11 | Nokomis

C'était un étrange exercice que de fouiller le regard d'un autre Seeker. Que de chercher a sonder son âme, sans se dévoiler, sans voler. Elijah, face à moi, paraissait stoïque, aussi immobile qu'une pierre, les traits détendus. Dès que nos pouvoirs se heurtaient, je pouvais entendre ses démons, les souvenirs qui le composaient et surtout, je parvenais à dissocier ce qui lui appartenait de ce qu'il avait pris à un moment donné de son existence.

Là, l'essence de ce qu'ils appelaient un Oracle. Un être capable de voir au-delà de ce qui pouvait être perçu à un moment T. Une sorte de médium. Le futur et les différents choix possibles. Ainsi parfois Elijah voyait ce pouvoir s'imposer à lui et il en devenait tributaire, incapable de repousser les visions, incapable d'entraver ce qui lui appartenait non pas par droit, mais par conséquence. Après tout, c'était ce qu'il était, ce que nous étions.

Et aussi étrange que cela puisse paraître, le fait de prendre aux autres, ça nous forgeait. Parce que ça nous composait.

Nous volions pour être.

— Qui était-elle ? Lyssa ? soufflai-je.

Nos genoux se touchaient et nous étions penchés l'un vers l'autre. Elijah ne sembla pas surpris de ma question.

— La première que j'ai aimée. Son esprit était malade.

— C'est elle qui a dit aux autres de rendre aveugle ton loup.

— Je ne savais pas encore à cette époque que je pouvais protéger les gens que j'aimais de mon pouvoir.

Je plongeai en lui comme un lecteur aurait pu le faire dans un livre ouvert. Et je vis un moment suspendu dans le temps, dans sa tête. Un moment qui comptait plus que tout.

La première fois qu'il avait regardé Amalia dans les yeux.

Cette fois où il avait compris qu'il ne pourrait jamais lui faire du mal.

Comme moi avec Arzhel, même si la peur persistait encore, là, au fond. Comme un serpent prêt à attaquer et à répandre son venin.

Lorsque je voulus aller plus loin, je fus comme repousser en arrière par une masse sombre. Non, une masse d'ombres.

Elijah ne sembla pas s'en apercevoir alors je préférais ne rien dire. Une voix s'insinua en moi. Elle me soufflait de rester loin, de ne plus m'approcher.

— Je sens ta puissance, me souffla Elijah. Elle t'enveloppe et n'est semblable à nulle autre.

Il était venu avec moi pour voir les autres Seekers sur le territoire, alors il avait au moins cet élément de comparaison pour lui.

— La Prima l'est bien plus encore, dis-je. Ce qui fait d'elle un grand danger.

Et une ennemie à abattre.

— Que veut-elle ? s'enquit Elijah.

— Se venger. Après la chute d'Aran, elle a tenté de s'immiscer dans la tête d'Aslander pour qu'il devienne son pantin, sa marionnette. Mais parce que mon frère a toujours su s'entourer, elle n'a rien pu faire. C'est là que la première guerre contre les Seekers a éclaté. C'est là que les Raids Sombres se sont répandus partout dans le pays. Pour nous débarrasser d'elle, il nous fallait entraver tout un peuple.

— Les Seekers.

— Face à la magie de Merlin, Vyara n'a rien pu faire. Nous nous sommes tous endormis et Arthur Pendragon est devenu notre Prison.

— Tout son peuple la vénère comme leur Reine ?

Je secouai la tête.

— Elle n'a qu'un nombre réduit derrière elle, mais face à leur puissance, c'est bien suffisant. Elle n'a pas besoin de plus pour mettre ses menaces à exécution. Elle se vengera, d'une manière ou d'une autre.

— Cette Prima me fait penser à l'ancien Maître, souffla Amalia, qui était avec nous depuis le début, mais si silencieuse que j'aurais presque pu oublier sa présence.

— Le Maître ? relevai-je.

— Un homme aux pouvoirs uniques qui voulait se glisser dans le corps d'Eli pour mettre la main sur ses yeux.

La Chasseuse fronça du nez tant le fait d'en parler semblait encore lui déplaire. Je savais qu'il existait bien des magies que je n'entrevoyais même pas, dont j'ignorais même tout. Que ce soit dans mon propre pays, mais encore plus ailleurs.

Si je m'en refaisais au peu que Merlin m'en avait parlé à l'époque, chaque pays possédait sa propre dose de pouvoir. Pas une source, non, puisqu'elle était unique, mais une sorte de réceptacle.

— L'homme dans les cachots pourrait nous en apprendre plus sur les prochains actes de la Prima ? m'interrogea Amalia.

— S'il le sait, oui. C'est l'un de ses Généraux après tout. Il est le plus à même de le savoir. Ou d'avoir un début de réponse.

— Alors faisons-le parler, lâcha la Chasseuse, une lame entre les mains.

Elijah eut un sourire tendre au moment où la porte de la pièce où nous nous trouvions s'ouvrit pour laisser apparaître Evy, Achilles et Rivqa.

C'était donc l'heure de mes soins quotidiens. Elijah se leva le premier et me tendit sa main.

— Comptez-vous repartir bientôt ? soufflai-je.

— Pas tout de suite, non, répondit-il.

— Personne ne risque de... s'impatienter ?

Je repensais à cet amas d'ombres. À cette voix. Amalia ricana et marmonna quelque chose que je ne compris pas. Le sourire énigmatique d'Elijah sembla être sa réponse.

Je passai les heures suivantes entre les mains des Earhjas, pour le rituel de la batterie de tests, des prises de sang, des questions et j'en passais. Je savais qu'elles faisaient leur travail sous l'attention de Tamsyn et Rivqa, toutes les deux discutant parfois entre elles dans un concert de chuchotis. Les résultats ne changeaient pas d'un jour à l'autre ; physiquement, tout était normal. Et quand bien même il fallait attendre que les dernières traces de la magie de Merlin s'évaporent, je continuais à me prêter à ce petit rituel qui ne semblait lasser personne, hormis moi.

Sur le fauteuil, installée confortablement, je me laissais aller à fermer les yeux et à attendre que le temps passe. Dans ces moments-là, personne ne me parlait et je me retrouvais dans une bulle.

J'entendais toujours les gens autour de moi et ça me rassurait. Parce que le silence avait le don de me figer et de me terrasser.

Ainsi, le temps passait plus vite. Parce que j'écoutais au-delà de cette pièce.

Le vent à l'extérieur.

L'océan plus loin encore.

Le rire de certaines disciples dans les jardins.

Le bruit du fer lorsqu'il y avait entraînement. Je me rappelais Raad.

Je me rappelais le regard de Marcellus. Celui bien plus vif et terrible de Sakari.

Mais bien souvent, je ne me remémorais que du bon ; les balades avec père. Son sourire, son attention.

— Noko.

Je clignai des yeux quelques longues secondes. Je me rendis alors seulement compte que plus personne ne se trouvait là. Plus personne hormis Arzhel, les cheveux attachés, le regard habité par l'inquiétude qui parvenait parfois à le dévorer de l'intérieur. Comme s'il craignait encore que je disparaisse ou que tout ceci ne soit qu'un horrible cauchemar.

Qu'en fait, nous soyons tous dans la Prison de Merlin, prisonniers d'un rêve trop réel.

Trop vrai.

Mes mains se posèrent sur les joues d'Arzhel.

— Ai-je dormi ?

— Pas vraiment.

Sinon il l'aurait senti. Avec ce maudit lien qui n'allait que dans un sens. Il y avait quelque chose de terrible à être l'Anchor d'un lycan sans en être un soi-même.

— Tu as l'air si fatiguée, murmura-t-il.

L'étais-je ? Impossible de le dire. Mon esprit me tenait éveillé. Ma peur surtout. Je craignais trop de ne plus me réveiller. Ou alors de le faire dans un autre lieu. Là où Excalibur était fichée dans le sol.

— Je suis désolée, répondis-je.

— Pourquoi ?

Il appuya l'une de ses joues contre ma paume et ferma les yeux, comme pour mieux savourer le contact.

— Parce que vous vous inquiétez tous pour moi.

Arzhel m'embrassa. Il m'embrassa en me soulevant pour que nous nous retrouvions debout, l'un en face de l'autre.

Sa main sur ma joue, ma main dans la sienne.

— Je passerais ma vie à m'inquiéter pour toi, Noko.

— Juste t'inquiéter ?

— T'aimer aussi. Mais tu le sais déjà.

Je n'aimais pas particulièrement cet endroit dans le Deity. Il y faisait sombre et froid, quand bien même un magnifique soleil brillait à l'extérieur. Les cachots n'avaient, après tout, pas vocation à être chaleureux et agréables. Sinon ils auraient perdu tout intérêt. Je savais qu'ils étaient rarement utilisés depuis ces dernières années et servaient bien plus souvent de cellules de dégrisement lorsque ça s'avérait nécessaire. Les gardes aimaient passer du bon temps lorsqu'ils en avaient la possibilité et le temps. Aslander organisait un repas chaque semaine avec les membres de la garde, et ce, dans la cour du Deity.

J'imaginais bien l'ambiance, les rires et la légèreté. Aux antipodes de ce moment.

— Vous revoilà, petite Princesse Nokomis, ricana Pejat.

Il était en meilleur état que la dernière fois, mais ça ne signifiait pas grand-chose. Je le sentais fébrile, en proie à des cauchemars. Notre Réveil à tous s'accompagnait forcément d'un prix à payer. Quel qu'il soit.

Quoi qu'il nous coûte.

Achilles s'éloigna de quelques pas de moi, les bras croisés sur son torse. Elijah resta tout près, curieux tout autant que je l'étais.

Pejat devait forcément savoir des choses. Il était un Aclayri après tout. D'où sa présence ici. On ne pouvait rien laisser de côté. Et surtout pas un Général de la Prima. Tous les autres étaient passés sous les radars ; peut-être dans des camps de Terra ou plus certainement chez Thatcher avec Kairos.

— Je n'ai rien à vous dire.

Kairos avait été le bras armé de père pendant des années. Quand Marcellus lui murmurait à l'oreille, Kairos était moins subtile. Thatcher et lui avaient marché aux côtés de père pendant très longtemps et je ne comprenais pas forcément le choix d'Aslander concernant Thatcher. Ani ne visait pas les mêmes choses que père alors à un moment donné, un conflit d'intérêts était une évidence, surtout avec quelqu'un comme le Koning. Surtout avec Kairos. Ces deux-là s'entendaient trop bien et partageaient la même vision du peuple lycan. Celle qui n'allait pas avec la vision d'Aslander. Lothar avait prévenu Ani à maintes reprises.

Un jour ou l'autre, Thatcher ne serait plus avec nous. Avions-nous cette preuve ?

— Tu mens, Pejat, soufflai-je.

Tout de suite son attention me harponna, comme si je l'hypnotisais dès que j'ouvrais la bouche. Dès que je plongeais dans ses yeux plutôt. Une sorte de murmure. De confidence.

Je ne me sentais pas à l'aise avec un homme comme Pejat, pas plus qu'avec les autres, rencontrés à d'autres occasions, bien longtemps auparavant. Père avait accepté la Prima au sein du Deity pendant un moment. Certains bruits de couloir parlaient même d'une liaison. Kyrianna avait tout représenté pour père, alors bafouer leurs vœux ? Après tout, j'en étais la preuve, n'est-ce pas ?

Mon existence entière reposait sur la trahison de père.

D'où la haine de Kyrianna.

Seulement, j'avais toujours tout ignoré de ma génitrice. Je n'avais eu que père. Et Ani. Mais puisque j'étais Seeker, je savais que ma mère avait dû l'être.

L'était encore ? Avec les Raids Sombres, dur à dire. J'ignorais si j'avais le désir de connaître la vérité. De savoir qui était cette femme.

— Dis-moi, pourquoi la Prima se trouve chez Thatcher ? murmurai-je.

Il ne cacha pas sa surprise, au contraire.

— Les dissidents de votre Empereur font de bons alliés.

— Soit l'ami de leur ennemi, c'est ça ?

Pejat sourit, comme galvanisé.

— Nous avons suffisamment souffert, Princesse. Si certains d'entre nous acceptent encore l'oppression, grand bien leur fasse, mais pas notre Prima. Et nous la suivrons jusque dans la mort.

— C'est une loyauté aveugle pour une femme qui a déjà échoué, tu ne crois pas, Aclayri ?

Son visage fut déformé par une haine viscérale. Il n'aimait pas que je parle ainsi de sa reine.

— Elle s'est relevée. Et cette fois, le contrecoup sera terrible.

— Vous êtes affaiblis.

— Mais en colère. Et croyez-moi, Princesse, ça fera toute la différence.

Je n'en doutais pas.

La haine, la colère, la vengeance. Autant de sentiments qui pouvaient soulever des foules et détruire des royaumes.

Donner à un peuple des forces insoupçonnées.

Insoupçonnables.

Achilles soupira et se tourna vers Elijah pour lui murmurer quelques mots. Je ne détachai pas mon regard de celui de Pejat.

Hormis ses Généraux, la Prima n'avait pas grand-chose. Rien pour ainsi dire. Les forces de Thatcher et de Kairos ? Qu'elles étaient elles comparées au Contingent du pays ? Pour moi, ça ressemblait à un combat perdu d'avance, mais Pejat n'avait pas tort non plus ; la vengeance faisait beaucoup.

— Elle va venir, murmura Pejat.

Je fronçai les sourcils.

— Elle va venir parce qu'elle veut quelque chose.

— Tuer mon frère ? Une femme bafouée par le rejet d'un homme, est-ce donc de cela qu'il s'agit ?

Une porte grinça plus loin et des pas résonnèrent dans les cachots.

Je vis le visage de Pejat changer. Sa colère, ce qui bouillonnait en lui. Ses doigts agrippèrent mon avant-bras et il m'attira à lui. Mais Elijah et Achilles furent tout aussi rapides et une seconde après, je ne sentais plus sa prise, ni même son souffle sur mon visage.

— Elle vient pour toi, petite Princesse. Tu ignores tout de ton héritage. C'est bien dom...

Arzhel passa à côté de moi et sans une once d'hésitation, il planta la lame qui venait de glisser de sa manche dans le cœur de l'Aclayri. Ce dernier écarquilla les yeux, de surprise, de stupeur, d'incompréhension.

Le cadavre de Pejat glissa au sol, la lame toujours fichée dans sa chair.

— Vous pourriez prévenir, Conseiller, grommela Achilles qui passa une main fébrile dans sa chevelure. Et je le comprenais.

— Zhel, soufflai-je.

Je voyais ses épaules tendues, je sentais ce quil'habitait comme si je me trouvais en lui. Il fit volte-face et attrapama main pour m'entraîner à sa suite, loin du cadavre, loin de son éclat d'ire.

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