7 | Nokomis

— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

L'odeur me paraissait étrange, tout comme la couleur. Kalén sourit et poussa la tasse un peu plus devant moi.

— Du café.

Il fronça alors les sourcils.

— Mais si tu dois dormir, je ne suis pas sûr que...

Il voulut me retirer le breuvage, mais je lui donnais une petite tape sur la main et Imriel gloussa à ses côtés. Maintenant que ma curiosité était piquée à vif, je voulais goûter. Y tremper mes lèvres pour en connaitre la saveur. Et savoir si j'aimerais ou non. Depuis mon retour au Deity, j'expérimentai énormément de choses, en particulier la nourriture et les saveurs.

Imriel tira une boîte jusqu'à nous et l'ouvrit pour y dévoiler du sucre. Elle en glissa quatre dans ma tasse.

— C'est mieux comme ça. Goûte maintenant.

Je fronçai les sourcils. J'attrapai la tasse et la portai à mon nez pour renifler. Je fis la moue.

— C'est censé être bon ?

— Excellent même ! répondit Siobhane en venant s'installer en face de mes enfants et moi. Même si je préfère de loin le thé.

Elle m'offrit un sourire chaleureux, sans aucune méchanceté. Elle ne ressemblait en rien à Kyrianna. En même temps, elle était l'Anchor d'Ani, alors forcément...

— Combien de sucres ? souffla Siobhane à Imriel.

La fillette leva quatre doigts. Siobhane écarquilla les yeux à l'instant où j'avais ma première gorgée. Je plissai un peu les paupières.

— C'est...

— Sucré ? proposa l'Impératrice.

Je hochai la tête. Et elle éclata de rire. Le son attira les regards, mais cela ne sembla pas déranger Siobhane. Elle paraissait terriblement à l'aise au sein du Deity, quand je me sentais telle une étrangère.

— Recommençons.

Elle attrapa un verre et y versa une nouvelle lampée de café. Sans sucre.

— Certains l'aiment noir. D'autres, un peu trop sucré.

Elle fit un clin d'œil à Imriel. Je pris le verre et goûtai une deuxième fois. Le goût était complètement différent. Bizarre.

Aimais-je ? Aucune idée.

— Tu crois qu'on pourrait manger hamburger ce soir ? Avec des frites !

— Bien sûr, répondit Siobhane. Je te laisse aller voir Ragan ?

Ma fille m'embrassa sur la joue et fila sans attendre.

— Ragan ? soufflai-je. Est-ce que c'est votre...

Est-ce qu'il s'agissait de... l'enfant de Siobhane et Aslander ? La main de Siobhane recouvrit la mienne et Kalén posa sa tête contre mon bras.

Tous les deux cherchaient à me rassurer.

— Mamaragan est l'Esprit des...

— Éclairs qui parle à travers le tonnerre, la coupai-je.

— C'est ça. Mais depuis quelque temps, il est redevenu un petit Dieu dans une enveloppe humaine. Pour qu'il expie ses fautes.

— Ses fautes ?

Comment forçait-on une Divinité à expier ses fautes ?

Karora ?

— Aslander est une Divinité, fils de Karora, murmura Siobhane. Kyrianna n'a jamais été la vraie mère des jumeaux.

Evekelis. Aslander.

Mes frères.

— Mamaragan était persuadé qu'en Ani se trouvait Shakra et il s'en est donc pris à lui. Qui n'est pas passé loin de la mort.

Je connaissais l'histoire de nos Dieux et Déesses sur le bout des doigts depuis mon plus jeune âge. Nous vivions dans un pays bercé par la magie, par des traditions aussi vieilles que le monde.

— Pour rétablir l'ordre, Karora a opéré un changement en Mamaragan. Pour le rendre plus... humain. D'où sa présence avec nous. Il apprend de nous et nous apprenons de lui. Un équilibre.

Depuis la nuit des temps, les Divinités étaient liées à notre terre. Elles apparaissaient parfois, nous rendaient visite. Elles étaient liées aux Val'Endyr.

À Aslander.

— Une Divinité et Celle-Qui-Hurle, dis-je. Vos enfants seront puissants.

Siobhane sourit, sans répondre. Je baissai les yeux sur mon propre fils. Il ressemblait à son père. Un homme juste et bon. Peut-être trop gentil. Qui était mort avant mon Sommeil.

Avant la Prison.

Je baissai les yeux sur le café dans le verre.

Et derrière mon crâne, une voix grignota ma raison.

Comme un appel.

Une présence. Un pressentiment ? Je ne voyais plus cet Elijah et les siens derrière mes paupières closes. Je n'entendais plus leurs voix ni même mon prénom entre leurs lèvres.

Seeker.

Seeker.

NOKOMIS !

— Nokomis !

Je tournai la tête pour voir surgir le Chevalier Gauvain. Il traversa l'immense salle et me laissa à peine le temps de me redresser avant de me soulever pour me faire tournoyer dans ses bras.

Je ris. À la manière d'une fillette.

Et comme Lothar la première fois, il me serra très fort contre lui.

Le voir, le sentir, ça me rappela Arthur. Son arrivée à la cour avec Ani, partie en Angleterre.

Chaque Chevalier, des amis. Des guerriers venus nous seconder. Nous sauver en quelque sorte.

Mes pieds touchèrent de nouveau terre et Gauvain attrapa mes joues en coupe.

— Laisse-moi te regarder.

Je fermai les yeux, tétanisée à l'idée de...

— Chevalier.

La voix coula entre nous, s'enroula autour de moi et me picota la nuque.

Un soupir.

Arzhel.

— Conseiller. Je n'avais pas encore eu l'occasion de voir la princesse.

— C'est chose faite maintenant. Aslander t'attend avec les autres.

Je frottai mon bras avec ma main, incapable de regarder Gauvain. Lorsque je me décidai à redresser le menton, Arzhel s'éloignait déjà.

J'ouvris la bouche, prête à... à quoi ? Mes poings se serrèrent et je me détournai. Je vis l'expression de Siobhane, mais elle ne releva pas.

Qu'y avait-il à dire de toute façon ?

— Achilles travaille avec l'Anchor de Warren. Mera enseigne au Contingent, dans le Fief de ce dernier. Quant à Evy, elle... va-et-vient entre ici et là-bas.

Parce qu'il y avait son louveteau. La fille unique de Warren.

Ashika Archeon.

Et Mazakeen Fairfax.

Shady tourna l'écran de l'ordinateur dans ma direction pour que je puisse voir différentes photos. D'une jeune femme.

Ashika. Et à ses côtés, une femme. Mazakeen.

— L'Anchor d'Evy ?

— Abel Kickett. Il est l'un des Ritters de Warren. Tu le verras forcément venir grogner ici à un moment.

Evy ne me lâchait presque pas. Je l'empêchai de retourner à son Anchor.

— Raad et... toi ?

Shady me sourit.

— Nous le savions depuis longtemps. Mais à l'époque, nous ne pouvions rien faire.

Je hochai la tête et regardai par la fenêtre.

— Marcellus est encore en vie ?

— Il l'est, oui. Il gardait le tombeau d'Arthur. Il se trouve au Fief de Warren. Sans surprise.

Je me frottai la nuque.

— Est-ce qu'un autre Seeker se trouve ici ? demandai-je alors.

Shady fronça les sourcils.

— Tu veux dire à part Imriel et Kalén ? Non.

Elle mentait. Mais j'ignorais pourquoi. Ou préférais fermer les yeux. Parce que la seule autre personne qui avait une emprise sur ma Garde était Arzhel.

Et s'il souhaitait que je ne sache rien, ma Garde ne parlerait pas.

Le désavantage d'une allégeance sur deux niveaux. Une brise entra dans la pièce et caressa mon visage. Je fermai les yeux un instant, pour profiter de ce calme. Je pouvais presque entendre l'écho lointain de la présence des enfants-esprits.

Shady ferma l'ordinateur et se pencha sur son fauteuil.

— Tu as besoin de te reposer.

J'ai Dormi des siècles.

Et pendant ce temps, ils avaient continué à vivre, à exister. Et plus rien n'était pareil.

Plus personne n'était vraiment comme avant.

Quand bien même on me martelait le contraire.

Je laissai ma tête reposer contre l'appui-tête. Et soupirai.

Je me sentais épuisée. À l'intérieur. Comme si j'avais vécu mille et une vies. Comme si j'étais trop vieille pour mon propre corps.

Une âme fatiguée. Lessivée.

Qui s'accrochait à un passé dévolu. Révolu.

Aux souvenirs bons comme mauvais.

Une âme qui avançait dans l'obscurité. Sans parvenir à trouver la lumière.

— Nokomis.

— Je suis fatiguée.

Je n'y arrivais pas. À considérer ma Garde comme acquise. À retrouver les miens parmi tous ses visages.

À me retrouver moi, devant le miroir.

Perdue. Ballottée.

Je coulai. Et j'étais bien trop lâche pour tendre la main vers Arzhel.

Trop lâche pour m'accrocher à lui. Mon Anchor.

Anchor.

Anchor.

Une fois seule dans mes appartements, je tournai comme un lion en cage. Incapable de m'arrêter. Incapable de me reposer.

Je luttai.

Contre tout. Contre moi-même surtout.

Tout défilait trop vite, dans une bande passante insaisissable. Je luttai. Encore et encore.

Lâche. Peureuse.

Perdue.

Et lorsque la nuit s'accrocha au Deity et que les étoiles tracèrent un chemin, je m'aventurai dans les couloirs, sûre de ne croiser personne.

Je cherchai le sommeil aussi sûrement que je le fuyais.

Je marchais tout en souhaitant m'arrêter.

Je regardai devant moi, trop tournée vers le passé.

Et je cherchais un sens.

Un sens à notre Réveil.

Un sens à notre Sommeil.

Un sens à mes choix. À nos choix.

Un murmure me parvint, suivit d'un rire très doux, très tendre. Rempli d'amour, saturé de dits. Et au détour d'un couloir, à travers l'entrebâillement d'une porte, je découvris Aslander et Siobhane.

L'un murmurait, l'autre écoutait.

Et je vis l'amour. Je le sentis. Jusque dans mes os.

Et je me souvins.

« Peut-être serez-vous aimée dans votre vie, princesse, mais votre rôle est d'être une parure. La plus belle, la plus enchanteresse de toute. Vous serez l'objet de convoitise. D'amour peut-être, mais cela ne dure jamais bien longtemps. »

Ani cacha son visage contre le cou de sa femme et cette dernière lui caressa les cheveux. Je fus jalouse.

Jalouse de cette intimité.

De cette possibilité.

De cette liberté.

Je m'enfuis. Je quittai les murs du Deity pour me retrouver sous un ciel parsemé, clairsemé. La brise s'emmêla dans mes jupons et mes cheveux caressèrent mon visage.

Mon cœur battait trop vite.

Trop fort.

Parce que quelque chose venait de se réveiller.

Là, au creux de moi.

Au

Creux

De

Moi.

Des envies. Des désirs.

Un besoin.

Un unique besoin. Étouffé pour vivre.

Étouffé pour survivre.

Et je suffoquai.

Je suffoquai et à l'intérieur

Je

Mourrai.

Je me figeai dans les jardins, le visage levé vers le ciel. Et j'observai la Voie lactée. J'observai les étoiles. Et trouvai dans ce ciel des similitudes avec celui que j'avais connu.

Et tout se mit à pulser. À chanter.

Arzhel. Arzhel. Arzhel.

Lorsque je baissai la tête, il se tenait là, devant moi, à quelques mètres. Ses longs cheveux détachés, soulevés par la brise, emmêlés par les éléments.

Je fis un pas dans sa direction, parce que je voulais le toucher, sentir sa peau sous la mienne.

Le toucher.

Le toucher.

Juste... le toucher.

Mais je m'arrêtai, consciente de la tension dans ses épaules, de son regard qui étincelait. Le lycan dans les yeux de l'humain.

— Tu es partie, dit-il, très bas. Tu as choisi le Sommeil. Tu as décidé de te sacrifier en sachant que nous devrions tous vivre avec ça !

Sa poitrine se soulevait vite. Et fort.

Sa colère vibrait entre nous. Remplie de souffrance, de non-dits. Remplie de regrets.

Les siens. Les miens.

— Et pendant que tu dormais, j'ai dû porter le poids de cette souffrance. J'ai dû composer avec le fol espoir de nos enfants !

Pas les miens.

Les nôtres.

— Pendant que tu dormais, je mourrais à petit feu.

Oui. Oui. Je le savais.

Une bourrasque nous balaya tous les deux, comme si les éléments eux-mêmes se déchainaient, s'alimentaient de notre colère.

De nos regrets.

Non pas ceux d'une vie. Mais d'une existence tout entière.

— On m'a appris à être une princesse avant d'être une femme, murmurai-je. Alors j'ai agi comme une princesse.

Et non pas comme une Anchor.

— J'ai agi comme on l'attendait de moi.

— Personne ne t'aurait jamais demandé ça ! me hurla-t-il au visage. Tu as fait ce choix. Toi. Toi et personne d'autre.

— Je ne suis pas une lycan. Je suis une Seeker. Mon peuple... mon peuple souffrait ! Qu'aurais-je dû faire ? Choisir l'amour ?

Il me fusilla du regard.

Mes doigts agrippèrent l'étoffe de ma robe au niveau de mon cœur.

— Tu m'as toujours appris qu'il valait mieux mourir en honneur que vivre en déshonneur, chuchotai-je. Je suis désolée. Désolée d'avoir choisi de souffrir avec les miens. Je vivrais avec cette décision toute ma vie, Arzhel. Toute ma vie.

Je cherchai mon souffle.

Sans le quitter du regard.

— Mais aujourd'hui, aujourd'hui, je ne veux plus être une princesse. Je ne veux plus choisir entre qui je suis et ce que je veux. Plus personne... il n'existe plus personne pour me dire quoi faire. Et je t'aime. Je t'aime. Et je t'aimerai toujours. Parce que je t'ai toujours aimé. Et que ni le temps, ni la douleur, ni les regrets n'effaceront ça.

Je me jetai presque sur lui et écrasai mes poings contre son torse. Je me fracassai contre lui.

— Je ne peux plus prétendre que je peux vivre sans toi. Que je peux respirer sans toi. Je ne peux pas vivre loin de toi. Quand bien même il ne s'agit que d'une pièce ou d'un couloir. Que d'un mètre qui nous sépare. Je ne peux plus. Tu entends ? Je ne le veux plus. Parce que je suis en train de mourir. Je ne suis peut-être pas une lycan, je ne suis peut-être pas comme vous, mais j'ai besoin que tu me touches. J'ai besoin de te sentir.

J'agrippai son haut. Je tirai dessus.

— J'ai besoin de t'aimer. Et que tu m'aimes en retour. Alors s'il te plaît, s'il te plaît... touche-moi.

Touche-moi.

Aime-moi.

Sauve-moi.

S'il te plaît. S'il te plaît.

Sa poitrine se souleva. Sous mes doigts. Une profonde, très profonde inspiration.

Un abandon.

Un lâcher-prise.

Total.

Et irrémédiable.

Alors, ses doigts glissèrent dans mes cheveux et il tira dessus, pour me forcer à courber la nuque. À ployer sous sa prise.

— Je t'ai attendu toute ma vie, Noko. Toute ma vie.

Son souffle sur ma bouche. Sa prise.

Qui comblait tout.

— Je n'attendrais pas une seule seconde de plus.

Il m'embrassa. Ce fut dur. Ce fut possessif et dangereux.

Sa poigne dans mes cheveux. Son contrôle total et implacable.

Sa langue. Son emprise.

Dans le ciel, l'orage explosa. Il illumina le monde au-dessus de nous.

Et nous entoura d'un halo de lumière. Il enveloppa deux âmes qui avaient passées des siècles à se chercher.

Mais qui ne s'étaient jamais vraiment trouvée.

Jusqu'à aujourd'hui. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top