9 | Nokomis
J'observai mon reflet dans le miroir. Mes yeux qui m'observaient sans me déshabiller, qui me jaugeaient sans me juger. La pâleur de mon teint, les os de mon visage et les cernes sous mes yeux, deux poches qui contenaient tous les secrets de mes cauchemars, tous les non-dits de mes soupirs. Mon nez droit, mes cheveux qui cascadaient dans mon dos et qui cachaient mes oreilles, comme pour m'empêcher d'entendre ou d'écouter. Mais je percevais ce son lointain, qui ne venait pas de mon environnement, mais de moi. Les réminiscences d'un souvenir, d'une prison.
Le bruit de l'eau. Le chant de l'océan. Qui venait par vague, dans un ressac apaisant, quoique paralysant. Alors j'écoutai et je m'observai, comme je l'aurais fait d'un ennemi, d'une ombre dangereuse. Je voyais une menace dans chaque ombre, dans chaque soupir. Les miens, ceux des autres.
Je ramenai mon épaisse chevelure sur mon épaule et m'imprégnai des sons autour de moi, mis en sourdine par ce qui se passait dans ma tête. Je reconnaissais cette sensation qui m'étreignait. Cet étrange sentiment. Un déjà-vu qui me collait à la peau, qui s'insinuait sous mon épiderme pour gorger mes veines.
Emprisonnée dans un monde de libertés. Après des siècles endormie, tout aurait dû être différent ; j'aurais dû me sentir différente, mais ce n'était pas le cas. Une autre prison, sous une autre forme. Cette impression fuligineuse d'étouffer, de ne reconnaître rien ni personne.
Et surtout pas ma Garde.
Surtout pas ma Garde.
Mais après tout, je savais que c'était normal. Parce que rien n'était resté figé après mon départ. Tout avait continué. De vivre, d'exister, de bouger. Et lorsque je regardais Achilles, Mera et les autres, je savais tout cela normal. Mais ça n'enlevait ni la douleur ni la sensation d'être de trop. Comme une étrangère, comme une pièce rapportée.
Comme si j'étais de trop.
Je déglutis, ma gorge si serrée, mon cœur entravé par ce tourbillon qui me cisaillait de l'intérieur.
En trop.
En trop.
En trop.
Lorsqu'on disparaissait pendant des siècles, à quoi bon revenir ?
Cette question me hantait, tout autant que la réponse, qui tournoyait, tournoyait, sans plus s'arrêter. Je la repoussai, mais elle revenait.
J'entendis le son des draps froissés. Une mélodie très douce, sensuelle presque. Des pas sur le sol et à travers le miroir, je vis Arzhel s'avancer vers moi, d'une démarche assurée, chaloupée à cause du sommeil.
Ses cheveux tombaient sur son torse ; une invitation à y passer les doigts, à tirer dessus pour un simple baiser. Pour quémander.
Il ne portait qu'un pantalon en lin qui tombait sur ses hanches et aurait glissé jusqu'à ses pieds s'il n'avait pas noué les ficelles. Je vis des marques, des traces, du passé, du présent, d'un futur qui avait été le sien sans être le mien.
Douloureux. Mon choix. Pas le sien, pas le leur. Le mien. Et il me faudrait une vie entière pour l'accepter et être pardonné.
Une existence.
Nos yeux s'accrochèrent, comme à chaque fois que nous nous trouvions au même endroit.
Qu'importait le temps.
Qu'importait l'endroit.
Qu'importait le reste du monde.
Comme deux pièces faites pour s'emboîter. Pour ne plus jamais se quitter.
Il s'arrêta dans mon dos et leva une main qu'il vint enrouler autour de mon cou.
Une marque de possession. Un geste qui, pour un lycan, signifiait non pas mille et une choses, mais une seule. Peut-être la plus primaire. La plus importante pour des animaux territoriaux.
— Tu n'as pas dormi, souffla-t-il.
Lui mentir ne servait à rien, parce qu'il savait. Et essayer de tromper Arzhel n'était qu'une perte de temps. Et ce, depuis la nuit des temps.
Lui, il était le seul à ne pas me faire sentir combien les siècles avaient continué d'avancer. Combien le monde avait changé. Peut-être parce qu'il continuait de me regarder de la même façon qu'avant, qu'il ne voyait que moi et qu'il ne pouvait aimer que moi.
Un lourd fardeau pour celui qui restait.
Le pire de tous. Je pouvais lire la souffrance dans ses yeux, même maintenant. Une souffrance qui s'étirait sur des décennies. Et qui connaissaient son accalmie seulement aujourd'hui.
Depuis qu'il me touchait.
Depuis qu'il me goûtait.
Depuis que nous pouvions être un, enfin.
— J'ai rêvé, avouai-je.
Du moins, c'est ce qui s'en rapprochait le plus. Mes paupières ouvertes, je voyais d'autres réalités sous mes yeux. Un songe, une illusion.
Faite du bruit de l'océan.
Faite du bruit de l'oubli.
Il se pencha et son nez effleura ma joue, glissa sur ma mâchoire. Sa poigne restait entière sur mon cou.
Il me possédait. Et jamais je ne me soustrairais, parce qu'alors, ce serait me perdre. Il pouvait m'aliéner, il pouvait tout me prendre, mais il possédait déjà tout.
Sans plus de limite.
Sans plus d'obligation.
Sans plus de restriction.
Possède-moi.
— De l'océan ? murmura-t-il et son souffle me chatouilla, m'incendia.
Une vague de feu me lécha de l'intérieur.
Touche-moi.
Mon besoin d'Arzhel couvait depuis ma naissance. Latent d'abord, puis évident. Étouffé par mon rang, presque annihilé par mes choix.
Enfin libéré, je me sentais libre de l'aimer et de m'exposer. Inconsciente jusqu'alors qu'un simple geste de sa part pouvait me contraindre ou m'amener à m'épanouir. Il me tenait entre ses doigts, dans le creux de ses mains.
— J'entends l'eau. D'abord, c'est presque comme un souvenir, lointain, qui daterait de mon enfance. Et le son se précise, il prend plus de place.
Je déglutis et Arzhel, qui me surplombait alors, plongea dans mes yeux et je plongeai dans les siens.
— Il y avait de l'eau partout. Et au centre de ce... rien, Excalibur. Je pouvais tous les entendre, qui hurlaient, mais alors, c'est devenu une sorte de bruit de fond. Pour s'éteindre progressivement. Jusqu'à ce qu'il ne reste que le silence. On s'est oubliés. Nous tous. Là-bas, dans cette Prison de chimère.
Jusqu'à ce qu'une présence me réveille, m'appelle. Bien longtemps après ma dernière discussion avec Arthur.
Longtemps, longtemps après avoir entendu une dernière fois sa voix. Et après cela, plus rien. Sa présence, évaporée. Comme s'il n'avait jamais été là, avec nous, détenteur de nos vies bien malgré lui.
Dès lors, plus rien.
Jusqu'à Ashelia.
Jusqu'à l'ouverture de la Prison.
Et la souffrance.
Comme si on arrachait ma peau, comme si on me dépeçait. Ashelia s'en souvenait-elle ? Moi oui.
— Je crois... je crois que nous n'étions pas loin de nous perdre.
Pour de bon. Sans aucun espoir de revenir un jour.
Parce que la magie possédait ses propres limites. Parce que Merlin l'avait tu. Elle avait été prête à perdre son Roi.
Prête à abandonner Arthur dans cet ultime sacrifice. Parce que c'est ce qu'il aurait voulu. Et moi aussi. Moi aussi.
Mais plus maintenant... Pas alors que je goûtais à Arzhel, à ce qui nous liait pour la toute première fois de ma vie.
— La magie aurait fini par nous aspirer. Et il n'y aurait plus eu de Prison. Parce que nous n'aurions plus été là.
Une vérité qui n'aurait pas lieu d'être dorénavant, mais je ne voulais rien taire à Arzhel. Il serait le seul à tout savoir, à tout connaître. Parce qu'il serait le seul à expérimenter mes cauchemars et mes peurs à travers notre lien qui s'épanouissait un peu plus chaque minute. Puisque je n'étais pas lycan, je savais ne rien ressentir de la même façon que lui, alors j'ignorai à quel point cela agissait sur lui et jusqu'à quel point surtout. Il n'en disait rien, l'animal non plus, mais je sentais ce dernier, tapi, attentif, protecteur.
Son attention me rassurait, elle me tenait dans un écrin de sureté et de chaleur.
Lorsqu'il se recula pour s'éloigner, je me sentis abandonnée. J'observai ses mouvements, les muscles de son dos, le dessin de sa force tracé à même sa peau. Il s'arrêta au niveau de la porte de la salle de bain et il me fit de nouveau face, le regard sombre, le corps tendu par un besoin que je pouvais presque fleurer dans l'air.
Le besoin de moi.
De nous.
Et là, un mot, un ordre, entre nous, qui n'eut pas besoin d'être prononcé.
Viens.
Je me levai, sans me presser et commençai à dénouer les liens de mon vêtement. L'étoffe tomba au sol dans un bruit étouffé et je me retrouvai nue devant mon Anchor.
Nue, offerte, prête.
Dans ses yeux, de l'envie, du désir liquide, qui coulait dans ses veines. Il se contenta de me regarder venir, sans bouger. Respirait-il seulement ?
Mes poils se dressèrent sous une chair de poule palpable. Mes tétons pointèrent dans la direction de l'homme face à moi et mon propre souffle sembla plus lourd.
Je ne voulais plus que ses mains sur moi, que son murmure sur ma peau.
Et sa présence.
Il tendit le bras, la main et attendit. Je n'avais pas froid, bien au contraire. Et je ne me sentais pas exposée. Juste libre.
D'être.
D'exister.
D'appartenir.
Je me plantai devant lui, sans le toucher. Je le sentis inspirer. Profondément. Avant qu'il ne se penche. Avant que des doigts ne glissent sur mes hanches.
Il m'entraîna avec lui dans un moment d'oubli.
J'oubliais l'eau.
J'oubliais les cauchemars.
Et la peur.
* * *
Allongée sur la table, je patientai alors que les Earhjas allaient et venaient tout autour de moi. Depuis mon retour au Deity, je passai des heures entières dans leur aile, pour passer des batteries de tests dans le but de rassurer tout le monde. Et Aslander surtout. Il se trouvait d'ailleurs à l'entrée de la pièce, appuyé contre le chambranle, les bras croisés et la mine sombre. J'ignorai ce qu'il s'attendait à entendre de la part de Tamsyn et des autres, mais physiquement, tout allait bien. Pour autant, jour après jour, je venais ici, je m'allongeais et j'attendais. Que le temps passe. Que je puisse rejoindre mes enfants dans les jardins, parcourir le Deity pour me souvenir de l'endroit. Mais aujourd'hui, je brûlais de rejoindre Elijah. Pour discuter avec lui. Pour en apprendre plus sur un Seeker qui parcourait cette terre depuis des lustres. Mais avant ça, je devais calmer les inquiétudes de mon frère et par extension, d'Arzhel, qui même s'il n'était pas ici, savait tout ce qui se passait.
— Je vais bien, soufflai-je à l'attention d'Ani.
— Tu ne dors pas. Ou quasiment pas.
Je me redressai et lui jetai un coup d'œil. Il me rappelait notre père. L'homme qui m'avait tant aimé avant de perdre la raison.
Avant de sombrer.
Avant que son propre fils ne mette fin à ses jours.
— J'ai suffisamment dormi pour une vie entière, tu ne crois pas ?
Tamsyn revint vers moi et je déplorai l'absence de Rivqa. Où était-elle ? Avec les gens venus avec elle des États-Unis ? Une meute entière, un compagnon. Son Anchor à elle.
— Ton corps se remet encore des effets de la magie de Merlin. Tu brûles beaucoup d'énergie sans t'en apercevoir. Tu ne peux pas te passer de sommeil.
Je le savais bien. J'étais la première concernée après tout. Pas la peine qu'on me le répète. Mais personne ne semblait comprendre.
Entendre.
Hormis Arzhel.
Même ma propre Garde ne cessait de m'observer dans l'attente que je craque d'une manière ou d'une autre.
— Je veux voir Myrddin, dis-je.
Aslander ouvrit la bouche, près à me demander de me reposer pour la journée – je le savais – mais je ne lui en laissais pas l'opportunité.
Je vivais. Alors j'agirais comme je le voudrais, qu'importe les conseils et les envies des autres.
Je vivais.
— Il s'agit de mes enfants, Ani. Ils ont assez subi nos choix.
Les miens.
Ceux des gens autour de moi.
Aslander soupira et hocha la tête. Je le laissai me conduire à la Mage, sans trop savoir comment il faisait pour savoir où elle se trouvait. Pas avec Arthur, puisqu'elle était enfin sortie des Bassins de Gloire.
Nous la trouvâmes dans la salle d'armes, assise au centre, les jambes en tailleur, Excalibur reposant sur ses cuisses. Sa pâleur faisait écho à la mienne. Comme si, d'une certaine manière, nous luttions contre les mêmes démons.
Je n'avais jamais éprouvé aucun ressentiment à l'égard de Myrddin. Elle était femme de pouvoir et aimait contrôler ce qui l'entourait, quand bien même il s'agissait d'hommes.
Aslander s'écarta et Myrddin releva la tête vers moi.
— Je sens ma magie en toi, dit-elle.
— Moi aussi, répondis-je. C'est un peu...
— Épuisant ?
Je hochai la tête.
— Ce n'est qu'un ersatz. Bientôt, il n'en restera plus aucun fragment.
— Et Arthur ? s'enquit Ani.
Il attendait son vieil ami. Comme tous les Chevaliers au Deity et ailleurs.
Tout le monde attendait quelque chose.
— Il se réveillera. J'ignore seulement quand.
Rare était les moments où Myrddin donnait une réponse claire et précise. Je sentais à quel point elle était perdue, à la dérive. Et ici, quand bien même nous étions des alliés, elle ne voulait pas se laisser aller.
— Tu en es sûre ? soupira mon frère.
— As-tu déjà douté de ma parole ?
Ils s'affrontèrent du regard un moment, sans autre mot. Et puis Myrddin se tourna de nouveau vers moi.
— Je sais pourquoi tu es là.
— C'est ta magie, soufflai-je. Tu peux lever le sort, n'est-ce pas ?
Myrddin se redressa et je sentis son pouvoir s'enrouler autour de mes jambes. Alors, nous nous retrouvâmes tous les trois dehors. Kalén et Imriel se trouvaient un peu plus loin.
Mon cœur se mit à battre plus vite, plus fort.
Et là, dans ma tête, j'entendis la voix de Myrddin.
Tu as sauvé des milliers de vies en choisissant le sommeil plutôt que la vie, Princesse. Ne laisse pas les regrets t'étouffer.
Oui. Oui, je le savais.
Maintenant, avant, plus tard. Je le savais.
Je ne sais pas à quoi je m'attendais. Une déferlante de pouvoir ou que sais-je encore. Ce fut rapide.
Comme une clé que l'on tourne pour ouvrir une porte.
Comme un loquet que l'on fait sauter.
Kalén eut un hoquet.
Imriel pleura.
Sous nos yeux, deux enfants devinrent adultes. Pas des adolescents, pas de jeunes adultes, non.
Un homme et une femme.
Un prince et une princesse.
Je pleurai. Je pleurai de retrouver mes enfants comme ils auraient dû être.
Mes enfants.
Mon garçon et ma fille. Je les serrai fort contre moi, si fort que j'aurais pu les étouffer. Je vis Myrddin, plus loin, le regard perdu dans le vide.
Qui attendait.
Qui désespérait.
La magie avait ses limites.
La magie avait son prix.
— J'ai longtemps vu ce... pouvoir comme une malédiction. J'ai pris beaucoup. Plus que je n'aurais voulu.
Elijah se tenait à côté de moi, son bandeau entre ses mains, ses cheveux qui formaient comme un voile autour de son visage.
— À chaque fois que je sentais ce pouvoir monter, je faisais tout pour le contenir.
Les brûlures.
Autour de ses paupières. Sur sa chair.
— Ce que nous prenons, nous le gardons. Ça devient une partie de nous.
Il était un lycan Seeker. Le premier que je rencontrais.
Le premier tout court ?
Non, il y avait eu Ashelia. Son côté Seeker en latence, avant de disparaître totalement une fois la Prison ouverte. Alors maintenant, ne restait-il donc qu'Elijah ?
— Je ne sais pas grand-chose de notre pouvoir non plus, avouai-je dans un murmure.
Notre peuple faisait peur pour ses capacités, mais le reste du monde ignorait à quel point nous devions nous-mêmes lutter contre qui nous étions.
— Nous aspirons l'essence des gens. Jusqu'à les vider de toute substance. Souvenir, pensée, pouvoir. Nous prenons tout.
Nous volions.
Nous aspirions.
Tout.
Jusqu'à la dernière goutte.
— Peut-être... peut-être pourrions-nous essayer de comprendre tous les deux. D'apprendre à nous en servir sans faire le mal.
Elijah se redressa et tourna son visage vers le mien. Je vis son croc.
Qui se balançait.
Un léger sourire joua sur ses lèvres. Si léger qu'il fût imperceptible.
— Ce serait bien, oui.
Violet contre violet.
Deux Seekers.
Des coups furent frappés contre la porte et cette dernière s'ouvrit sur Raad.
— Arzhel t'attend.
Je compris que quelque chose n'allait pas à sa mine. Lorsqu'Elijah et moi retrouvâmes Arzhel, tous les autres étaient là aussi. Et sur les différents écrans, les mêmes images.
Une attaque terroriste dans une petite ville.
Des dizaines de morts, de nombreux blessés.
La Prima.
C'était l'œuvre de la Prima. Elle semblait prête à se venger et pour cela, à faire le plus de dommages collatéraux.
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