55- Souvenirs
-Vous voulez qu'on s'arrête manger des gaufres ?
-Papa, on a plus cinq ans ! pouffe Evan.
-Eh, parles pour toi, moi j'en veux ! rétorque Jonah, le plus sérieusement du monde.
Je secoue la tête, toujours aussi impressionnée par la répartie de mon plus jeune frère. Papa sourit, content que l'un de ses enfants lui réponde à l'affirmative, et nous nous approchons de la crêperie qu'il a repéré. Il nous en achetait tout le temps, quand on était enfants, et qu'on se baladait avec lui. Maman, au contraire, ne voulait jamais. En fait, maman ne nous autorisait presque rien. C'est toujours lui qui réussissait à régler les conflits, et à nous donner gain de cause. Et je suis pratiquement certaine qu'il s'en prenait plein la tête à cause de ça. Pourtant, il continuait. Quand je repense à la conversation que j'ai eu avec Matt hier soir, je crois que quelque part, mon enfance a été heureuse grâce à mon père.
-T'es sûr que tu veux rien, Evan ? Même pas un café ? demande papa pendant qu'on s'assoit à une table, à l'extérieur.
Mon frère secoue la tête, tandis que Jonah répète qu'il veut une gaufre, en ajoutant qu'il la veut au Nutella. C'est un vrai enfant, quand il s'y met. Certaines choses ne changent pas.
-Alata tu veux quelque chose ? Et toi, Matt ?
-Non merci. répond-il en souriant poliment, avant de se tourner vers moi. Mais j'en connais une qui va dire oui !
Je lève les yeux au ciel, même plus touchée par ses taquineries. Il était censé partir lorsque ma famille est arrivée, mais en voyant mon air paniqué il a changé d'avis. Et je lui en suis extrêmement reconnaissante, même si cette situation me gêne un peu.
Je regarde mon père, qui attend toujours ma réponse, et secoue la tête. Je ne veux rien qui vienne de lui, à vrai dire. Il m'a déçue, hier. Alors même que je ne pensais pas pouvoir être plus déçue que je l'étais. Il hoche la tête sans rien dire, et se dirige vers l'entrée pour aller commander.
-T'es pas très sympa avec lui... me reproche Jonah.
J'hausse les épaules, ne prenant pas la peine de lui répondre. Parce que c'est la vérité, mais qu'en même temps j'ai envie de faire payer à mon père ce qu'il m'a fait. J'en attendais plus de lui. Je suis débile et têtue, je m'en rends moi-même compte, mais pour l'instant je ne changerai pas d'avis.
Jonah lève les yeux au ciel, ce qui fait sourire Matt. Evan ne dit rien, mais je suis sûre qu'il pense la même chose que Jonah. Et je ne peux pas leur en vouloir. Ils ont dû voir nos parents comme je ne les ai jamais vu, après la mort d'Ezra. Et si on rajoute à cette tristesse celle causée par mon départ... Je soupire, me rendant compte que je m'en veux déjà. Mais je ne dois pas me laisser guider par ces remords. Alors je croise les bras, et ne dis plus un mot.
Matt et Jonah se sont déjà découvert un point commun : les jeux vidéo. Et leur discussion animée fait rire Evan, qui de temps en temps participe à leur conversation. Je m'en rends compte une nouvelle fois, il n'a plus rien du garçon que j'ai connu. Je me demande si moi aussi, j'ai changé depuis mon départ.
L'arrivée de papa me sort de mes pensées. Il s'installe en face de moi, à côté de de Jonah, et me sourit timidement. J'essaie de lui rendre son sourire, par politesse, mais je ne suis pas sûre de réellement y arriver. Je détourne vite les yeux, et croise le regard d'Evan, perdu dans le vide.
-Alors, qu'est-ce que tu fais, maintenant Evan ? dis-je après m'être raclé la gorge.
Il cligne des yeux, ne s'attendant probablement pas à ce que je lui adresse la parole. Mais un sourire étire ses lèvres, tandis qu'il me répond :
-Et bien figure-toi que j'ai abandonné mes études !
-Vraiment ? répondis-je, un peu choquée.
-Haha, oui. Je travaille dans une agence de mannequinât maintenant. Ça va faire un an, dans pas longtemps. Les maths ne me plaisaient plus du tout, et je ne me sentais pas trop à ma place dans cet univers. Alors j'ai pris un tournant totalement différent, et il faut croire que ça a marché.
-Wow en effet c'est... Totalement différent de ce que tu faisais avant ! Et ça te plaît ?
-Tu peux même pas imaginer à quel point. dit-il en riant.
Son visage, comme illuminé de bonheur, me laisse pourtant entrevoir cette joie qui le fait désormais vibrer. À vrai dire, je pense ne jamais l'avoir vu aussi heureux ; le sombre Evan que j'ai connu ne semble définitivement plus exister. Il m'explique comment il en est arrivé à ce métier, et j'apprends par la même occasion qu'il va bientôt venir habiter à Paris. Tous ses défilés ont lieu dans la capitale, et louer un appartement ici coûtera beaucoup moins cher que faire des allers-retours incessants. Grana et Papy ne m'avaient pas du tout parlé de ça, à la demande d'Evan, et je suis heureuse de cette surprise, pour une fois.
C'est ensuite au tour de Jonah de me raconter sa vie. Il me raconte ses aventures rocambolesques, qui lui ont fait déboucher sur une alternance à Montpellier, dans l'entreprise d'Ubisoft. Ça a toujours été son rêve de travailler dans le monde du jeu vidéo, et il a l'air aux anges. Il me parle de son métier, de ses cours, de ses nouveaux amis, et même de sa petite amie, montpelliéraine.
Je trouve ça bien, de voir que de leur côté, eux aussi ont recommencés à vivre leur vie, et ne se laissent pas envahir par le chagrin. Mais c'est aussi un peu triste, puisque je me rends compte que mes deux frères ont eux-aussi quitté le domicile familial. Mais pire que ça : nous serons bientôt tous les trois éparpillés dans toute la France. Je risque un regard vers mon père, qui bien qu'ayant l'air heureux pour ses fils, me semble mélancolique.
-Qu'est-ce que tu fais dans la vie, Matt ? demande finalement mon père à mon ami.
-Je fais une licence de Langue Étrangère Appliquée, en anglais et coréen à Paris. Et je suis en Licence trois.
-C'est cool ça ! Tu veux faire quoi plus tard ?
-Hum... Je sais pas vraiment, mais pourquoi pas traducteur, ou interprète. Je suis trilingue à vrai dire, donc j'ai l'embarras du choix. dit-il en se raclant la gorge, l'air mal à l'aise d'être soudainement au centre de l'attention.
-En effet. rigole Evan. Alata, tu comptes toujours devenir bibliothécaire ?
-Haha, plus vraiment non. Ce sont plutôt les métiers autour de l'édition qui me tentent maintenant. Mais bon, je ne suis pas décidée non plus, donc je verrais bien.
-Vous avez raison, vous êtes encore jeunes. Acquiesce mon père en rigolant.
-Et vous monsieur Fournier, qu'est-ce que vous faites dans la vie ? demande poliment Matt.
Je lui lance un regard noir, qu'il ignore sciemment, et semble attendre la réponse de mon père avec impatience. Et ce dernier lui répond avec le sourire, l'air heureux de ce geste envers lui.
-Tu peux m'appeler Boris, si tu veux. Et je suis gestionnaire de paie dans un cabinet comptable, à Toulouse. Rien de fou, donc.
-Et ça vous plait ?
-Ma foi, on va dire que ça pourrait être pire. dit-il en riant.
Je lève les yeux au ciel en entendant cela. Ça fait des années qu'il se plaint de l'entreprise dans laquelle il travaille, mais qu'il n'en change pas. Je me souviens l'avoir vu se plaindre à ce sujet un bon nombre de fois. Le voir aussi peu heureux au travail m'a souvent rendue triste pour lui, à vrai dire. Voir son père dans ce genre d'états n'est jamais très facile. Alors le voir rire de quelque chose d'aussi important m'a toujours un peu dérangé. Je sais que c'est important, de voir le bon côté des choses, mais quand même.
Nous avons continué à discuter pendant un moment, de choses et d'autres. Du passé, surtout. Se retrouver tous de cette manière nous a fait resurgir des souvenirs d'enfance, que j'avais quasiment oubliés. Comme cette fois, quand durant le mois de décembre, alors qu'on s'amusait à décorer le sapin, comme d'habitude pas du tout au goût de maman, et que Jonah et moi nous étions disputés au sujet d'une guirlande. Je l'adorais, elle était dorée avec des petits épis roses, tandis que Jonah la détestait, et ne supportait pas l'idée qu'elle soit une année de plus sur le sapin. Ezra et Evan avaient tenté de nous calmer, mais rien n'avait marché. Et au bout d'un moment, à force de se chamailler trop près de l'arbre de noël, ce dernier avait fini par nous tomber dessus. Je ne me rappelle pas vraiment avoir eu mal, mais je me souviens surtout de la colère de maman.
C'est fou comme parfois des choses qui nous ont semblé horribles au moment où ça s'est passé, peuvent évoluer et devenir de bons souvenirs. On a bien ri, en tout cas. Et Matt a eu l'air trop content de découvrir des choses un peu ridicules sur moi. Et étrangement, ça ne me gêne pas plus que ça. Mais je crois que plus que jamais, je me rends compte à quel point moi aussi je veux en apprendre plus sur lui, et sur sa vie. Je ne sais par exemple pas grand-chose de son enfance, et je ne parle même pas de sa vie à la fac. Je suppose que, vu sa sociabilité, il a pleins d'amis là-bas. Pourtant, il n'en parle jamais vraiment.
On s'est baladés dans le quartier, on a longé les quais de la Seine, on a traversé de petits parcs, on a admiré la vue depuis les ponts... On a essayé d'apprécier chaque minute de ce moment passé ensemble. J'avais peur que Matt se sente de trop, mais je vois bien que je me suis encore une fois inquiétée pour rien. Il a déjà l'air copain comme cochon avec mes deux frères. Comme je le pensais juste avant, ce mec est beaucoup trop sociable. A sa place j'aurais à peine osé parler.
Je les regarde, tous les trois en ligne devant moi, à rire à gorge déployé à une blague débile de Matt. Je ne l'ai pas vraiment entendue, mais je suis sûre qu'elle était idiote. Mon père marche à ma droite, et je sens qu'il a envie de parler avec moi. Il a d'ailleurs essayé, mais je n'ai pas vraiment répondu. A vrai dire, je ne sais même pas si je lui en veux ou pas. C'est toujours la même rengaine de toute façon.
-A propos de tout ça... retente-t-il, en se raclant la gorge. J'aimerais m'excuser, Alata. Pas seulement de ce que j'ai fait... Ou plutôt de ce que je n'ai pas fait, mais aussi de la réaction de ta mère. Je suis désolé pour tout.
Je lève les yeux vers lui. Je vois inscrit sur son visage, la culpabilité. Mon cœur est parti au quart de tour, et tambourine dans ma poitrine. Mais je pince simplement les lèvres, sans rien dire. C'est bien beau tout ça, mais ce n'est pas à lui de s'excuser pour ma mère. Et bien que je sois contente qu'il s'excuse pour lui aussi, je crois que finalement ça ne change pas grand-chose. Il n'a même pas l'air capable de dire explicitement pourquoi il s'excuse. Qu'est-ce que c'est « tout ça » ? Ces deux années durant lesquelles ma famille m'a reniée ? Durant lesquelles j'ai été au plus mal ?
-Je sais que tu m'en veux, et je ne te demande pas ton pardon. Je veux juste que tu saches que je suis désolé. J'ai fait le choix de tenir mon rôle de mari, au lieu de mon rôle de père, et c'est inacceptable. Et si, quand j'ai réalisé mon erreur, je ne suis pas venu vers toi, c'est simplement parce que j'avais peur de t'avoir déjà définitivement perdue. Mais je me rends compte que là encore j'ai réagi vraiment bêtement.
-Bêtement n'est pas le mot que j'aurais utilisé.
Il soupire.
-J'ai agi totalement connement. Je veux juste... Essayer de renouer avec toi.
Je le regarde de nouveau, et je vois dans ses yeux la sincérité. Mais je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais même pas ce que je ressens. J'ai juste envie de tout envoyer bouler. Tout ça, c'est beaucoup trop compliqué, et j'en ai vraiment marre de souffrir à cause de tout ça. Alors, je soupire à mon tour. Alors, je réponds :
-OK.
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