15 | Nokomis


— Endormir... tout le monde ?

Mon souffle se coupa. Je regardai Arzhel, les yeux écarquillés. Déjà, mon cœur cognait contre ma poitrine et effaçait tout le reste.

— La guerre est à nos portes, souffla mon Anchor. Ce n'est plus qu'une question de temps et nous ne pouvons pas laisser des innocents mourir.

Comme lors des Raids Sombres.

— Tout le monde ne peut prendre part à ce qui se prépare, Noko. Comment les protéger si ce n'est en endormant tout le monde ?

Je secouai la tête. J'étais à deux doigts de rendre mon repas. Arzhel s'avança vers moi et je le laissai venir. Il prit mes mains entre les siennes.

Il comprenait tout ce qui m'habitait en cet instant. Forcément. L'idée même du sommeil me renvoyait à ma propre expérience, étouffait dans l'œuf toute velléité d'argumentation.

Parce que c'était pour le mieux. Protéger les plus faibles.

Les enfants et tous ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient se battre. Mais encore une fois, un peuple prenait cette décision pour un autre.

— Nous devons éviter les dommages collatéraux. Plus jamais je ne veux voir de cadavres d'enfants. Plus jamais.

Là, dans ses yeux, les souvenirs des Raids Sombres. Une horreur sans nom.

— Il n'y a pas d'autres options ?

— Je l'ignore. Pour le moment, c'est la seule solution que nous ayons.

Endormir des millions d'âmes. Pour leur propre bien.

Pour leur propre bien.

Ce fut seulement lorsqu'Arzhel essuya mes larmes que je me rendis compte que je pleurais. Dans son regard, de la tendresse. Et cet amour sans limites, hormis celles qu'il s'était lui-même imposées pendant si longtemps.

— Personne ne sait ce que c'est que de se retrouver dans un endroit sans son, sans rien. Vide de tout écho.

Un cauchemar.

— Ce ne sera pas la même... prison, Noko. Je te le promets.

Je m'agrippai à ses avant-bras, y plantai mes ongles. Il ne cilla pas.

— Je ne veux plus jamais revivre ça. Ou que les miens le subissent. Sinon... sinon je...

Je ne m'en remettrais jamais.

Il y avait des épreuves qui forgeaient.

D'autres qui tuaient.

— Je sais, mon amour.

— Je ne resterais pas ici pendant que tous dormiront et que vous vous battrez, tu le sais, n'est-ce pas ?

Son lycan, dans ses yeux.

Sa présence, partout, partout.

— J'aimerais te garder à l'écart du monde, souffla l'animal. Te protéger de tous les maux, moi y compris. Parce que tu m'es précieuse au-delà de tout.

Au-delà de tout.

Nos fronts apposés.

Nos souffles mêlés.

— Je t'aime.

— Et je t'aime aussi.

Pour toujours et à jamais.

Cette fois, plus rien ne nous retenait.

Cette fois, plus rien ne nous contraignait.

La salle d'armes était déserte. Il y régnait un calme tout particulier. Un silence salvateur et apaisant. Nombre d'armes de tout genre se trouvaient ici. Des lames, des couteaux, des haches. Pour tous les goûts, pour tous les types de combats.

Mais je ne cherchais qu'une seule et la trouvai sans difficulté.

L'épée d'Edyrm, ici depuis tout ce temps. Je la délogeai et la soupesai.

Elle me parut si... lourde.

— Tu es comme Elijah.

Je sursautai et me retournai. L'homme aux ombres était là. Pas Tarek, le frère de Rivqa, non, celui qui venait des États-Unis.

Liam.

Celui que j'avais vu lorsque j'avais visité l'esprit d'Elijah.

Un mot, qui tournoyait.

Aelis. Aelis.

Je le savais dangereux. Trop dangereux. Son croc étincela et émit un cliquetis.

— Tu as les mêmes yeux que lui.

— C'est toi qui l'as brûlé.

Son sourire, sans aucune joie, hanté par des souvenirs.

Hanté par son devoir.

— Pour protéger ceux qu'on aime, il faut parfois être prêt à commettre des atrocités, tu ne crois pas ?

Oui.

Oui, je le croyais.

— Combattre quelqu'un de la trempe d'Eli ne va pas être une mince affaire et si vous devez multiplier cela par une centaine...

Il siffla, désabusé. Se fichait-il du sort de tant d'innocents ?

— Eli semble déterminer à vous aider. Et s'il devait lui arriver quelque chose ici...

Cette fois, un sourire plein de promesses.

Plein de sang.

— Comparez à moi, la Prima n'est qu'un amuse-gueule.

J'arquai un sourcil face à tant de vanité. Néanmoins, ça collait parfaitement au personnage, n'est-ce pas ?

Il renifla et fouilla dans sa poche pour en sortir une petite fiole qui contenait un liquide transparent.

— S'il me l'avait demandé, je lui aurais arraché les yeux, murmura-t-il comme pour lui-même.

Je sus qu'il disait la vérité. Tout dans son langage corporel le hurlait.

Pour Elijah, cet homme était prêt à beaucoup.

Une telle dévotion se passait des chaines de l'amour ou de l'amitié. C'était bien au-delà.

— Et toi, petite princesse Seeker, jusqu'où es-tu prête à aller pour protéger les tiens ?

Il disparut et la salle d'armes fut plongée dans une obscurité opaque, faite d'ombres mouvantes, vivantes.

— Serais-tu prête à arracher les yeux de ton lycan ?

Arzhel.

Son souffle dans ma nuque.

Un long et lent frisson.

— Serais-tu prête à tuer ta génitrice et à prendre la place ô combien importante de Prima ? Parce qu'à la fin, il faudra bien faire un choix. Lorsqu'on veut protéger les siens, il faut aller jusqu'au bout. Qu'importe le prix à payer.

Le prix

À payer.

Qu'importait ce prix.

Soudain, la pièce retrouva sa luminosité. Dans ma paume, la fiole que Liam tenait quelques minutes plus tôt.

— Elijah t'apprécie. Vois cela comme... un cadeau. Tu sauras en faire bon usage.

Son rire.

Je restais un moment toute seule, l'épée dans une main, la fiole dans l'autre.

Le passé et le futur.

Un futur si proche, mais encore si flou.

Si loin et pourtant à nos portes.

J'inspirai.

J'étais déterminée. Habitée par une résolution.

Plus jamais on ne ferait souffrir les miens.

Plus jamais on ne prendrait de décisions pour eux.

Nous avions tous le droit de vivre.

Humain.

Lycan.

Seeker.

* * *

— Il faut les forcer à rester dans cette zone, dit Aslander. Tenons-les à l'écart du reste du pays.

Il voulait que la Prima et les siens restent cantonnés entre chez Acelin, Lothar et Thatcher. Pour préserver le reste.

Pour protéger ce qui pouvait l'être.

Jusqu'à quel point pourrions-nous empêcher le pire ?

Jusqu'à quel point pourrions-nous protéger ceux qui devaient l'être ?

— Ce ne sera pas facile, dit Arzhel. Vyara cherchera à t'atteindre toi.

— Alors j'irais là-bas.

— Tu es l'Empereur, Ani, tu ne peux pas...

Arzhel soupira et se pinça l'arête du nez. Il semblait tendu, mais qui ne l'était pas ? Je me rappelais la sombre époque des Raids Sombres. L'odeur du sang.

L'odeur de la mort.

— Nous pouvons nous déployer pour que ça fonctionne, annonça Lothar depuis sa propre demeure.

— Une fois que le tri aura été fait parmi les Seekers qui souhaitent nous aider et ceux qui ne le souhaitent pas, nous aurons plus d'hommes et de femmes sous la main, ajouta Acelin.

Il était très jeune pour un Koning. Mais pas inexpérimenté pour autant, bien au contraire.

— Il nous faut juste un peu plus de temps, avoua Lothar. Ash et Ras essayent de gérer ce qu'ils peuvent de leur côté, mais le timing est serré.

Arzhel hocha la tête, parce qu'il le savait.

Nous manquions de temps, oh ça oui. Mais pas de détermination à protéger les nôtres.

— Il nous faut agir avec finesse. Thatcher n'a qu'une vague idée du nombre de soldats dans le Contingent, cela joue en notre faveur.

— Comptes-tu utiliser Marcellus ? demanda alors Lothar.

Un silence. Ani soupira et se rencogna dans son fauteuil.

— J'ai quelques idées à son sujet, en effet, avoua-t-il sans en dire davantage et personne ne le lui demanda.

— Tous les Krigs sont sur le pied de guerre. Nous sommes prêts, Ani, ou presque. Galaad a-t-il fait un rapport ?

— Aucun Aclayri aperçu. Surtout pas Artesidas qui doit être collé à sa maitresse. Mais nous les verrons bien assez tôt, soupira Aslander.

— Quelle décision pour les humains ? s'enquit Acelin.

— C'est en cours, marmonna Arzhel.

Nous courrions après le temps.

— Nous revenons vers vous très rapidement.

La communication fut coupée, mais avant même qu'Aslander et Arzhel ne puissent échanger, le visage d'Hedda, Koning du Queensland.

Un visage émacié, un regard qui ne fut pas sans me rappeler celui d'Evy.

— Hedda, dit Aslander, surpris de la voir.

Pourquoi ?

— Kaizer.

Jusqu'à présent, lors des autres réunions avec les Konings, c'était le second d'Hedda qui avait participé, jamais elle. Je n'avais pas eu l'occasion d'interroger Arzhel à son sujet.

— Un problème avec les Seekers ? demanda Arzhel sans attendre.

— Ils sont bien traités, Conseiller. Et aussi en paix qu'ils puissent l'être par cette époque. J'aimerais offrir mon aide à mon Empereur.

— Tu le fais déjà, Hedda, la tempéra Aslander.

— Mes Asashin sont en attente depuis longtemps. Ils ne sont pas aussi impressionnants que les Chevaliers d'Arthur, ou aussi efficaces que nos Godar, mais ils savent se rendre utiles.

Les deux hommes dans la pièce se jetèrent un regard.

Ses Asashin ? Était-ce l'équivalent des Neuf d'Aslander ? Ou de Ash et Ras pour Lothar ?

— Ce serait appréciable, Hedda, dit alors Aslander.

— Mon plaisir, Kaizer. Ils seront sur le territoire de Naburia dès cette nuit.

Et elle raccrocha.

Nous avancions nos pions.

Mais de son côté, la Prima agissait de même, à n'en pas douter. 

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