❦ 03.
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Cela faisait maintenant trois jours que Changbin cogitait, réfléchissant intensément aux paroles de Madame Lee.
Il avait eu du bon temps en jouant aux jeux vidéo avec elle, puis avait eu tout le loisir de déguster un délicieux chocolat chaud.
Ensuite, après lui avoir offert une chemise et un nouveau produit cosmétique, elle l'avait à nouveau assailli de mots, en parlant avec douceur. Mais le jeune homme avait bien saisi ses reproches silencieux. Elle le blâmait sans arrêt de clore son cœur et son âme au monde, empêchant ainsi toutes émotions extérieures d'y pénétrer.
Jeewon ne comprenait pas que, en réalité, il cherchait simplement à dissimuler ses faiblesses pour éviter qu'on se moque de lui.
Ce n'était pas les sentiments des autres qu'il souhaitait bloquer en priorité, mais les siennes. Celles qui, brûlantes de passion, avaient semblé l'animer le temps de leur partie de jeux.
Changbin éprouvait toute la difficulté du monde à s'ouvrir, même à la bibliothécaire. Pourtant, c'était la personne à qui il faisait le plus confiance, mais dès que les conversations allaient dans un sens qui ne lui convenait pas, il se refermait hermétiquement. Une muraille infranchissable s'élevait autour de son cœur et paralysait toutes émotions. Son visage impénétrable devenait alors aussi placide que son regard de glace.
Madame Lee avait tenté en vain de le pousser à se faire des amis autre que ses dessins, mais il refusait obstinément, prétendant que, de toute façon, c'était peine perdue. Le noiraud connaissait fort bien son caractère, il savait qu'il n'était pas le plus patient des hommes niveau relations amicales. De surcroît, ses iris fuligineux auraient tôt fait d'éloigner les gens avant même qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche.
La quadragénaire savait pertinemment que tout était une question de volonté, mais cet adolescent à l'énergie turbulente ne semblait pas désirer s'ouvrir à qui que ce soit.
Changbin voyait bien qu'il la peinait, mais c'était ainsi. Il ne parvenait tout simplement pas à éprouver l'envie de se faire des amis de son âge, il était d'un genre solitaire borné. La solitude lui convenait à merveille, il pouvait ainsi être lui-même sans devoir se confronter aux jugements.
Madame Lee ne connaissait pas vraiment sa vie antérieure à son déménagement, mais elle savait qu'il avait eu quelques mauvaises expériences sur le plan social.
Le noiraud répliquait sans cesse la même chose à son amie : les seuls jeunes qu'il apercevait tiraient des pétards en gloussant comme des dindes à chaque fois qu'ils apercevaient une belle femme qu'ils rêvaient d'aborder.
Bien loin était son envie de les rejoindre.
Le jeune homme avait alors juré à Jeewon qu'il tâcherait de se faire un ami lorsqu'il entrerait au lycée, mais il ne comptait pas tenir sa promesse. Il n'avait besoin de personne.
Le discours qu'avait finalement prononcé la bibliothécaire lorsqu'il était parti avait profondément marqué son âme meurtrie.
« Arrête de rester sans cesse dans l'ombre. Ce que tu aimes est peut-être différent, mais nous n'en devons pas moins le respect. Au fond, tu es blessé par l'ignorance, l'incompréhension et les piques dédaigneuses, mais je sais qu'un jour, tu trouveras quelqu'un qui te ressemblera en tout point. Tu n'es pas seul dans ta quête pour dénicher la tolérance, Changbin. »
Le noiraud avait envie de croire qu'elle puisse avoir raison, mais un étau récurrent lui oppressait la gorge et l'empêchait d'en être convaincu. Comment pouvait-elle seulement penser que d'autres étaient dans son même cas ?
« Ton sens olfactif est incroyable, et malgré les quelques personnes qui te l'ont reproché, c'est un don. N'en doute jamais. »
Il en doutait effroyablement.
Changbin tressaillit brusquement lorsque soudain, il entendit un brusque crissement provenir de l'étage du dessous. Son nez se retroussa alors que d'horribles exhalaisons lui parvinrent.
— Maman ? appela-t-il en arquant un sourcil.
Il ne reçut aucune réponse.
Anxieux, le jeune homme quitta son lit pour descendre les escaliers avec lenteur. Le fracas reprit, et il grimaça en reconnaissant le cliquetis singulier des tessons de verre.
Lorsqu'il pénétra dans le salon, des bières s'entassaient çà et là. Il fut dérouté de constater que sa mère s'amusait à en fracasser quelques-unes avec une expression insondable sur le visage.
Après son divorce qui n'avait pas été des moindres, elle avait été brisée par le chagrin, et s'était mise à boire peu après.
— Maman ! réitéra Changbin en s'approchant d'elle, passant outre les effluves alcoolisés. Qu'est-ce que tu fais ?
Celle-ci ne répondit pas, levant un regard hagard sur son fils. Sa longue chevelure de jais raide comme la paille la faisait davantage ressembler à un épouvantail qu'à un humain, et ses vêtements dépenaillés accentuaient cette similitude. L'alcool faisait des ravages chez elle, la rendant méconnaissable et imprévisible.
— Il m'a appelé, balbutia-t-elle finalement, fixant le vide devant elle. Il voulait qu'on se revoie, qu'on reparte à zéro...
Elle éclata de rire, tandis que le noiraud écarquillait les yeux en entendant ses mots.
— Ce connard ne mérite pas de vivre, cracha la femme.
— Maman, soupira le jeune homme en lui agrippant le poignet, lâche cette bouteille, et viens avec moi. Tout ira bien, d'accord ?
— Non ! Ne me touche pas !
Sans que Changbin n'ait pu réagir d'une quelconque manière, elle le gifla de sa main de libre. Elle y mit tellement de force qu'il se recula en chancelant, la joue brûlante.
— Tu ressembles à cette ordure ! cria-t-elle en adoptant une expression dure. Tu me trahiras, toi aussi, n'est-ce pas ? Ne t'approche plus de moi !
Sa mère hurla, et il dut plaquer ses mains contre ses oreilles pour éviter que ses tympans ne se déchirent. Elle lança la bouteille qu'elle détenait à la main sur le sol, et elle se pulvérisa en mille morceaux. Quelques tessons entaillèrent profondément les mains du noiraud, mais il ne broncha pas.
Il comprit qu'il ne pourrait pas la calmer, cette fois-ci. Il remonta dans sa chambre, se saisit de son cahier à dessins ainsi que de ses crayons, puis quitta la maison sous les vociférations de la femme. Il veilla à fermer à double tour derrière lui pour éviter qu'elle ne sorte et finisse par blesser les voisins.
Il se rendit à la bibliothèque, à quelques rues à peine de son domicile, sans se préoccuper des regards qu'attiraient ses mains balafrées. Il ouvrit la porte d'entrée sans même lever un seul regard en direction de Madame Lee, et se dirigea immédiatement vers la table où il prenait place de coutume. Des parfums de tout genre lui effleurèrent les narines, et il poussa un profond soupir, se sentant agressé par ce tourbillon d'effluves.
Mais ce fut sans compter le regard de faucon de la quadragénaire, qui aperçut directement le sang sur ses doigts. Elle se précipita vers lui, tout en veillant à rester silencieuse, et fit signe à sa collègue de prendre sa place quelques minutes.
Sans même consulter son jeune ami au préalable, Jeewon se saisit de ses mains, et les examina scrupuleusement, arrachant ainsi un soupir à son vis-à-vis.
— Je vais bien, grommela-t-il en se défaisant de son emprise.
— Qu'est-ce qu'elle a fait, encore ? questionna anxieusement la femme en remarquant sa pommette cramoisie.
— Ça va, je te dis. Rien de grave.
Le sujet était clos. Madame Lee poussa un profond soupir et partit chercher du désinfectant aux toilettes pour éviter que Changbin n'attire trop l'attention. Elle revint et tamponna les mains du jeune homme avec des mouchoirs pour y ôter le sang.
— Arrête de geindre, le sermonna-t-elle.
— C'est bon, c'est qu'une blessure bénigne.
— Peut-être, mais c'est pas beau à voir. Et je pense que ça t'arrangerait de ne pas en étaler partout sur tes dessins.
Le noiraud ne rétorqua plus rien et se laissa faire, ses lèvres charnues se déformant en une moue boudeuse. Jeewon esquissa un bref sourire de satisfaction, sachant qu'elle avait visé juste, et accéléra le mouvement. Les regards qui convergeaient vers eux rendaient Changbin très nerveux, aussi s'empressa-t-elle de le relâcher dès que les plaies eurent cessé de saigner.
— Je dois retourner bosser, mais une petite discussion s'impose, jeune homme, l'avertit la quadragénaire. Combien de fois t'ai-je déjà dit de ne pas l'approcher quand elle boit ?
L'adolescent exhala un profond soupir.
— C'est ma mère, Noona. Je n'avais pas le choix, je devais essayer de la calmer.
— Mais regarde-toi ! s'écria Madame Lee.
En apercevant la panique luire dans ses iris d'onyx, elle se radoucit, et baissa aussitôt le ton.
— Je veux bien que tu l'aides, mais pas en mettant ta vie en danger, compris ?
Changbin opina du chef pour qu'elle le laisse tranquille, et la remercia. Elle s'en retourna alors à son bureau, s'excusant auprès de sa collègue pour ce petit imprévu.
Le noiraud n'avait aucunement l'intention de l'écouter. Fermement résolu à protéger sa mère coûte que coûte, il s'en fichait des quelques blessures qu'il subissait parfois. Celle qu'il avait reçue à l'abdomen le faisait toujours affreusement souffrir, mais il parvenait à réprimer des geignements devant Jeewon.
Il refusait de l'inquiéter une fois de plus. Elle avait d'autres problèmes sur le dos.
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Lorsque Madame Lee eut droit à la pause de midi, elle alla tourner le panneau sur la porte pour indiquer que la bibliothèque était fermée jusqu'à quatorze heures, puis s'avança vers l'unique personne présente dans la pièce.
— Changbin, j'ai de quoi te faire un sandwich, si tu veux.
— Non, merci, rétorqua-t-il en posant son crayon. J'ai pas faim.
— Sale gosse, soupira-t-elle en lui ébouriffant affectueusement les cheveux. S'il te plaît, fais attention à toi.
— Tu t'inquiètes pour rien, Noona. J'ai juste le ventre noué.
— Je vais te faire un thé, d'accord ? Bouge pas, je reviens.
— Comme si j'avais quelque part où aller, râla le jeune homme.
Faisant la sourde oreille à sa plaisanterie de très mauvais goût, Jeewon le quitta pour se rendre dans une petite salle interdite aux clients.
Changbin se concentra à nouveau sur sa feuille en pouffant. S'étant lassé des êtres humains qu'il voyait se défiler devant les différentes sections de la bibliothèque, il entreprenait de dessiner les étagères couvertes d'ouvrages poussiéreux.
Mais il ne parvenait pas à éprouver le désir qui l'avait jadis éclairé lorsqu'il reproduisait des gens.
Dessiner des objets l'irritait profondément. Poussant de petits soupirs plaintifs, il finit par arracher le papier de son cahier, et la chiffonna.
L'adolescent reconnut alors le parfum caractéristique de Jeewon s'approchant de lui par derrière, ainsi que l'odeur aromatisée de son thé.
— Tiens.
Elle déposa une tasse fumante devant lui, à une distance respectable de ses feuilles.
— Alors, Noona... Tu m'as dit que tu avais accueilli ton neveu hier chez toi ? s'enquit Changbin.
Il ne savait pas vraiment la raison pour laquelle il avait posé cette question. Probablement par ennui.
Madame Lee le dévisagea avec ébahissement. Elle ne s'attendait pas du tout à ce que son jeune ami s'y intéresse.
— Pourquoi tu demandes ça, tout à coup ? demanda-t-elle avec suspicion.
Le noiraud haussa nonchalamment les épaules.
— Je m'embête, je cherche une source de distraction.
La quadragénaire secoua la tête avec un petit sourire.
— Il ne parle pas beaucoup, indiqua-t-elle. Il est tout timide et vraiment très gentil. Je suis sûre que vous pourriez vous entendre, tous les deux.
— Probablement pas. À quoi il ressemble ?
Cette fois, un large sourire éclata sur le visage de l'aînée.
— Ça t'intéresse ça, hein ? le taquina-t-elle.
Changbin s'empourpra violemment, et détourna le regard en ravalant une injure.
— N-Non...
— Il est un peu plus grand que toi. Mince, taille fine, il a un visage aux traits délicats.
Le noiraud tentait de l'imaginer, le regard dans le vague. Remarquant son silence, Jeewon ne put s'empêcher de rire.
— Au lieu de te briser les neurones, je pourrais te le présenter, tu sais.
— Je ne préfère pas...
— Changbin...
— Non, trancha-t-il durement. C'est mieux comme ça, autant pour lui que pour moi.
Madame Lee poussa un soupir qui recelait tout son désespoir, mais finit pas acquiescer.
— Je vais casser la croûte. Si t'as faim, fais-moi signe.
Elle se leva, le visage façonné par l'hésitation. Puis finalement, elle renchérit :
— Il te ressemble, Changbin.
L'adolescent resta de marbre, gardant son regard rivé vers l'extérieur.
— Tu le connais à peine, répliqua-t-il.
— Lui aussi est brisé par le jugement.
— Suffit, coupa le noiraud en lui décochant un regard incendiaire.
Jeewon sut alors qu'elle avait touché une corde bien trop sensible pour que son ami ne l'écoute. Elle le laissa alors seul avec ses sombres réflexions, et quitta les lieux.
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Lorsque la quadragénaire s'en retourna chez elle pour se sustenter, elle vit que son jeune neveu ne se trouvait pas dans la salle à manger.
Felix était dans sa chambre, appréhendant la réaction de sa tante lorsqu'elle apercevrait la nouvelle couleur de ses cheveux. Pour une fois qu'il avait fait preuve d'un peu de hardiesse, le voilà au bord d'une véritable crise de panique.
« Pourquoi j'ai fait ça ? » se demandait-il sans cesse en arpentant nerveusement le couloir de l'étage supérieur.
— Felix ?
Le concerné se raidit brutalement. Jeewon était rentrée.
— Viens manger !
— J-J'arrive...
Empoignant son courage à deux mains, il descendit lentement les escaliers. De toute façon, il ne pouvait pas revenir en arrière. Et puis, sa nouvelle coupe lui plaisait.
L'Australien posa un pied hésitant dans la cuisine. Sa tante était dos à lui, en train de lui faire un sandwich. Il déglutit avec peine.
Elle alla se laver les mains, puis fit volte-face. La surprise puis l'émerveillement se succédèrent sur son visage alors qu'elle apercevait les cheveux du plus jeune. Ce dernier, oppressé par le poids de son regard, n'avait qu'une envie : s'enterrer six pieds sous terre.
Jeewon ébouriffa sa chevelure avec tendresse, un petit sourire aux lèvres.
— Tu t'es teint en acajou rose ! s'exclama-t-elle. C'est trop mignon !
Felix écarquilla les yeux. Il ne s'attendait certainement pas à cette réaction.
— C'est... c'est bien ? balbutia-t-il maladroitement.
— Tu rigoles ? J'adore, ça te va tellement bien !
L'adolescent esquissa un sourire timide, profondément soulagé. Ses épaules s'affaissèrent, comme si un poids en moins y avait été ôté.
Si Madame Lee le remarqua, elle ne laissa pourtant rien paraître. Elle fit plutôt signe à son neveu de prendre place en face d'elle, et lui tendit un sandwich.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle, mais je finis tard les mercredis. Je n'ai pas vraiment le temps de cuisiner.
— P-Pas de problème...
Ce jour-là, Felix mangea son repas avec une allégresse non feinte, profondément heureux que sa tante ait accepté sa nouvelle couleur.
Lorsqu'ils terminèrent, Jeewon se tourna vers son neveu, les mains sur les hanches.
— Pourquoi tu caches tes taches de rousseur ? demanda-t-elle avec gravité.
L'Australien fut totalement ahuri.
— Euh... je... Comment tu sais ?
— Ta mère en avait, aussi. Elle disait que c'était laid, et que...
— Et qu'elle les dissimulait. Ouais, elle me l'a souvent dit.
La quadragénaire décela la peine vibrant dans ses paroles.
— Est-ce qu'elle te manque ?
Sa réponse fut immédiate et sèche.
— Non.
« Ce n'est donc pas le décès de ses parents qui lui cause autant de chagrin », comprit la femme.
— Je suis désolé, je ne voulais pas...
— T'inquiète pas pour ça, l'interrompit-elle. J'ai pleuré le jour de leur mort, mais... sans plus. Je t'en prie, enlève-moi ce fond de teint. Les taches de rousseur accentuent la beauté.
Felix secoua la tête.
— Pas chez moi.
— Permets-moi d'en douter, jeune homme.
— En plus, c'est mal vu en Corée, ajouta-t-il amèrement.
— Les mentalités changent, tu sais.
Jeewon s'aperçut bien vite que jamais elle ne parviendrait à le faire changer d'avis. Mais elle comptait revenir à la charge.
L'Australien à la chevelure nouvellement rose foncé, presque grisâtre, se mordit la lèvre inférieure avec hésitation.
— De toute façon, lâcha-t-il sans réfléchir, je n'ai pas le choix. Soit on me traite de tapette parce que je mets du fond de teint, soit on persifle que mon visage est laid.
Et, sans laisser le temps à sa tante de répliquer, il partit s'enfermer dans sa chambre.
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