4 | Nokomis
Je sentais la main d'Evy. Qui s'accrochait à mes doigts, qui serrait si fort que ça aurait pu me faire mal. Son odeur. La texture de ses cheveux.
Son souffle. Tout chez elle me faisait du bien, comme Amset, à mes pieds, son bras enroulé autour de ma jambe. Lui aussi se cramponnait. Il ne me lâcherait pas. Aucun des deux. Tant que nous ne serions pas arrivés.
Raad, Shady, Achilles et Mera n'étaient pas dans la même voiture que nous. Un monstre de métal qui roulait vite, mais sans un bruit. Et par la fenêtre, j'observai le paysage et ce monde différent quand moi, j'apparaissais inchangée. Des arbres. Des maisons. En continu. Encore et encore. Je savais qu'on m'avait dit où nous nous rendions, mais ma perception de mon environnement direct me prenait toute mon énergie, encore plus mon attention.
Ma Garde avec toi, je retrouvai un axe que je connaissais. Que je n'appréhendais qu'à moitié, parce que je ne connaissais plus ce monde ni le peuple qui le composait.
Humain. Lycan.
Et jusqu'à présent, plus de Seekers.
Je me tendis en avant pour mieux apercevoir l'extérieur et Amset gémit. Il frotta sa joue à mon mollet. Evy caressa ma peau du bout de son nez. Une caresse.
— Tu es partie trop longtemps.
Sa voix, éraillée, témoignait d'une seule réalité ; il ne s'agissait que d'une bête. Plus d'humaine, juste l'animal. Sous sa peau, à l'intérieur. Qui luttait pour son humanité animale.
J'aurais pu lui demander combien, mais cette réponse, j'étais sûre de ne pas vouloir la connaître. Chaque sacrifice coûtait.
Il entraînait des conséquences. Irrémédiables.
— Comment est le monde ? demandai-je.
Amset se redressa. Lui aussi, il ne restait rien d'humain en lui. Je me souvenais la première fois qu'Evy me l'avait amené. Cette petite chose dont personne ne voulait. Pas même un Empereur. Et ça m'avait fait terriblement mal. Il méritait de vivre. Il méritait d'exister. Alors je l'avais pris à mes côtés.
Et il était devenu mien, même si je n'étais pas lycan.
Parce que la seule chose que j'avais désirée plus que tout au monde m'avait été refusée.
— Différent, gronda Amset. Plus triste sans toi. Plus terne. Trop longtemps. Trop longtemps.
Je glissai mes mains sur ses joues. Et plongeai mon regard dans le sien, sans craindre de le voler. Parce que je connaissais déjà tout.
— Tu ne vas pas disparaître ?
— Non, dit Evy. Plus jamais. Sinon je le tuerais cette fois.
Je ne lui demandai pas de quoi elle parlait, ou plutôt de qui. Le décor changea. Une ville. De l'eau.
L'océan ?
Mon corps en entier se tendit vers lui. Il m'appelait. Et je pensais à Arthur.
Arthur. Arthur.
Où était-il depuis l'ouverture de la Prison ?
Je ne demandais pas. Parce que je n'étais pas prête. À tout savoir. À tout comprendre. J'étais Réveillée.
Réveillée. Et je ne voulais plus jamais Dormir. Plus jamais m'assoupir.
— On arrive.
Je clignai des yeux. Amset s'étira dans cet espace restreint. Je sentis une sorte de soubresaut, un arrêt. La voiture ne roulait plus. Des portières claquèrent. Des pas s'approchèrent. Et mon cœur s'emballa.
— Tu es avec nous, souffla Evy. En sécurité. En sécurité.
Leurs présences m'apaisèrent. La lumière du soleil pénétra dans l'habitacle lorsqu'Achilles ouvrit notre portière.
— Princesse.
Il m'offrit sa main et Evy et Amset ne bougèrent pas. La Garde n'était qu'une seule et même entité. Des armes, des protecteurs, les miens.
Mes doigts contre sa paume. Il me tira légèrement et je fus dehors. Dans une immense cour face à un bâtiment incroyable. Et si j'y prêtais attention, je pouvais entendre le son de l'océan. Et sentir l'embrun. Et ça m'appelait. Encore. Et encore.
— Princesse ?
J'eus comme un vertige. Léger, passager. La prise d'Achilles fut plus forte, plus sûre. Je sentais le poids de ses orbes sur moi, de son attention. Je goûtais la peur qui l'habitait, la même que les autres. La même que la mienne.
Je voulais lui dire de m'appeler Nokomis. Je voulais lui dire que... que...
— Nokomis.
Je me souvenais d'un jeune homme au teint chaud. D'un rire tout doux et de la chaleur de ses paumes.
Je me souvenais de mon jardin et de course-poursuite dans le Deity.
De Rivqa. De Tamsyn.
Et de Lothar.
Il dévala des marches presque en courant, vêtu d'habits étranges, mais sûrement modernes. Les mots coulaient simplement en moi, sans accroc. Avec une facilité déconcertante. Je ne les comprenais pas tous, mais j'apprendrai.
Il m'apparut plus vieux, toujours aussi beau. Et puissant. Cette dernière s'écoulait de lui sans qu'il ne la retienne. Et elle me heurta. D'un coup.
Violente.
Incroyable.
Familière.
Je vis des larmes. Et j'entendis son rire. Avant que mes pieds se soulèvent du sol et que je vole, vole, vole.
Comme lorsque père le faisait. Comme lorsque je n'étais pas plus haute que ça.
— Tu es vivante. Tu es vivante. Putain, tu ES VIVANTE !
Il me serra contre lui, son visage contre mon ventre et lui aussi il me serra très fort.
À m'en couper le souffle.
À m'en broyer les os.
À m'ancrer à la réalité.
Celle où il était là et moi aussi. Celle où je vivais, je respirais.
Mes yeux captèrent deux ombres. Celles de Lothar depuis avant ma naissance et jusqu'après mon Sommeil.
Rasler et Ashelia.
— Quelqu'un t'a fait du mal ?
Pieds au sol, sa prise sur mon visage, mais je ne le regardai pas. Je papillonnai et secouai la tête. Je ne portais plus ma robe.
— Non. Non, personne.
Ses yeux brillaient. De son amour, de son lycan.
De son soulagement.
Et mon monde tanguait. Il tournoyait. Le mien ? Le mien ? Mais je ne savais rien de ce monde.
Je
Ne
Savais
Rien
De
— Nokomis ?
— Je ne...
Le bras de Lothar s'enroula autour de mes hanches et je sentis toute énergie me déserter. S'évaporer. Et l'espace d'un moment, je me sentis comme pendant le Sommeil.
Consciente, mais paralysée.
— Depuis quand n'as-tu pas dormi ? Mangé ?
Mes ongles s'enfoncèrent dans sa chair, à travers son vêtement. Il cilla.
— Pas dormir. S'il te plaît, je ne veux pas... pitié.
Un sacrifice coûtait. Mais bien souvent, le prix réclamé par la magie était bien plus élevé. Bien plus dangereux. Et Dormir autant de siècles entraînait des conséquences.
Lothar me parla. Mais je ne voyais que ses lèvres bouger. Je n'entendais plus les sons. Plus que l'océan.
Le bruit de l'eau.
Un clapotis, quelque part. Par ici, tout près. Ou très loin. Aucun moyen de le savoir
Brusquement, tout devint silencieux et je hurlais.
Je hurlais, parce que je ne voulais pas y retourner.
Plus jamais
Plus jamais
Plus jamais
Pas ce silence
Pas ce silence.
Parfois Arthur. Parfois des murmures. Et à la fin, des cris inhumains.
Et quelque part, les visages avaient fini par s'estomper. Et même mon nom, même mon nom, je l'avais oublié.
Plus de Nokomis.
Plus de Princesse Val'endyr.
Plus rien
Ni
Personne.
Juste le silence assourdissant de millier de consciences maintenu dans un Sommeil magique. Pour des années, des décennies et finalement, des siècles.
« — Est-ce que tu souhaites que je chante une berceuse ?
— Oui, oui, s'il te plaît. De quoi elle parle ?
— De champs de bataille et de guerrières.
— Est-ce que je serais une guerrière, moi aussi ?
— Seulement si tu tues l'Empereur. »
Une présence. Comme un souffle. Très doux. Ténu. Insaisissable. Mais si puissant ! Une main sur ma joue. Une larme sur mes lèvres.
Un murmure.
Une histoire. Celle d'un pays. Celle d'un règne de repentir. Et de pardon.
Un souffle.
Mon prénom. Une litanie.
— Nokomis. Nokomis. Je suis désolé.
Et je
M'en voudrais
Toute
Ma vie, petite sœur.
— Tu ne devrais plus dormir, petite princesse.
J'ouvris les yeux dans une crispation terrible de mon corps et je me figeai, parce qu'elle se tenait là, juste au-dessus de moi.
La Prima.
Yeux violets.
Un immense sourire. Une sorte de... tendresse. Et sa folie.
— Je te vois. Et toi ?
Je respirai à peine.
Un rêve ?
Une réalité parallèle ?
— Tu ne devrais pas te promener n'importe où, petite princesse. Mais ne t'inquiète pas...
Elle caressa ma joue.
— Je saurais te retrouver. Où que tu sois. Parce que moi aussi, je ne Dors plus.
NOKOMIS
L'injonction fut violente. Et j'aurais juré entendre la voix d'Arthur. Avant que tout ne s'estompe et que la Prima ne soit plus rien qu'une simple peur.
Mes doigts agrippèrent le drap en même temps que j'ouvrais les yeux. Il faisait bon dans la pièce et le lit sur lequel je me trouvais me semblait être le plus moelleux de toute mon existence. Si courte comparée au Sommeil.
Je me redressai pour voir une grande chambre avec des rideaux qui flottaient sous l'onde légère du vent. Il y avait peu de meubles et l'espace en lui-même me parut démesuré. Mes cheveux tombaient sur mes épaules et ma poitrine et encore une fois, je ne portais plus les mêmes habits, mais une longue robe d'une blancheur pleine de pureté. Un vêtement si doux, si léger.
Aucun bruit, aucun son. Comme si j'étais seule. Mais derrière le voilage qui donnait sur l'extérieur et sur une nuit profonde, je percevais les contours d'une silhouette, trop large pour être une femme.
Lothar ?
Si lui était en vie, alors les autres aussi, n'est-ce pas ? Et si ma Garde m'avait retrouvée, cela voulait dire qu'on les avait envoyés à moi. Non ?
Alors peut-être que... peut-être que...
Je repoussai le drap en hâte et mes pieds touchèrent un sol tiède. Je me relevai trop vite et faillis tomber en avant, mais je me retins de justesse.
La silhouette se tourna vers la pièce et mon cœur caracola. Mon souffle se bloqua et un son étrange mourut dans ma gorge.
Je fis quelque pas avant de me laisser tomber à genoux, tête baissée.
L'émotion rendit mon élocution laborieuse.
— Majesté.
Et à l'intérieur, je me fissurai.
Parce qu'il était vivant et qu'il se tenait là.
Que pendant mon Sommeil, la lignée Val'endyr avait continué d'exister. Il m'avait survécu. Et les autres aussi.
Tous... les... autres ?
— Tu n'as pas à t'agenouiller devant moi, Nokomis. Ou devant qui que ce soit. Tu es ma sœur. Tu es ma...
Et il se tint devant moi, par terre lui aussi, la voix cassée par l'émotion et son cœur aussi sûrement en miettes que le mien.
— Je voulais te trouver, je voulais rentrer, mais je ne savais pas où j'étais. Je ne savais pas si tu étais encore... si vous étiez tous encore...
Ses mains sur les miennes.
— Je n'aurais pas réussi à rentrer, sanglotai-je. J'ai eu peur. J'ai eu... peur.
Que tout ne soit plus qu'un immense rien.
Qu'un tas de cendres.
Et que tout le monde soit mort.
Il prit mes joues en coupe et voulut me forcer à le regarder, mais je secouai la tête.
— J'ai aspiré... j'ai aspiré tout de cette femme et... et je... je ne...
— S'il te plaît, souffla-t-il.
— Non. Non. Non. Je ne...
— Je ne te crains pas. Tu es ma sœur.
Et un monstre.
Alors je le laissai faire. Je le laissai me relever le menton et lorsqu'il pu voir mon visage, mon bel Aslander pleura. Il pleura comme un enfant. Il pleura, pleura et pleura encore. Et moi aussi.
Parce qu'il était là. Et moi aussi.
Mais la peur finit par l'emporter.
Vicieuse, insidieuse.
— Où... où sont mes enfants ? P... pourquoi... et... A...
Arzhel.
Arzhel.
Arzhel.
— Où est Arzhel ?
Dis-le-moi. Dis-le-moi.
Dis
Le
Moi.
Parce que je ne comprenais pas. Pourquoi lui était ici et pas mes enfants. Pas même mon Anchor.
Se pouvait-il... se pouvait-il qu'ils soient tous les trois... qu'ils soient...
Morts ?
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