5.1 | Nokomis

— Pourquoi ? demandai-je.

Achilles parut gêné. Il se frotta la joue d'un doigt et jeta un coup d'œil à Evy, toujours à mes pieds. Voilà une chose qui n'avait pas changé.

— C'est compliqué, répondit Achilles.

Je fronçai les sourcils, parce que je ne comprenais pas et qu'Achilles ne semblait pas décider à éclaircir quoi que ce soit.

— Moi, qui Dort pendant des siècles et qui se réveille pour voir que le monde est différent, c'est compliqué, Achilles, mais Evy qui ne peut pas se déplacer avec moi chez nous, dans le Deity ? Non, ça ne l'est pas.

Et pourtant, au vu de son expression, ça l'était plus que je ne pouvais l'imaginer. Pourquoi ? Je jetai un coup d'œil à la lycan qui semblait ne pas juger notre conversation très intéressante. Je voulais lui parler, je voulais qu'elle Change, mais elle ne semblait pas disposée à le faire. Pourquoi ?

Je soupirai et me frottai les tempes.

— Tu as encore mal à la tête ? m'interrogea Achilles.

Je lui jetai un regard glacial.

— Je n'ai pas envie de te répondre.

Son sourire éclaira son regard et changea la perception de sa personne. Il irradiait. D'amour et de respect.

— Que le reste du monde ait changé est une chose, soufflai-je. Mais ma Garde ?

Un éclat de souffrance vint fissurer sa candeur soudaine. Il se rembrunit et cette fois, se frotta la nuque du plat de la main.

— Je suis désolé, répondit-il. Seulement il y a des choses... beaucoup de choses que tu dois savoir et je ne pense pas être... le mieux placé pour t'en parler.

— Je veux juste savoir pourquoi Evy doit rester dans mes appartements alors qu'avant, je ne me déplaçais jamais sans elle.

Avant.

J'en revenais toujours à ce point. Chaque pensée, chaque geste, cette pièce. Je déglutis. Rien n'avait changé. Ni mon lit, ni mes livres et encore moins mes affaires personnelles. Pourtant, je me sentais comme une étrangère. Incapable de dormir, incapable d'arrêter de penser.

Parce que Rivqa.

Parce que mon retour.

Et maintenant, l'obligation d'Evy de rester ici, sans bouger.

La marque sur mon poignet me chauffa et l'instant d'après, Shady apparaissait, magnifique dans une tenue sobre. Rien qui ne montrait son rang, qui ne faisait penser qu'elle était lycan de l'Empereur.

— Evy ne peut pas te suivre parce que ton frère ne le veut pas, dit-elle, très simplement.

Ani ? Mais...

L'animal à mes pieds expira bruyamment, agacé. Shady se planta devant moi.

— Tout le monde t'attend. Tu vas devoir laisser Evy ici pour le moment, juste le temps pour nous de tout te raconter sur ces derniers siècles. D'accord ?

— Où sont les autres ? soufflai-je.

— Pas loin, répondit Raad, qui arriva à son tour.

Il arborait les mêmes vêtements que Shady, mais taillés pour ses muscles et sa carrure. Il posa sa main sur l'épaule de Shady et cette dernière y frotta sa joue.

Comment un simple geste pouvait-il me renvoyer à la figure tout ce que j'ignorais ? Je n'arrivais pas encore à composer avec cette réalité. Mon absence, tout ce qui n'était plus ou ce qui avait changé. Je me sentais comme une étrangère avec les miens. Et cette impression ne me quittait pas. Alors je l'étouffai, je l'étouffai jusqu'au moment où ça éclaterait.

— Nous y allons ?

Raad m'offrit son bras et je jetai un dernier coup d'œil à la lycan, qui tournait le dos à tout le monde. Je pinçai mes lèvres et acceptai que Raad soit mon guide. Nous quittâmes ma chambre pour traverser toute cette aile du Deity et rejoindre ce fameux « tout le monde ».

— Comment est Siobhane ? demandai-je, très doucement.

Raad eut un sourire très doux, presque tendre.

— Elle est Mage, m'apprit-il. Celle-Qui-Hurle.

— C'est une femme très gentille, ajouta Shady. Et elle aime Aslander comme personne d'autre n'aurait pu le faire.

Anchor.

Bien sûr. Mon frère avait trouvé son autre partie d'âme durant mon absence. Et une Mage qui plus est. Tout comme je n'étais point l'Anchor lycan d'Arzhel, il en allait de même pour Siobhane. Quand bien même elle était notre Guide à tous, puisque Celle-Qui-Hurle. Même sans lycan en elle, elle restait bien plus proche d'eux que je ne le serais jamais. Une autre réalité qui me fouailla les entrailles et me donna envie de retourner auprès d'Evy. J'ignorais si j'étais prête à entendre tout ce qu'on avait à me dire. Si j'étais prête à accepter que j'avais Dormi des siècles durant, pendant que le monde continuait de tourner et le temps, d'avancer.

— Où est Arthur ?

— Avec Yvain et Merlin.

— Est-ce que... je peux le voir ?

Raad et Shady se jetèrent un coup d'œil qui ne dura qu'une fraction de seconde.

— Si tu veux, souffla Raad. Mais il ne s'est pas encore réveillé.

Oui, je le savais. Sinon, comment aurait-il pu me parler par moment ? Mais ça, je le gardais pour moi. Pas par manque de confiance, mais parce que c'était à moi.

— Et Merlin ? Où était-elle pendant...

Trop de questions. Trop de pensées parasites qui allaient et venaient en tout sens. Mon univers tournoyait à toute vitesse et je ne parvenais pas à le saisir au vol.

— Cachée. Et puis après des événements... compliqués, elle est revenue.

— Des événements compliqués ?

Shady hocha la tête.

— Allons voir Arthur et après, tu auras tes réponses.

Je pinçai mes lèvres et nous descendîmes une flopée de marches pour atterrir dans une partie souterraine du Deity. Là où se trouvaient les Bassins de Gloire. Plus bas encore se trouvaient d'autres secrets.

Les portes s'ouvrirent et je ressentis la présence d'Arthur comme jamais auparavant. Je lâchai le bras de Raad et m'avançai pour voir apparaître le corps du Roi, immergé dans l'eau, les traits paisibles et l'expression apaisée.

Je ne vis pas tout de suite Merlin, parce que trop concentrée que celui grâce à qui le Sommeil avait été possible. Son corps, notre Prison. Mais maintenant que nous étions tous réveillés, pourquoi pas lui ?

— Il se réveillera, souffla Merlin.

— Je sais, répondis-je. Est-ce que... est-ce que tu l'entends, toi aussi ?

Merlin était une femme qui avait traversé les âges, les époques et les dynasties. Jusqu'à Arthur Pendragon.

— Un écho lointain, m'apprit-elle.

— Il me parle, dis-je. Quand... quand je me perds, à l'intérieur.

J'ignorais pourquoi je lui disais ça, à elle. Pour son honnêteté avant le Sommeil ?

— Tu seras la première prévenue lorsqu'il ouvrira les yeux.

— Merci.

Je regardai le visage d'Arthur. Et tentai de l'invoquer par la pensée. Je voulais qu'il se réveille. Car lui aussi avait bien assez payé sa dette. J'offris un sourire à Merlin et retournai vers les deux membres de ma Garde.

Ils ne m'amenèrent pas dans la salle du trône, mais dans une pièce avec une immense table et de nombreuses assises tout autour. Je reconnus bien des visages. Gann. Naata, devenue Koning quant à mon époque, elle n'était encore qu'une guerrière hors pair parmi toutes les autres.

Trop de visages, de présence, mais personne qui ne m'était inconnue. Ani avait choisi avec soin, pour que je ne perde pas un peu plus pied. Il fut d'ailleurs le premier à s'avancer avec Lothar.

— Tu as vu Arthur ? m'interrogea le second.

Il attrapa mes mains entre les siennes quand Ani caressa ma joue du bout de son doigt. Croyait-il rêver ? Moi, j'évoluai dans un rêve cauchemardesque.

— Oui. Un instant.

Le Koning sourit tendrement et ses yeux brillèrent de son lycan. Un animal possessif et territorial. Qui vint frotter son nez contre ma joue, comme pour me marquer de son odeur.

— Viens, me souffla Ani, il faut que je présente quelqu'un.

Siobhane.

Il attrapa ma main et me tira à sa suite. L'Impératrice se tenait un peu plus loin et discutait avec Gann qui s'écarta sans un mot, mais je sentis la puissance de son lycan autour de moi. Je me retrouvai face à l'Impératrice et je la trouvai magnifique. D'une beauté puissante, éblouissante. Une beauté différente de celle de Kyrianna Val'endyr.

— Princesse Nokomis, c'est un honneur de vous rencontrer enfin.

Sa voix, douce et chaude, posa comme un voile sur mon âme. Je frissonnai et inclinai la tête. Je n'avais jamais su bien me comporter avec Kyrianna, alors je craignais de faire un faux pas. Plus jamais je ne voulais craindre une femme pour ce qu'elle pourrait me faire.

— Impératrice, soufflai-je.

Elle saisit mes doigts entre les siens et tout mon corps se tendit. Dans l'expectative d'un geste, d'une parole, d'un murmure.

— Siobhane est mon Anchor et mon épouse. Nous nous sommes mariés il y a quelques années maintenant.

Je souris à mon frère. Et jetai un coup d'œil à son Anchor, pas assez pour accrocher son regard.

Je ne me faisais pas confiance. Pas assez, en tout cas.

— Essayons de nous voir plus tard, d'accord ? me souffla Siobhane et je ne lus aucune malveillance en elle, juste de l'intérêt et de l'amour pour mon frère.

On me poussa à m'installer et je cherchais Arzhel du regard, sans parvenir à le trouver. La pièce regorgeait de monde et tous coulaient quelques œillades curieuses dans ma direction, sans pour autant s'approcher. Pour que j'ai le temps de me réapproprier les lieux, l'espace et le temps surtout. Je me sentais comme à la dérive et je devais me raccrocher à tout pour ne pas sombrer et couler à pic. Je craignais de prendre conscience que tout ceci n'était qu'un rêve. Qu'une sorte de sommeil dans le Sommeil. Et cette idée me terrifiait.

Rivqa en vie.

Mes enfants.

Arzhel.

Ani et tous les autres.

Tout le monde prit place et alors, au-dessus de la table, une carte apparut. Si je levais le bras pour la toucher, ma main aurait traversé, aussi simplement que ça. Je vis l'Australie, telle qu'elle était maintenant, avec ses villes, ses routes, les gens qui y vivaient.

Soudain, la voix d'Arzhel s'éleva, mais je ne le vis pas, parce que la pièce était plongée dans l'obscurité et que la seule source de lumière, qui provenait de la carte, restait sporadique. On me montra les Fiefs, différent de ceux que je connaissais jusque-là. On me montra tous les changements importants pour moi et on me souffla le temps passé.

La pierre tomba dans mon estomac et je fermai les yeux, si fatiguée.

Le vingt-et-unième siècle avait amorcé des changements radicaux. Et si l'Australie était un exemple en termes de climat et de préservation de la planète, il n'en était pas de même partout ailleurs. Le monde souffrait et les humains s'en rendaient peu à peu compte. Nous avions de l'avance en tout et bien que nous ne soyons pas un immense pays, nous étions devenus des maîtres en matière de progrès, loin devant la Chine. On me parla des différents pays, on me parla de changements incroyables et du poids des lycans dans notre pays. J'écoutai. J'écoutai et j'emmagasinai toutes ces informations, sans trop savoir ce que j'en ferais.

Les enfants-esprits. Les Earhjas, les Terras, la politique. Les humains.

Des sujets plus personnels furent évoqués. Warren Archeon avait une fille, une jeune Earhja aux pouvoirs exponentiels. Elle se trouvait au Deity.

On n'évoqua pas les Seekers, mais un ennemi qui semblait avoir aidé à ouvrir notre Prison.

Ils disaient Cartaphilus, mais lorsque la véritable identité de cet être tomba, la douleur fut trop forte et j'eus l'impression qu'on sciait mon crâne en deux.

Evekelis.

Je me souvenais d'un dessin, dans ma chambre. S'y trouvait-il encore ?

Aslander n'était pas mon seul frère.

— Nokomis ?

Une main sur mon bras. La salle était vide. Depuis combien de temps avais-je perdu le fil ? Je clignai des yeux.

Il ne restait plus qu'Ani, Siobhane, Lothar, Arzhel et mes Guards ; Raad et Shady.

— Tout va bien ? m'interrogea Ani.

Arzhel se trouvait dans mon champ de vision et il me fixait, la mâchoire crispée. Je voulais le toucher et qu'il me touche en retour. Mais il n'en ferait rien.

Une autre chose qui n'avait pas changé.

— Pourquoi tu ne voulais pas qu'Evy m'accompagne ? soufflai-je.

Cette question ne me quittait pas. Pourquoi ? Je l'ignorai. Une sorte d'idée fixe dont je n'arrivais pas à me défaire.

Une ombre dans le regard de l'Empereur.

— Je l'ai répudiée, m'apprit-il et ma bouche s'ouvrit.

Elle ne pouvait plus se lier. À aucun lycan de l'Empereur. Du moins, tant qu'il ne s'agissait pas de son Anchor, parce que même l'Empereur tout puissant n'avait aucun impact sur cette force, cette magie millénaire.

— M... mais p... pourquoi ?

Je fouillai le regard de mon frère, sans rien trouver. Mon pouvoir m'appelait, il quémandait de la nourriture.

— Elle n'a pas supporté que tu ne sois plus là. Alors elle a... presque réussi à me tuer en représailles. Jusqu'ici, elle vivait dans la forêt de Warren et n'avait plus le droit de mettre un pied au Deity.

Presque réussi ? Je déglutis.

— Elle a aidé Evekelis et Kairos à ouvrir la Prison. Et je ne sais pas si je suis en colère après elle, ou si je lui dois une faveur pour t'avoir ramenée à nous.

Kairos. Je me souvenais bien de lui. De son emprise sur père. De son poison. De son regard.

— Elle fait partie de ma Garde, soufflai-je. J'ai besoin d'elle.

J'avais toujours eu besoin d'Evy.

— Elle a trouvé son Anchor, m'apprit Lothar.

Je baissai la tête.

J'avais toujours eu besoin de ma Garde, mais maintenant... maintenant, avaient-ils besoin de moi ?

Shady et Raad.

Evy et son Anchor.

Achilles et son travail dans une drôle de brigade.

Mera dans le Fief de Warren.

Amset...

— Je sais ce que représente Evy pour toi, murmura Ani. Laisse-moi du temps.

Du temps ? Il m'avait abandonnée. Laissée sur le bas-côté et jamais, jamais je ne parviendrais à le rattraper.

* * *

L'eau était glacée. Mes genoux ramenés contre moi, menton posé dessus, j'observai le mouvement régulier des vagues.

J'avais fait une crise de panique. Incontrôlée, insensée.

Des cris. Des pleurs. Jusqu'à ce que tout devienne silencieux et qu'on m'amène ici. Jusqu'à l'océan. Dans mon dos, je sentais le poids de ma Garde, tous là, tous veillant sur moi.

Je ne savais rien d'eux.

Je ne savais plus rien d'eux.

Et cette constatation me faisait bien plus mal que je n'aurais pu l'avouer. Alors je me taisais et j'écoutais le bruit des vagues.

J'avais froid, mais je ne voulais pas bouger.

Trop de choses dans ma tête, trop de douleur dans mon cœur.

J'attendais la voix d'Arthur, mais ne l'entendais pas. J'essuyai les larmes sur mes joues. Des pas me parvinrent.

— Princesse.

La voix d'Arzhel me sortit de ma léthargie. Je ne bougeai pas. Ne me relevai pas pour me tourner vers lui.

— Vous allez tomber malade. Princesse.

— Arrête, murmurai-je. Arrête de m'appeler comme ça.

Lui, lui plus que quiconque...

— Je suis en train de couler.

Ma voix ne fut qu'un souffle, emportée par le bruit.

— Non. Vous êtes simplement à la dérive, Prin...

Je secouai la tête. Je la secouai, comme pour chasser ses paroles, pour les effacer.

Les annuler.

— Noko. S'il te plaît.

Mon cœur s'effrita sous le coup de ces simples paroles. J'enroulai mes bras autour de mes jambes.

— Tout me semble étranger. Je ne reconnais plus rien ni personne. Je suis devenue une étrangère.

Et ça me terrifiait. J'étais clouée au sol, incapable de voler.

Ses pas dans l'eau. Sa main sur mon épaule. Qu'il serra.

— Non, tu ne l'es pas. Et si tu regardais correctement, tu verrais que nous n'avons pas tant changé que cela.

Je reniflai et relevai mon visage vers le sien.

Il me regardait. Comme il le faisait depuis toujours.

Avec cette dévotion, cette mise à nu.

— Tu m'empêcheras de couler ?

Il laissa sa main venir caresser ma joue. Tout mon souffle m'échappa.

— Je coulerai avec toi si je n'y parviens pas.

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