14.1 | Nokomis

Je passai mes bijoux et observai un instant mon reflet avant de me redresser. Je caressai l'étoffe de la jupe que je portais, si différente de mes robes habituelles. Evy avait bien essayé de me faire enfiler un legging, mais je ne m'étais pas sentie très à l'aise dans un tel vêtement. J'avais l'habitude des vêtements d'apparat, mais je comprenais que je n'avais plus forcément besoin d'en porter. J'essayais d'autres choses, avec l'aide de Rivqa qui prenait un malin plaisir à m'attifer selon ses envies. Le fait qu'elle ne puisse pas me voir ne semblait rien changer pour elle. Doucement, nous réapprenions à nous connaître. Elle me racontait sa vie aux États-Unis et elle me parlait beaucoup de son Anchor, Seddik. Je l'avais vu de loin, dans le Deity, sans jamais l'approcher ou lui parler. Il vivait avec les siens non loin d'ici, ainsi devenu Freiherr de l'Empereur. Rivqa voguait donc entre ici et dans sa meute. Nous devions tous trouver une façon de fonctionner, parce que nos existences n'étaient plus les mêmes depuis longtemps. Et il en était de même pour ma Garde.

Mera dans un Fief.

Achilles dans une Brigade Noire – une police spéciale où humains et lycans travaillaient ensemble.

Evy qui devait choisir entre son Anchor et moi.

Je me frottai la nuque.

Je n'étais plus une priorité et c'était bien normal après tout. Il fallait que ce soit ainsi, pour le bien-être de tous. Les dangers d'aujourd'hui n'étaient plus les mêmes qu'hier. À ceci près que la Prima rassemblait des forces pour porter un premier coup contre les lycans.

Je suivais tout cela de loin. Les attentats, la destitution de Thatcher, la peur qui commençait à monter chez les humains et Aslander qui allait de réunion en réunion, Arzhel jamais bien loin. Ces deux-là fonctionnaient ainsi depuis des siècles. Et si Arzhel prenait beaucoup de décisions, il en était ainsi parce qu'Aslander savait pouvoir compter sur son Conseiller. Plus que n'importe qui d'autre, Arzhel connaissait les jeux politiques. Son père y avait veillé d'une certaine façon. Mais quand bien même Arzhel était un pilier de cet Empire, il ne pouvait être plus. Aslander supportait la conscience collective depuis sa prise de pouvoir, unique Empereur des lycans. Leur binôme permettait à notre peuple et aux humains de vivre dans les meilleures conditions possible. Mais l'un sans l'autre, ça ne fonctionnait pas. Une force et une faiblesse.

Arzhel semblait dur aux yeux des autres, mais il agissait pour le mieux. Et lorsqu'Ani intervenait, c'est qu'Arzhel n'avait pas su trouver la bonne solution. Une sorte d'échec qu'il n'acceptait pas.

Pour un homme de pouvoir tel qu'Aslander, pouvoir compter sur un Conseiller aussi compétent était une obligation. Et Arzhel avait toujours fait passer Ani avant tout et tout le monde.

Avant moi.

Parce qu'il avait été élevé dans cette optique. Et Sakari et Marcellus y avaient veillé jusqu'au bout.

La porte des appartements d'Arzhel s'ouvrit sur mes deux enfants. Imriel faisait la moue quand Kalén semblait particulièrement fier de lui. Il tenait quelques livres contre lui ; des livres à la reliure si usée que ça témoignait d'une longue vie. Presque aussi longue que la nôtre ?

— On se demandait si tu voulais nous accompagner dans l'aile des enfants-esprits, dit Imriel.

Elle portait un jean sombre et un haut ample resserré au niveau de la poitrine. Elle avait relevé ses longs cheveux en une queue de cheval bien serrée.

Si belle, ma fille.

— Ce serait avec plaisir, répondis-je.

— Est-ce que tu voudras bien t'entraîner avec moi plus tard ? m'interrogea ma fille, une lueur sauvage dans les yeux.

Une lueur de guerrière. Elle appréhendait encore son corps d'adulte après avoir été bloquée si longtemps dans celui d'une enfant.

Un corps de femme, si fier, si assuré.

Kalén, à ses côtés, n'avait rien à envier à sa sœur. Il ressemblait à Aslander dans sa jeunesse, un vrai Val'endyr en puissance. Je percevais beaucoup d'Edyrm en lui. Dans sa manière de sourire ou de lever les yeux au ciel. Dans sa façon de se tenir.

Si beau, mon garçon.

— Ce serait avec plaisir, mais je te préviens, je suis quelque peu... rouillée.

— C'est vrai que tu t'entrainais avec Raad dans ta jeunesse ?

Je hochai la tête et nous quittâmes les appartements pour rejoindre le couloir.

— Il lui arrivait de me faire quelques bleus, avouai-je. J'étais assez bonne à l'épée, bien moins à l'arc.

Imriel rit et glissa son bras sous le mien. Kalén marchait silencieusement à nos côtés, perdu dans ses pensées. Je tournai mon visage vers lui et observai son profil. Qu'importait son côté Val'endyr, il portait beaucoup d'Arzhel en lui.

Pour mes enfants, il était leur père, bien plus qu'Edyrm, dont ils n'avaient qu'un très vague souvenir. Surtout après tant de temps.

Je revis Arzhel venir à moi, l'épée d'Edyrm entre les mains. Pour m'annoncer sa mort.

— Tu devrais lui demander, dis-je.

Mon fils fronça les sourcils.

— Demander quoi à qui ? m'interrogea Kalén, perplexe.

— À Arzhel. De passer du temps avec lui lorsqu'il travaille.

Kalén rougit.

— Je ne veux pas le déranger, marmonna-t-il.

— Ne dis pas de bêtise, soufflai-je. Il serait très heureux de savoir que tu t'intéresses à ce qu'il fait. C'est en observant qu'on apprend, Kalén. Tu ne resteras pas toute ta vie ici, n'est-ce pas ? Et toi non plus, dis-je en m'adressant à Imriel. Un jour, vous choisirez de voir autre chose, d'aller au-delà de nos frontières. Et c'est normal.

— Pas maintenant, paniqua Kalén. Tu viens seulement de revenir et...

Je sentis son trouble, sa peur. Ma paume se retrouva contre sa joue.

— Pas tout de suite, mon garçon. Nous avons beaucoup à rattraper. Mais fais-moi plaisir : demande à Arzhel. Et toi, dis-je, si tu veux entrer dans la garde, il te suffit d'en parler à ton oncle, tu le sais, n'est-ce pas ?

Je sentais cette tempête en elle. Ce besoin d'agir, d'exister par elle-même. De se détacher de tout ce qui la contraignait depuis des années.

Je voulais voir mes enfants heureux, épanouis. Je voulais les voir s'envoler.

— Tu crois qu'il accepterait ?

— Pourquoi refuserait-il ? Aslander sait reconnaître la valeur des siens. Je sais que Dogan t'a beaucoup appris. Je sais que tu brûles d'agir, que tu brûles de te rendre utile.

— Je suis ta fille, je suis...

— Imriel Val'endyr. Sois qui tu veux. Et si tu veux te battre, devenir un membre de la garde, alors annonce-le à ton oncle. Mais fais-le pour de bonnes raisons.

Je savais qu'elle était amoureuse du Capitaine. Tout le monde au Deity le savait. Elle rougit et détourna la tête.

— Je suis contente que tu sois revenue, murmura-t-elle.

Elle se pressa contre moi, ses bras autour de mes hanches. Kalén se joignit au câlin, sa tête contre mon épaule.

— Moi aussi, dis-je. Moi aussi.

Nous passâmes la journée avec les enfants-esprits. Ils me demandèrent des histoires de jadis, surtout celles qui concernaient Aslander. Ils demandèrent à Imriel de leur montrer quelques mouvements d'escrime et à Kalén de leur lire leurs histoires préférées. Chacun d'entre eux était condamné, plus ou moins à long terme. C'était une réalité parfois dure à supporter, surtout pour Aslander. Mais là était la volonté de nos Divinités. Une sorte de cycle de la vie sur lequel nous n'avions aucune prise. Qu'importait à quel point nous aurions aimé changer cela. Pour eux. Pour qu'ils puissent connaitre plus que quelques années.

Comme promis, j'allais me changer pour pouvoir échanger quelques coups avec ma fille, très contente à cette idée.

Kalén s'installa sur les marches pour bouquiner un peu, sous le soleil, quoiqu'à l'ombre des piliers. Ma fille se plaça en face de moi, une épée à la main.

— Dois-je te ménager ?

— Ne sois pas si sûre de toi, petite fille.

Elle sourit d'un sourire vorace et attaqua la première.

Je sentis à quel point je n'avais pas pratiqué depuis longtemps. Mais ça me revint. Parce que c'était là, c'était une partie de moi. Raad avait mis trop de cœur à l'ouvrage pour que j'oublie tout aussi simplement. Quand bien même le Sommeil avait eu des conséquences sur mon corps.

Nos lames se croisèrent dans un bruit de fer et je vis à quel point ma fille était douée. Pas enragée, juste concentrée et aucunement prête à céder du terrain.

Je transpirai très vite, mais j'aimais la sensation de mes muscles qui chauffaient. Mera s'installa à côté de Kalén, gardant un œil sur nous deux. Evy avait dû retourner au Fief la veille. Elle ne tarderait pas à revenir, je le savais bien.

Mes yeux suivaient les mouvements de ma fille et l'espace d'un instant, la cour d'entraînement devint une salle, avec une immense carte au mur.

Thatcher.

Je me redressai et levai une main vers Imriel pour lui signifier de me laisser un instant. De la sueur coula le long de ma nuque et j'expirai un long souffle.

— Maman ?

J'entendis clairement la voix d'Imriel, mais pas autant que celle de Kairos. Il aurait pu se tenir à côté de moi. Juste là. Mais je savais qu'il n'était pas au Deity et je savais que je n'étais pas vraiment dans la salle de Thatcher. Encore une fois, je me retrouvai dans la tête de la Prima, sans savoir pourquoi ni même comment.

J'y étais.

Et puis tout se dissipa.

— Nokomis.

Mera, juste là, les sourcils froncés. Je réussis à lui sourire, soudain terrassée par la fatigue. Je regardais Imriel, dont l'inquiétude ne pouvait m'échapper.

— Remettons cela à plus tard, tu veux ?

Mera me raccompagna aux appartements d'Arzhel et je m'allongeais sur le lit. La lycan prit ma main entre les siennes, assise sur le bord du matelas.

— Ne va pas le prévenir tout de suite, soufflai-je. S'il te plaît.

Arzhel avait suffisamment à faire, pas la peine d'en rajouter une couche. Je ne voulais pas être un poids pour lui.

Mera ne répondit rien et resta longtemps avec moi.

J'ignorais pourquoi ce genre de choses arrivait. Comment pouvais-je me retrouver dans l'esprit de la Prima, comme ça, sans raison apparente ? Je n'étais pas terrorisée, mais je détestais l'idée même de ne pas savoir. Il y avait forcément une raison, un but.

Un lien, entre elle et moi, non ?

Un poids sur le lit m'indiqua le retour d'Evy. Je sentis sa truffe humide contre moi. Elle couina, comme pour attirer mon attention et Mera lui murmura quelques mots, avant de se lever et de partir.

Arzhel ne tarda pas à arriver. Il s'assit à côté de moi et gratouilla Evy.

— Tu es conviée à un repas, me dit-il.

— Vraiment ? Quel genre ?

— Un festin. Imriel et Kalén y ont mis beaucoup d'énergie.

Je souris.

— Kalén est-il venu te voir ?

— En effet.

— Tu as accepté ?

— Pourquoi aurais-je refusé ?

Arzhel se pencha et sa natte glissa de son épaule.

— Une douche d'abord ?

Il m'entraîna avec lui et Evy resta sur le lit. Nous traînâmes un moment sous le jet d'eau, à nous effleurer, à nous embrasser. Arzhel me laissa le caresser, son poing dans mes cheveux, sa bouche à ça de la mienne.

Il opta pour une tenue décontractée et j'enfilais une chemise ainsi qu'un pantalon près du corps. Arzhel m'aida avec mon collier et m'embrassa derrière l'oreille.

— Tu es magnifique.

J'appuyai ma joue contre la sienne. J'aimais le sentir contre moi. J'aimais sa présence, parce qu'elle apaisait tout en moi.

Absolument tout.

Lorsqu'il me touchait, je me sentais mieux. Vivante.

Et entière.

— Allons-y.

Evy nous suivit, vêtue simplement. Lorsque nous arrivâmes dans la grande salle, je fus surprise d'y trouver autant de monde.

Des soldats du Deity, toutes les Earhjas, les enfants-esprits, les membres de la garde personnelle d'Aslander, les humains et lycans qui travaillaient avec Arzhel et quelques Chevaliers d'Arthur. Mamaragan se cramponnait aux jupons de Siobhane qui discutait avec Ambrose. Ashika appela sa tante et Evy s'éloigna un instant pour la rejoindre, avec Ansara et les autres. Un immense buffet se trouvait dans un coin de la pièce et les plus jeunes courraient dans tous les sens.

— Ça me rappelle beaucoup souvenirs, dis-je à Arzhel.

— À moi aussi.

Il m'embrassa sur la joue avant de m'embarquer à la rencontre de tout le monde. Je passais de groupe en groupe et retrouvais avec plaisir les Chevaliers présents, comme toujours. Ces hommes faisaient partie de mon histoire en quelque sorte et je fus déçue de ne pas voir Gauvain et Galaad. Ils bougeaient beaucoup pour Aslander. Ce dernier, en l'absence d'Arthur, avait pris soin d'occuper les Chevaliers et de leur donner un but surtout. Et en attendant le réveil de leur Roi, il continuerait à en être ainsi.

Je me retrouvai à longuement discuter avec Siobhane de sa vie en Angleterre. Elle avait bien connu Arthur elle aussi, mais une rencontre antérieure à la nôtre.

Le signal fut donné pour se servir et tout le monde se dirigea vers le buffet pour prendre ce qui l'intéressait. Imriel me pointa tout ce que je ne connaissais pas et m'enjoignit à goûter. Elle remplit elle-même mon assiette, ce qui me fit rire. Je me retrouvai non loin d'Ani, Arzhel en face de moi qui taquinait Kalén. J'aimais le voir si expressif et si aimant envers les jumeaux. Si paternel. Elijah se trouvait avec nous, ainsi qu'Amalia, qui semblait un peu plus détendue qu'à l'accoutumée.

Près du buffet, j'aidais une fillette à remplir son assiette, son sourire qui manquait de dents fondant à souhait.

Lorsque je me retournai, Mamaragan se tenait juste là, enfant d'apparence, mais Divinité dans son regard. Le regarder revenait à observer un ciel d'orage. Un ciel de tempête.

Il me regarda :

— Il y a quelque chose qui vient, me dit-il.

Je relevai les yeux pour croiser ceux d'Aslander, plus loin. Un éclair traversa le ciel et illumina la pièce d'un éclat blanchâtre éblouissant.

Le tonnerre gronda et le sol trembla juste un instant. Les cheveux de la petite Divinité en face de moi crépitèrent.

Et là, une bourrasque de pouvoir.

Qui survola l'air au-dessus de nos têtes et courut le long des pierres.

— Quelle joyeuse assemblée.

La voix de la Prima résonna en même temps qu'elle apparaissait en plein milieu de la salle. Tout de suite son visage se tourna vers moi et ses yeux plongèrent dans les miens. Violet contre violet.

Elle bougea vite et j'eus à peine le temps d'expirer qu'elle fut stoppée à quelques mètres de moi. Arzhel devant moi, Aslander près de la Prima.

Evy à mes côtés, les Chevaliers la lame dégainée.

Un silence de plomb.

Un silence de mort.

Elle n'était pas vraiment là. Pour autant, impossible de ne pas sentir sa puissance.

Sa colère qui suintait de tous les pores de sa peau.

— Oh, bel Empereur, souffla-t-elle, un sourire impavide aux lèvres, qui crois-tu être pour empêcher une mère de rejoindre son enfant ?

Le couperet tomba.

D'un seul coup. Comme une sentence enfin prononcée.

Une mère et son enfant.

Quelque part au fond de moi, ce fut comme si on ouvrait une porte trop longtemps fermée. Aucune surprise, parce que sans jamais me l'avouer, j'avais eu peur de cette vérité.

De cette unique vérité.

Père et Vyara.

Vyara et père.

Et de cette étrange union, un bébé.

Une princesse Seeker et non lycan.

— Tu ne le savais pas ? ricana la Prima. Avec toute cette puissance en elle, Nokomis ne pouvait qu'être ma fille. Princesse des lycans ? Jamais. Princesse des Seekers. Elle est ma fille. Et l'instrument de votre perte.

— Tu n'as rien à faire ici, gronda Aslander.

— C'est ta faute. Tu m'as enfermée. Vous nous avez tous enfermés ! hurla-t-elle. Et pour ça, Empereur, vous ramperez tous à mes pieds. TOUS !

De nouveau elle posa son regard sur moi.

— Bientôt, ma fille. Très bientôt.

Une promesse.

Qui fut rompue à l'instant même où une explosion d'ombres emplit la pièce. Des ombres voraces, compactes.

Vivantes.

Vivantes.

Vivantes ?

La Prima hurla avant de disparaître. Les ombres rampèrent au sol pour former une boule mouvante. Et lorsqu'elles se dissipèrent, deux hommes se tenaient au centre de la pièce.

Les deux portaient un croc.

Les deux portaient la même tenue qu'Elijah et Amalia.

— Aurions-nous loupé le début des festivités ? lâcha celui aux cheveux aussi sombres que ses yeux.

Le silence.

Et mon cœur qui tambourinait dans ma poitrine.

Bientôt, ma fille. Très bientôt. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top