe bien, tu l'es plus ! s'exclame Isabelle.

Je lui souris. C'est peut-être pour cela que je me suis si bien fait à ce changement radical dans ma vie, j'avais toujours rêvé d'avoir des frères et sœurs. Même si, avec Catarina et Ragnor près de moi, j'ai plutôt bien vécu ce manque.

— Comment vous vous connaissez toutes les deux ? demandé-je, curieux d'apprendre que le monde peut être si petit.

— Izzy est ma meilleure amie, on est ensemble depuis le collège. Mon père avait décidé de nous mettre dans le privé à cause du comportement de Jonathan, il pensait qu'il avait de mauvaises fréquentations. Il n'a pas changé depuis qu'on est petits...

Je suis tenté de dire que je suis au courant mais je décide de me taire. Elle n'a pas vraiment besoin de savoir qu'il a réussi à continuer de m'en faire baver bien après leur départ. Je ne suis même pas certain qu'elle ait jamais su ce qu'il me faisait quand on était voisins.

— Bref, ça fait six ans que je la supporte, termine la rouquine en souriant à Isabelle.

— Hé !

J'éclate de rire en même temps que Clary, et Isabelle se joint rapidement à nous. Je reprends ensuite le cours de ma collation, mon estomac se manifestant à nouveau, tout en discutant avec les deux lycéennes.

Lorsque je retourne à l'intérieur pour chercher de quoi boire, je vois Max arriver en courant. Dans ses mains, il tient le manga que je lui ai acheté hier. Il s'arrête devant moi et me regarde sans rien dire.

— Euh... Je l'ai vu en passant dans une librairie hier et je me suis dit qu'il te plairait, j'ai cru comprendre que tu en lis quelques uns, m'expliqué-je devant son silence. Je me suis trompé ?

Plutôt que de me répondre avec des mots, il se jette sur moi en enlaçant ma taille. Je ne m'attendais pas à une réaction aussi démonstrative, surtout venant de lui. Puis, toujours sans rien dire, il me lâche et repart dans sa chambre, me laissant au milieu du salon à me demander si je ne l'ai pas rêvé.

— Je crois qu'il t'a adopté ! crie Isabelle depuis la terrasse.

Un grand sourire se glisse sur ma bouche sans même que je le sente s'installer. Max est pourtant timide, même si ces derniers jours il me parle avec un peu plus d'aisance, je n'espérais pas qu'il m'accepte aussi vite. Il est tellement mignon, ce môme.

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