6 | Arzhel
Elle ne dormait pas. C'était la seule chose que Shady m'avait avoué à la suite de la dernière crise de Nokomis. Quand je disais crise, je ne voyais pas tant un esprit brisé, que des émotions instables. Elle pataugeait littéralement dans les souvenirs que nous lui délivrions. Des souvenirs qui n'étaient les siens, mais les nôtres.
Des souvenirs qu'on voulait d'une certaine façon implanter dans son esprit pour qu'elle rattrape son retard. Pour qu'elle nous rattrape nous. Mais ça ne fonctionnait pas de cette façon. Elle devait reprendre pied. Et réapprendre à nager ne prenait pas deux jours. Ça s'étendait sur des semaines, voire des mois. Et nous ne pouvions pas forcer les évènements. Et surtout pas bousculer la psyché déjà fragile de la Princesse.
Je décidai d'aller enfin me coucher pour grappiller quelques heures de sommeil. Je devais me les accorder, sinon, je restais dans le poste de contrôle à surveiller la prise en charge de tout un peuple qui venait se greffer aux nôtres. Sans préavis. Sans règles précises. Avec des dissidences énormes à l'intérieur même de leur noyau.
Je défis la serviette de mes hanches et sentis le léger vent courir sur ma peau nue. J'essorai mes cheveux et m'installai sur le lit. Mes yeux, grands ouverts, restaient fixés sur le plafond. Je me forçai à les fermer et tirai le drap sur mes hanches.
Je réussis à m'endormir d'un sommeil très léger, une simple technique de méditation qui me permettait de récupérer de longues nuits blanches.
Zh...
Je sentis mon lycan frémir.
Zhel.
J'ouvris un œil sur ma chambre sombre. Personne. Je me levai et enfilai un pantalon en lin très léger. Je pensais toujours que ma position empêcherait certaines personnes de venir se camper dans ma tête pour me rappeler que nous étions une seule et même entité autour d'Aslander.
Je me grattai le torse et repoussai mes cheveux détachés. J'ouvris la porte de mes quartiers et penchai ma tête. Je n'y trouvais personne. Je soupirai et me mis à marcher avec pour direction mon seul instinct.
Je me retrouvai devant l'entrée de la roseraie. Raad à quelques mètres de moi, son visage soucieux, et ses doigts qui pianotaient sur son bras. Shady et Rivqa parlaient avec Nokomis dans le jardin. J'entendais leur voix.
Raad pivota lentement pour me voir et sa tête me fit signe que non. Encore une nuit où la Princesse ne voulait pas dormir.
Ne pouvait pas.
Un petit être vint s'appuyer contre ma cuisse. Je caressai les cheveux d'Imriel et tentai de la rassurer, mais rien ne le ferait. Si Nokomis ne dormait pas à un moment, il faudrait la forcer. Où la plonger dans un sommeil réparateur. Car sinon, elle se détériorerait. Et nous ne pourrions rien y faire.
— Les Earhjas pourraient concocter une... potion ou une huile pour l'endormir non ? grogna la voix d'Achilles.
Je me penchai et l'aperçus contre une des colonnes de pierre qui entouraient le jardin. Je me fis la réflexion qu'Ansara commençait à gérer son alchimie et qu'elle présentait de nombreuses facilités depuis longtemps aperçues. Tamsyn en était très fière. Bryn, sa mentor, se trouvait dans les mêmes quartiers des Earhjas. Peut-être que je lui paierais une visite dans la journée.
— Les cauchemars seraient bien pires, souffla Lothar.
Il venait d'arriver à mes côtés.
— Car elle ne pourrait plus en sortir naturellement, acquiesçai-je. Forcer une personne à dormir, c'est le plonger dans un monde qu'il ne contrôle pas. Un esprit traumatisé ne supporterait pas un tel voyage.
— Je peux lui fournir le rêve dont elle a besoin, murmura Ler, caché par l'ombre de la nuit.
Nous pivotâmes vers lui. Je secouai la tête. Il y avait forcément un autre moyen. Le rêve de Ler ne lui permettrait pas de se reposer dans des termes physiques propres au corps humain qui récupérait ses capacités grâce au sommeil.
Je me penchai pour récupérer Imriel dans mes bras. Elle posa sa tête sur mon épaule.
— Il faut trouver un moyen pour l'aider, soufflai-je. Elle est notre Princesse.
Tous, ils hochèrent la tête.
Je m'approchai du petit groupe. Nokomis releva ses yeux sur ma personne et sa fille. Je vis son menton trembler un peu, mais elle se refusa à craquer et reposa son regard sur Shady. Cette dernière se redressa quand elle m'aperçut. Rivqa ne me regarda pas et je la soupçonnais de m'avoir appelé.
Je tendis ma main à Nokomis qui la regardait une seconde avant de se jeter dessus pour se presser contre mon flanc, sa tête contre la joue de sa fille.
— Allez vous reposer, annonçai-je à tout le monde. Nous avons beaucoup de travail au matin.
Je forçai Nokomis à pivoter pour avancer vers la sortie du jardin. Toujours Imriel dans un bras, ma main dans celle de Nokomis pour l'autre, je me dirigeai vers mes quartiers. Je poussai la princesse à ouvrir la porte et elle y entra pour refermer dans notre dos. Je la forçai à grimper sur mon lit. Elle retira ses petites chaussures pour s'étendre lentement et tirer mon oreille sous sa joue. Je déposai Imriel au milieu de nous deux et m'allongeai à mon tour.
— Je ne peux pas dormir, souffla la Princesse.
— Je veillerai sur toi le temps que tu te reposes, rétorquai-je. Ferme au moins tes yeux. Essaye une séance avec moi.
— Méditer ? Maintenant ?
Imriel roula entre nous pour me présenter son dos et attraper les deux mains de sa mère entre les siennes.
— Ça aide beaucoup, expliqua-t-elle à sa mère.
— Tu sais méditer ? sourit Nokomis.
Imriel hocha la tête.
— Tu peux compter, Imriel, l'invitai-je. Ta mère connait déjà le déroulé d'une séance.
Nokomis me jeta un coup d'œil qui voulait tout dire. Pour certaines raisons, j'avais poussé Nokomis à faire de la méditation à une époque. Une époque si lointaine qu'elle me paraissait presque inexistante maintenant. Si floue par moment. Comme si tout ce que nous avions déjà vécu n'avait existé que pour les deux personnes que nous avions été. Et non celles que nous étions maintenant.
Nokomis suivit la voix de sa fille pour rentrer en méditation. Elles finirent presque nez contre nez, des sourires aux lèvres. A un moment, je crus que Nokomis s'était enfin endormie, mais elle rouvrit ses yeux pour me dévisager. Elle tendit sa main libre et la posa sur mon épaule nue.
— Tu retrouveras la paix, murmurai-je.
— C'est une promesse ? souffla-t-elle.
Je glissai ma main sur ses cheveux et ses paupières se fermèrent. Je ne dis rien de plus et laissai l'énergie de mon lycan rouler sur les deux personnes dans mon lit. Je ne dormis pas et même Nokomis grappilla quelques moments de somnolence, elle ne sombra pas dans un profond sommeil réparateur. Elle et Imriel disparurent à l'aube pour aller manger quelque chose et se doucher.
Je filai directement au poste de contrôle, sans passer par la salle commune. J'acceptai la tasse de café qu'Andrea me tendit et me plaçai devant les nombreux écrans de télévisions. Je regardai les rapports que j'avais reçus la veille et fus consterné par les demandes qui ne cessaient d'augmenter.
Je n'allais pas avoir des ressources infinies pour tout ça et je me posais la question des différentes denrées que nous pourrions peut-être demander à nos voisins comme la Nouvelle-Zélande ou l'Indonésie.
Après tout, nous leur avions apporté notre aide durant les deux derniers typhons qui les avaient touchés.
— A-t-elle dormi ? grommela la voix de Lothar dans mon dos.
Je pivotai vers lui. Il avait des cernes énormes et semblait ronchon. Il portait un jogging gris avec un haut de sport. Peut-être avait-il tenté de dormir avec du sport.
— Non. Pas vraiment. Et si elle ne dort pas bientôt, nous aurions un autre problème sur les bras que sa psyché au bord de la rupture.
— C'est-à-dire ? soupira Lothar.
Il me piqua ma tasse de café et but sans me demander mon avis. Vaurien.
— Un Seeker qui dort est stable, admis-je avec une grimace. Un Seeker qui ne dort pas et réfléchit trop est instable.
— Une Princesse Seeker ferait des dégâts c'est ça ?
— Elle n'a rien dit à propos de son pouvoir, mais il grignote ma peau parfois quand elle évite le regard de quelqu'un.
— Ce qui prouve quoi ? Qu'elle l'utilise ?
— Qu'elle le retient difficilement, lui expliquai-je. Je ne veux pas qu'on en arrive à devoir lui interdire de voir des personnes qu'elle pourrait blesser involontairement.
— Tu crois qu'on en arriverait là ? souffla Lothar.
— Je ne crois rien du tout, rétorquai-je, un peu véhément. Je veux qu'elle dorme. Un humain lambda ne tient pas des jours et des semaines sans dormir. Il devient fou, à un moment. Alors, trouvons un moyen de la faire dormir.
— Je connais un bon moyen de faire ronfler mon Roi, souffla la voix d'Ashelia dans mon oreille. Mais je ne pense pas que tu sois prêt à utiliser ça sur Nokomis.
L'image du corps nu de la Princesse se fraya un chemin dans mon esprit. Mon lycan roula dans mon corps. Je grognai et Ashelia recula avec un rire. Lothar la taquina un peu avant de la faire sortir. Je remuai mes épaules.
— Comment se porte ton lycan, Conseiller ?
— Aussi bien que les premières années, maugréai-je.
Lothar avait été présent des hauts et bas de mon lycan quand nous avions compris qui était Nokomis. Et surtout la raison pour laquelle nous ne serions jamais ensemble. La méditation faisait partie des moyens à court terme pour le calmer. Le reste n'était que la maîtrise brute construite autour d'années et d'années de contrôle.
— Il va falloir en parler avec Aslander. Qu'il t'aide.
— Non. Nous avons trop de choses à penser pour s'occuper de ça, grognai-je. D'ailleurs, nous avons une réunion à 14h avec tous les Konings pour un état d'avancement dans la mise en place de leur plan de secours. Pas un mot tant que Thatcher n'a pas craché son morceau. Sinon, il serait capable de me la mettre à l'envers.
Lothar leva les yeux au ciel. Je le congédiai avant de retourner aux différents papiers qui me permettraient de dégager des fonds afin d'aider les Konings à s'en sortir du côté financier. Je ne pouvais pas les laisser s'endetter de toute façon. Ce qu'il y avait de bien avec nos âges, c'était que nous n'étions pas sans ressources, mais je ne devais pas déplacer de l'argent pour y laisser un trou.
Je passai au moins les trois heures suivantes à chercher du budget et fus satisfait des mouvements, assez pour prévenir les analystes en bourse. Ils acceptèrent rapidement mes investissements et lancèrent les achats. Je dus faire un crochet par l'équipe des opérations pour me rendre compte que les provisions de médicaments et d'autres éléments de secours n'arrivaient pas jusque chez Thatcher.
Encore.
Encore ses merdes.
Je ne le supportai plus.
La réunion démarra à l'heure et tout le monde fut présent dès le début, ce qui fut aussi surprenant qu'intéressant. Je regardai Aslander qui faisait les cent pas. De lui-même, il demanda à tout le monde un rapport précis sur les différentes actions menées sur le terrain pour aider les Seekers. Quand vint le tour de Thatcher, ce dernier lâcha un bon vieux RAS.
Aslander se figea et me jeta un coup d'œil. Je restai froid, distant et calculateur. Je m'approchai des écrans et posai mon regard sur Thatcher.
— Tu peux élaborer ton propos ? sifflai-je.
— Des camps de secours ont été ouverts et sont maintenus ouverts. Rien d'autre à signaler, répéta-t-il d'un ton moqueur.
— Pourquoi les médicaments ne sont-ils pas acheminés jusqu'à ces camps ?
— Nous n'avons rien reçu de votre part, Conseiller, cracha Thatcher.
— Qui aurait pu arrêter à la frontière des camions entiers de ravitaillement ? crachai-je.
— Je n'y crois pas, ricana Lothar.
— Nous attentions vos ordres et rien n'est venu, remarqua Thatcher. Je n'ai pas de moyens illimités et ces personnes qui travaillent dans les camps de secours doivent être payées.
— Nous vous faisons un virement quotidien depuis l'arrivée des Seekers, grondai-je. Où va l'argent que nous te donnons, Koning ?
— Là où il doit, rétorqua l'idiot en face de moi.
— Dois-je débarquer chez toi pour te rappeler sous les ordres de qui tu es ? maugréai-je une main sur mon front.
— Ce n'est pas nécessaire, Conseiller. Vraiment. Je sais que vous êtes très occupés.
Se payait-il ma tête ? J'en avais vraiment l'impression et tout cela commençait à sérieusement m'agacer.
— Remplit tes devoirs, Thatcher. Ou je me ferais un plaisir personnel de venir te rappeler qui tu dois servir aujourd'hui. Je veux tes rapports au plus tard ce soir. Sinon, je débarque chez toi et que je prends les relais des opérations. Et de ton poste !
Je plaquai ma main sur le bouton pour arrêter la conférence. Je sentais mon lycan ramper sur mes muscles, prêt à mordre, prêt à prendre le contrôle. Je pris une profonde inspiration.
— Arzhel ? souffla Aslander.
Je levai une main pour tenter de reprendre mon calme par moi-même. Je ne pouvais pas commencer à craquer maintenant. Tout reposait sur mon contrôle.
Sur ma maîtrise à rester calme.
À garder mon lycan dans de bonnes conditions.
Je posai mon regard sur Aslander et pointai les écrans du doigt.
— Je m'en fous de savoir comment, ni de savoir quand, mais crois-moi, c'est fini pour lui. Que tu le veuilles ou non, il doit être destitué de son poste. Et quelqu'un doit prendre sa place.
— Nous n'avons personne de prêt pour prendre la relève. C'est trop tôt, souffla Aslander.
— Je m'en contrefous. S'il ne s'exécute pas d'ici ce soir, je débarque là-bas et je prends la suite.
Je secouai la tête.
— Des Seekers en nombre ne trouvent pas l'aide attendue que nous pouvons leur offrir, Ani. Je me dois d'intervenir.
— Avant tout, mon frère, j'ai besoin que tu respires.
— Ta sœur ne va pas bien, soufflai-je.
— Est-ce là l'unique problème, Zhel ? murmura Ani.
Je clignai des yeux avant de me détourner. Je posai mes mains à plat sur mon bureau.
— Je ne peux rien faire de plus, soufflai-je.
— Bien sûr que si. Mais tu t'en empêches encore pour une raison que j'ignore. Je ne peux pas la perdre une seconde fois, et je ne peux pas te perdre toi, Arzhel. Alors, accepte sa présence et accepte ce qu'elle est pour toi.
Je sortis du bureau sans un mot de plus, car je ne supportais plus cette situation.
Tout était hors de contrôle.
SI je ne reprenais pas la main sur mon lycan, très bientôt, il faudrait que je m'attache ou que je m'enferme. Je l'avais déjà fait, mais ce n'était pas très productif en termes de relations entre lui et moi.
Je me retrouvai dans le quartier des enfants esprits.
Je me surprenais souvent à atterrir ici.
Et à me demander comment ils pouvaient autant profiter de la vie.
Je me savais condamner à cause de Nokomis.
Du fait que je ne l'acceptais pas.
Mais au-delà de tout ça, si je l'avais acceptée, serait-elle partie quand même ? Aurait-elle plongé dans le Sommeil ?
Piers, un des Tricksters, me vit et agita sa main. Je lui rendis son sourire, mais restai en retrait.
Avais-je poussé Nokomis à accepter de plonger dans ce Sommeil ? S'était-elle perdue à cause de moi ?
Si j'avais pris la place qui me revenait à ses côtés, serait-elle restée avec moi ?
Je n'en savais rien.
Et le doute ne cessait de me ronger les entrailles.
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