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Alors que la porte claque un peu fort derrière moi, je sursaute en manquant d'échapper le carton que je porte péniblement. D'en bas, j'entends mon père qui râle en me disant de faire attention. Et la porte d'en face s'ouvre sur notre vieille voisine. Elle m'observe de la tête au pied. L'inconvénient de vivre en face d'une personne âgée, c'est que chaque jour elle vous regarde comme si elle ne vous avait jamais vu, avec les mêmes lèvres pincées parce que vos vêtements ou vos mèches bleues dans vos cheveux ne lui reviennent pas. Et, après quelques secondes, elle se souvient qu'elle vous connaît en fait depuis que vous avez trois ans.
— Oh mon petit Magnus ! Qu'est-ce que tu fais avec ce carton ? Tu quittes enfin ton vieux père pour aller faire des études ?
Bon okay, même dans ses moments de « lucidité », c'est pas parfait.
— Non, Madame Rouse, réponds-je en retenant un soupir. On déménage, vous vous souvenez ?
Elle plisse les yeux et je préfère me défiler, elle alpaguera mon père quand il remontera pour fermer à clé. Moi, j'ai le dernier carton à aller loger dans la camionnette de location, même si je ne sais pas bien comment ça va rentrer. Je vais peut-être devoir le garder sur les genoux pendant tout le trajet. Putain, c'est mon dernier carton de livres...
Comme je m'y attendais, je croise mon père dans le hall de l'immeuble. Je ne dis rien, préférant lui laisser la surprise de croiser Madame Rouse sur le palier, dans sa robe de chambre couleur lavande délavée. Et, toujours comme prévu, les portes de la camionnette sont déjà fermées. Je vais donc avoir les cuisses écrasées par mes livres adorés, heureusement que le trajet n'est pas très long.
Je dépose le carton sur le siège et me retourne vers le bâtiment dans lequel j'ai grandi. J'aime cet endroit. D'accord, objectivement il est pourri, on entend les voisins dans tout ce qu'ils font – oui, TOUT –, il y a des fissures et des infiltrations d'eau dès que la pluie tombe un peu fort et rentrer tard n'est pas recommandé, mais c'est là que j'ai tous mes souvenirs de Maman. C'est d'ailleurs à cause de ce dernier détail que nous ne sommes pas partis plus tôt.
Je m'appuie contre la camionnette et croise les bras sur mon torse en levant les yeux jusqu'à la fenêtre de notre – ancien, je dois m'y faire – appartement. Mon père vient me faire un dernier signe avant de fermer le store et, je ne sais pas pourquoi, les larmes me montent aux yeux. Putain, Magnus, t'as dix-huit ans, tu peux pas pleurer dans la rue comme ça !
J'essuie rapidement mes yeux en disant adieu à mon maquillage très sommaire et entre dans la camionnette pour attendre mon père. Je devrais être content de partir et d'aller vivre à Manhattan. En plus, il fait un temps magnifique, comme si le ciel voulait me montrer à quel point je dois me réjouir. Je suis heureux pour Papa, cela dit. Ma mère est décédée il y a neuf ans et, depuis, il n'a fait que s'occuper de moi. Je ne crois pas qu'il ait eu de petite amie, enfin pas jusqu'à Maryse en tout cas.
Dire que je ne connaissais pas l'existence de cette femme il y a encore trois semaines et voilà qu'on va carrément emménager chez elle. C'est bizarre, non ? Enfin, après plus d'un an de relation, je me dis qu'ils ont eu le temps de réfléchir avant de prendre leur décision. Bien sûr, Papa m'a demandé mon avis mais je ne me voyais pas lui dire non, bien que je lui en veuille un petit peu de ne pas m'en avoir parlé plus tôt. Je n'ai pas envie de gâcher le bonheur de mon père. Je me suis rendu compte, ces derniers jours, qu'il a effectivement changé depuis quelques mois et maintenant je sais à cause de quoi. Ou de qui. J'ai également réalisé à quel point les enfants sont égocentriques : comment ai-je pu ne pas remarquer combien il est heureux ?
Mon père me rejoint dans la camionnette et s'installe derrière le volant. Il ne démarre pas tout de suite, prend le temps de soupirer avant de se tourner vers moi.
— Tu as tout ? me demande-t-il.
Je le regarde, sourcils froncés par l'incompréhension. L'appartement est littéralement vide, il est impossible que nous ayons oublié quoi que ce soit. Toutes nos affaires personnelles et les quelques meubles qu'on souhaitait garder sont dans le camion, le reste a été mis au rebut. Il tend la main pour ébouriffer mes cheveux mais je m'écarte en râlant.
— « Mais laisse mes cheveux, Papa », lance-t-il en m'imitant – très mal.
— Je ne parle pas comme ça ! rétorqué-je en levant les yeux au ciel.
Il pouffe de rire et met enfin le contact, sans pour autant avancer.
— On peut y aller, lui dis-je comme il attend visiblement que je lui donne mon feu vert.
Et nous quittons le Bronx pour prendre la direction de Manhattan. Le trajet est silencieux, si bien que je finis par mettre la radio. Je me demande à quoi pense Papa, mais je n'ose pas lui poser de question. Peut-être dit-il définitivement au revoir à Maman. Mais peut-être l'a-t-il déjà fait il y a longtemps. Si ce n'était pas le cas, il n'aurait sans doute pas commencé une relation sérieuse avec une autre. Est-il inquiet que ça ne se passe pas bien ? Moi, je le suis.
Le regard tourné vers l'extérieur, je me mords la lèvre. Je vais à présent devoir vivre avec une belle-mère, mais aussi une demi-sœur et un demi-frère. J'ai toujours été fils unique et, même si je suis plutôt sociable, j'ai parfois du mal à laisser les gens s'immiscer dans mon espace. Sauf que là, mon espace, je ne vais plus l'avoir. Enfin, j'aurai ma chambre à moi, mais dans un appartement que je ne connais pas. Et, pire que tout, j'ai peur de tout gâcher pour Papa. Si Maryse ou ses enfants ne m'aiment pas, je fais comment ?
Pour être honnête, si je suis très proche de mon père et que j'essaie de ne rien lui cacher, il y a bien des choses dont il n'est pas au courant. Ma bisexualité en fait partie. Je n'ai pas trouvé le bon moment pour le lui dire et, maintenant, cela m'effraie encore plus. Il n'est plus le seul qui devra m'accepter ainsi et je ne sais rien de cette nouvelle famille. Si au moins on avait eu le temps de se rencontrer avant...
Après une vingtaine de minutes, il se gare devant un bâtiment de l'Upper East Side, alors que je pensais qu'on ne faisait que traverser le quartier. Il me faut quelques instants pour réaliser puis j'écarquille les yeux et me tourne vers mon père.
— Tu te fous de moi ? m'exclamé-je. Tu m'as pas dit qu'on allait vivre dans l'Upper East Side !
— Je t'ai dit qu'on emménageait dans Manhattan, non ?
— D'accord, mais...
Je m'attendais à ce que cette famille soit un peu plus aisée que la nôtre mais là c'est sans commune mesure. Je commence à avoir du mal à respirer mais je prends sur moi pour ne pas inquiéter mon père. Il attrape son téléphone, sans doute pour envoyer un message à Maryse et la prévenir qu'on vient d'arriver.
Je descends de voiture sans attendre et regarde de l'autre côté de la rue. L'immeuble donne directement sur Central Park. Je rêve, c'est pas possible...
— Magnus, viens, m'interpelle mon père. On va monter et on redescendra chercher les affaires tout à l'heure.
Je hoche simplement la tête et me prépare psychologiquement à rencontrer ma nouvelle belle-famille. Je suis mon père jusqu'à la double porte de l'immeuble, remarque alors qu'il y a un portier. Un putain de portier ! C'est quoi cet endroit, sérieux ? L'homme nous salue, comme si c'était normal. Mais après tout, ce n'est peut-être pas la première fois qu'il voit mon père. Je continue de suivre Papa et on va s'engouffrer dans l'ascenseur. Je ferme les yeux quand je le vois appuyer sur le bouton du dernier étage, le penthouse. Je retiens un juron entre mes dents. Quand je regarde à nouveau mon père, il reste presque stoïque. Un micro-sourire étire sa bouche, il tient ainsi pendant quelques secondes.
— Je voulais te surprendre, finit-il par dire. C'est réussi, non ?
— Ah, tu crois ?
Il se met à rire et passe son bras autour de mes épaules. Il m'a dit qu'il avait rencontré Maryse au restaurant où il travaille, mais c'est loin d'être un établissement chic, alors je ne m'attendais pas à... ça.
L'ascenseur s'arrête finalement et on sort sur le palier où il n'y a qu'une seule porte qui s'ouvre aussitôt. Papa me pousse un peu pour me faire entrer et je me retrouve aussitôt face à une femme brune, la quarantaine comme mon père – quoiqu'un peu plus jeune, il me semble –, ses yeux perçants m'observent et elle me sourit. Elle est belle, je ne peux pas prétendre le contraire.
— Tu dois être Magnus ! Je suis tellement contente de te rencontrer ! dit-elle en m'enlaçant.
— M-moi aussi, Madame...
— Ah, pas de Madame. Appelle-moi Maryse, d'accord ?
Elle s'écarte pour me regarder à nouveau et j'accepte d'un mouvement de tête. Son sourire s'agrandit, elle se tourne vers deux enfants qui viennent d'arriver près de nous. Une adolescente, qui doit avoir deux ou trois ans de moins que moi sans doute, et un garçon d'une dizaine d'années. Tous deux arborent les mêmes cheveux noirs que leur mère, leurs traits sont également assez similaires : doux et élégants.
— Voici Isabelle et Maxwell, les présente Maryse. Les enfants, je vous présente Asmodée et son fils, Magnus.
Le petit Max s'avance vers mon père pour lui serrer la main puis il fait de même avec moi, le visage très sérieux. En retenant un rire, je serre sa petite main puis Isabelle vient, comme sa mère, nous enlacer l'un après l'autre. C'est très étrange. Cela fait des années que la seule personne à me faire des câlins, c'est Catarina, ma meilleure amie.
— Izzy, tu veux bien faire visiter la maison à Magnus, s'il te plaît ? demande Maryse en se tournant vers sa fille, puis elle regarde mon père. Toi, tu connais déjà de toute façon.
Papa sourit, d'un sourire que je n'avais plus vu depuis très, très longtemps et il se penche vers Maryse pour déposer un baiser sur sa joue. Elle rougit et ses yeux se mettent à pétiller. Mon cœur se serre un peu, elle me fait penser à Maman. Isabelle passe alors un bras par-dessous le mien et nous avançons dans l'entrée alors que Maryse et Papa s'éloignent main dans la main. Max est déjà hors de vue. À ma droite, il y a deux portes. Elle me désigne l'une d'elle comme le placard où se rangent les manteaux et les chaussures. La seconde porte donne sur un « premier » espace nuit.
— Il y a une salle de bain, la chambre de Max et celle de Maman. Et... Et de ton père, maintenant, aussi.
Je la regarde et la vois plisser légèrement les yeux. Elle lève la tête vers moi et rit doucement.
— Pour toi aussi, la situation est bizarre ? me demande-t-elle.
— Tu n'as pas idée, soupiré-je, soulagé de ne pas être le seul à ressentir cela.
Son bras se resserre sur le mien et elle m'emmène de l'autre côté. Là, j'aperçois enfin la baie vitrée qui mange la plupart des murs de la pièce principale. Derrière, une immense terrasse. Et encore derrière...
— Tu baveras plus tard sur la vue, s'amuse ma guide. Voilà, la cuisine.
Je tourne la tête pour apercevoir la cuisine. Enfin, non, pas une simple cuisine. Une immense cuisine moderne avec un îlot auquel mon père est appuyé pendant que Maryse prépare ce que je suppose être du café. Un peu plus loin se trouve le salon constitué d'une table basse carrée entourée de canapés et de fauteuils. Il y a une grande bibliothèque le long du seul mur plein. Et une grande table parée de six chaises sépare le salon et la cuisine.
Isabelle me fait faire demi-tour, on traverse la cuisine jusqu'à une porte.
— Pour monter à l'étage, c'est par ici.
L'étage ? Je lève la tête pour apercevoir, en plus des baies vitrées qui montent au plafond et me font grandement plaindre la personne chargée de faire les vitres, une mezzanine, à travers une balustrade en verre transparent. J'emboite le pas à Isabelle qui est déjà partie à l'étage. On traverse le palier qui donne sur plusieurs portes.
— Ma chambre est là, dit-elle avec un grand sourire.
Je ris. La porte qu'elle me désigne est décorée de dessins roses et de lettres en bois : « IZZY ». Elle s'approche de la seconde porte qu'elle ouvre et me fait signe d'entrer.
— Et voilà ta chambre !
J'entre avec elle mais n'arrive pas à dépasser le seuil. Des murs couleur crème, un plancher de bois clair. Une pièce deux fois plus grande que mon ancienne chambre, j'en suis bouche bée. Un lit double est placé contre le mur du fond, ainsi qu'une immense penderie qui sera certainement capable de contenir tous mes vêtements et, j'avoue, j'en ai beaucoup. Il y a également une bibliothèque vide, et l'espace nécessaire pour que je puisse installer mon bureau. Même si j'ai peur qu'il fasse un peu tâche dans la pièce.
— Elle te plaît ? demande Isabelle en s'asseyant sur le lit.
Ne sachant que répondre, je m'approche de la grande fenêtre et regarde à l'extérieur. D'ici, j'ai une vue imprenable sur Manhattan, c'est incroyable. Après quelques instants de contemplation, je m'adosse à la fenêtre pour regarder la jeune fille.
— Elle est parfaite.
— Maman a dit que tu pourras la décorer comme tu veux. Peindre les murs, mettre de la moquette... Tout.
— D'accord. J'y penserai.
Mensonge. Je ne me vois pas une seconde demander à changer quoi que ce soit, même si c'est vrai qu'une chambre aussi pâle ne me correspond pas vraiment. Je n'oserai pas en demander plus.
— Depuis quand tu es au courant ? demandé-je finalement.
— Euh... Trois semaines ou un mois, je crois. Et toi ?
— Trois semaines. Ça m'a tellement surpris.
— Comme je te comprends ! J'ai cru qu'elle était devenue folle ! Enfin, je suis heureuse qu'elle ait trouvé quelqu'un, cela dit. Après ce qui s'est passé avec mon père, je n'aurais pas cru qu'elle se remettrait en couple avant très longtemps !
Elle baisse les yeux en triturant ses doigts. Je vois qu'elle est inquiète.
— Je sais que je ne suis pas vraiment objectif, mais mon père est quelqu'un de bien. Je veux dire... il ne se moque même pas quand il voit quelqu'un tomber dans la rue !
Isabelle éclate aussitôt de rire. Au moins, j'ai réussi à la dérider. Mais c'est vrai, je suis persuadé que mon père est quelqu'un de profondément bon. Et que, quoi que le père d'Isabelle ait pu faire à Maryse, elle n'a rien à craindre du mien. Il l'aime, c'est évident.
— Bon, redescendons ! lance Isabelle en se levant. C'est vide ici, il va falloir monter tes affaires !
J'acquiesce et on ressort de la chambre. Elle me montre la porte sur le mur à droite et me dit qu'il s'agit de la salle de bain. Comme elle part, j'aperçois deux autres portes et ne peux m'empêcher de la questionner.
— Oh, là-bas, c'est la salle de projection. Et celle-ci, c'est la chambre de mon grand frère, Alec.
C'est vrai, mon père m'avait parlé d'une fratrie de trois. Il m'a dit que l'aîné est parti vivre avec son père, après le divorce.
Sa première phrase fait enfin tilt dans mon esprit et j'écarquille les yeux. Elle pouffe de rire.
— A-attends, quoi ?
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