10 | Nokomis

On s'affairait autour de moi. Des visages que je connaissais, d'autres non. Des hommes et des femmes, tous humains. Des Sevaes du Deity, leur famille loyale à la couronne depuis des générations.

Tous, ils me préparaient pour ma toute première apparition publique. Si je voulais me rendre dans le dispensaire des Seekers le plus proche, je devais d'abord passer par cette étape. Pour montrer à tout le monde que la Princesse Nokomis était belle et bien revenue, elle aussi. Alors on me pouponnait, on m'habillait avec élégance et distinction et je me laissais faire, telle une poupée. Je connaissais bien l'art des apparences, le pouvoir du paraître. Après tout, j'avais passé ma vie à jouer dans cette cour. Pour père, pour la belle et grande lignée Val'Endyr. Aucun homme ou femme de ce siècle ou des précédents ne me connaissaient, ou en tout cas, ils ne savaient que l'histoire. Mon portrait accroché dans des lieux importants. Quelques vieux lycans se souvenaient peut-être de moi pendant le règne de père, puis pendant celui d'Aslander. Je n'étais qu'un symbole. Qu'un bel objet à montrer. Comme à l'époque.

Je fermai les yeux et inspirai lentement. L'idée de me faire sortir du Deity en inquiétait plus d'un, dont ma Garde, sans surprise. Evy ne cachait pas sa tension depuis la veille ; elle grognait sur tout et tout le monde, sans distinction. Achilles ne cessait de faire les cent pas dans tous les sens, quand Mera jouait avec ses armes, muette, de la même manière qu'Amset. Seuls Raad et Shady se montraient mesurés, pondérés. Pour ma part, j'avais l'habitude de ce genre d'événement, même si la dernière fois remontait à bien longtemps... La mort d'Edyrm ? Peut-être bien. Le souvenir était assez flou, trop lointain pour prendre vraiment forme derrière mes paupières.

— Nokomis ?

Mes yeux se posèrent sur Rivqa et un sourire triste étira mes lèvres. Elle ne le vit pas, aveugle. Elle était comme dans mes songes, forcément.

Identique, mais différente.

Nous n'étions plus que quelques-uns dans la pièce, dont Rivqa et des membres de ma Garde. J'avais les paumes moites et la robe que je portai, d'un bleu nuit incroyable, pesait lourdement sur mon corps. J'étais déjà fatiguée avant même d'avoir commencé.

Mais si je voulais voir les miens, il me fallait passer par là.

— Est-ce que tu viens avec moi ? demandai-je, sans savoir qui se joindrait au cortège, hormis une dizaine de gardes en plus des miens.

Comme si je risquais quelque chose au cœur du pays. Mais je n'en voulais ni à Aslander ni à Arzhel. J'acceptai donc cette précaution en plus, qui se voulait rassurante et à ce stade, une obligation. Je faisais partie de la famille impériale, je ne devais pas l'oublier. Jamais.

À l'époque de père, je paradais à son bras, toujours. Comme sa précieuse enfant, comme son bien le plus précieux. Aux dépens de Kyrianna. Qui me le faisait payer à chaque fois.

— Non, répondit Rivqa, je reste ici. Mais il y aura du monde avec toi. Et Arzhel.

Je hochai la tête et me tournai vers le miroir à pieds, dressé devant moi. Mes cheveux donnaient l'impression d'avoir été tressés autour de ma couronne. N'était-ce pas un peu trop pour cette époque ?

— On ne parle que de ça à l'extérieur, tu sais ? souffla ma vieille amie.

Elle vint se placer à côté de moi, sa main dans la mienne.

— Et ce qui s'est passé ? L'attentat ?

Je n'avais pas accès à toutes les informations, à tout ce qui se passait en dehors du Deity. On me maintenait dans un état de paix factice. Mais là encore, je ne pouvais pas en vouloir aux hommes de ma vie. Et surtout pas à Arzhel.

Surtout pas à lui.

— Les gens ont besoin de respirer, murmura Rivqa. Ils ont besoin d'un visage qui incarne autre chose que le pouvoir et la stabilité. Tu comprends ?

Comme à l'époque de père.

— Ils ont besoin de rêver un peu et de voir l'autre visage des Valendyr.

L'autre visage.

L'autre visage.

— Ça va aller ?

Je pouvais répondre que oui, mais je l'ignorai. Depuis mon Réveil, je me tenais dans un écrin d'argent, protégée et cajolée. Je voyais les mêmes personnes, les mêmes visages et dès lors, je ne me craignais pas. Mais à l'extérieur, ce serait différent.

Plus de stimuli.

Plus de possibilités.

Plus de dangers.

Plus de tout.

Des coups furent frappés contre le battant de la porte et Raad apparut, vêtu des couleurs de la Garde, avec l'emblème qui le désignait comme membre de ma Garde personnelle. Un élément essentiel pour le reste du monde.

— C'est l'heure, nous apprit-il.

Je hochai la tête et m'observai encore un peu. Je devais accepter que ce Nouveau Monde fût le mien dorénavant. Je ne pouvais ni reculer ni stagner.

Et même si j'éprouvai une intense terreur, rien n'était pire que la Prison.

Que ses souvenirs. Que les cauchemars.

Je relevai le menton et l'espace d'un instant, je crus que père était là, devant moi, ses doigts sous mon menton, son sourire bienveillant.

« — Toujours droite et fière, ma fille. Tu incarnes la beauté de ce Royaume. Tu incarnes la douceur et l'amour.

— Droite et fière, je sais.

Il rit et embrassa ma joue. »

Malgré la Grande Purge, malgré Rivqa à mes côtés, à jamais marqués par les bûchers, père me manquait.

L'homme, pas le monstre.

Le père, pas le Roi Fou.

Rivqa me lâcha et Raad m'offrit son bras pour m'accompagner jusqu'au hall, où l'on devait m'attendre.

— Nous serons tous là, me dit-il. Aslander a déployé énormément de monde pour ta première sortie.

— Je ne stresse pas du tout, marmonnai-je.

— Tu vas y arriver, comme les centaines de fois avant.

Peut-être. Mais cette fois, ce ne serait pas père à mes côtés, mais l'homme qui se tenait au bas des escaliers.

Arzhel aussi portait les couleurs de la lignée Valendyr et une tenue qui lui donnait de la prestance et de la puissance.

Une tenue officielle, faite pour les grandes occasions, pour les grandes apparitions. Il avait noué ses cheveux en un chignon strict et m'attendait, bien droit, sans bouger, avec la rigueur de l'expérience. Je devinais sans aucun mal les muscles sous l'étoffe, la force derrière son maintien. D'autres personnes patientaient quand les autres devaient déjà se trouver dehors ou là où nous devions nous rendre.

Comme s'il m'avait senti – et il l'avait fait –, Arzhel se tourna et leva la tête pour m'aviser. Ses yeux s'assombrirent avant de m'offrir la présence de son lycan.

Un animal brut, dangereux. Aimant et protecteur.

Raad me laissa retirer mon bras et je sentis son regard lorsque je descendais les marches. Arzhel grimpa sur la deuxième marche et m'offrit sa main, dans laquelle j'y glissai mes doigts.

Le toucher m'électrisa et la puissance de son lycan m'enveloppa et m'offrit un cocon de chaleur et de protection.

— Conseiller, soufflai-je, à bout de souffle.

— Princesse.

Je pinçai mes lèvres et le sourire mutin d'Arzhel réussit à dénouer une partie de moi.

— Tu es très beau dans cette tenue, dis-je et je lissai un pli invisible.

J'aimais me sentir et être proche de lui. Sans rien craindre. Aucune colère, aucun jugement. Aucune réprobation de la part de Sakari.

Juste lui et moi, enfin.

— Ma sœur.

Je me reculai pour me tourner vers Aslander et son épouse. Elle portait un simple pantalon et un haut très joli, qui faisait ressortir la couleur changeante de ses yeux.

Ani s'arrêta devant moi et prit mes joues en coupe. Je me sentis alors redevenir une petite fille, impressionnée par son aîné, par le futur Empereur.

Une petite fille qui recherchait son affection, son attention. Sa présence.

— Bien des yeux seront tournés vers toi aujourd'hui. N'aie pas peur de chanceler, personne ne t'en tiendra rigueur.

— Tu ne viens pas ?

— Je laisse le soin à Arzhel de veiller sur toi. Et crois-le ou non, mais c'est un véritable limier pour savoir quand le vent tourne.

Je ris. En effet, c'était tout lui, ça.

— Je serais là à ton retour.

Une promesse. Celle de ne plus être seule.

Le soleil m'éblouit un instant et je clignai des yeux. La brise effleura mes joues et se glissa dans l'échancrure de ma robe. Une voiture nous attendait et Achilles se tenait à côté de la portière. Arzhel attendit à mes côtés, que je prenne le pas d'avancer, que je sois l'instigatrice du moindre de nos mouvements.

Une fois sur la banquette et la portière refermée, nous nous retrouvâmes tous les deux. Juste tous les deux.

La voiture se mit en branle, comme le reste du cortège et nous quittâmes l'enceinte du domaine, les hautes grilles disparaissant derrière nous.

— Et si quelque chose tourne mal ? demandai-je alors, une boule dans la gorge, le pouls trop rapide.

— Regarde-moi.

Ce que je fis, sans hésitation.

— Si tu te sens perdu, si tu sens que quelque chose ne va pas, regarde-moi. D'accord ? Tu as toujours su te maîtriser, Noko.

— Je ne me fais plus confiance, lui avouai-je.

— Mais tu me fais confiance à moi, n'est-ce pas ?

Bien sûr. Toujours.

— Alors tout ira bien.

Tout se déroula dans une étrange brume. La portière qui s'ouvrit pour nous laisser sortir. Arzhel à mes côtés. Les gens autour de moi. Des lycans, des humains, des journalistes.

Il y eut des questions.

Il y eut de l'émotion pour certains, qui se souvenaient de moi.

Qui me revoyait au bras de père. Parce qu'eux aussi voulaient se rappeler de l'homme, pas du monstre.

Ma Garde ne me lâcha pas, pas plus que les gardes d'Aslander. Et lorsque je ne me sentais pas bien, je croisais le regard d'Arzhel, qui devait tout sentir à travers notre lien.

Mon appréhension et ma terreur.

Ma peine. Ma joie aussi.

Le moment, qui s'étira, m'épuisa, autant physiquement que moralement. Mais pas le temps de souffler, parce qu'une fois mon retour officiel dans le monde, nous nous rendîmes au dispensaire pour voir les miens. Mon peuple.

Je ne fus pas surprise d'y découvrir Elijah et Amalia. Ce dernier marcha à mes côtés lorsque j'entrai dans le bâtiment. Ça n'avait rien d'une vision d'horreur ou d'après-guerre. Les gens ici semblaient juste perdus, déboussolés, abandonnés.

Ils vinrent à moi, parce qu'ils savaient. Nous savions nous reconnaître.

Nous savions nous trouver, d'une certaine façon aussi.

Beaucoup se montrèrent curieux par rapport à Elijah. Au fait qu'il soit un loup, mais qu'il se soit lui-même infligé des brûlures surtout.

Des enfants vinrent me trouver, des mères me demandèrent ce qui allait se passer maintenant.

Ils avaient peur. Quand bien même on s'occupait d'eux et qu'on les traitait avec respect, ils vivaient dans la peur du lendemain.

Tous attendaient.

Leur peur, un écho à mes propres ressentiments.

Telle une seule et même entité.

Un seul et même peuple.

* * *

Je le savais là, dans les bains, alors même que la nuit s'étirait depuis plusieurs heures. Il s'était entraîné avec Kalén avant de poursuivre tout seul, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il réfléchissait, lorsque sa tête était encombrée.

J'aurais aimé que notre lien aille dans les deux sens.

J'aurais aimé tout sentir de lui, comme il le faisait de moi. Mais je n'étais pas une lycan et alors, nous ne nous trouvions pas sur un pied d'égalité.

Les portes ne grincèrent pas lorsque j'entrais. Il régnait dans ce lieu une chaleur toute particulière, conséquence des bassins. Mes pieds nus me portèrent jusqu'à l'un d'eux et j'avisai Arzhel, le bas du corps immergé dans l'eau quand le haut reposait contre la pierre des bordures, un bras étendu sous son oreille. Il avait détaché ses longs cheveux et ces derniers formaient un voile autour de lui. Je m'arrêtai devant les marches. Je portai une robe légère, à la mode des anciennes déesses. Plus de couronne dans ma chevelure, juste une nuque découverte et un frisson qui courrait le long de mon épiderme.

Ma peau me démangeait.

La surface de l'eau ondula et Arzhel bougea. De sous ses cils, il harponna mon propre regard. Alors j'avançai, jusqu'à ce que le bas de ma robe soit immergé, jusqu'à ce que je me retrouve avec de l'eau jusqu'à la taille. Je déglutis, un étrange sentiment au bord des lèvres, au creux de ma langue.

— J'ai...

Besoin que tu me touches.

Parce qu'il ne s'agissait pas d'une simple envie. Cette... nécessité me broya la gorge. Elle se logea dans mon bas ventre.

— Zhel. Zhel.

Il vint cueillir son prénom sur mes lèvres. Ses doigts mouillés firent glisser les bretelles de ma robe et il me dénuda.

Son regard fiévreux passa sur ma peau, caressa mes tétons et effleura la rondeur de mes seins. Je me mis à respirer plus vite, plus fort.

Et ce besoin me tuait. À petit feu.

Il irradiait de moi.

La bouche de mon Anchor sur mon épaule. Ses doigts qui glissaient entre les plis de ma féminité. Je suffoquai.

Je haletai.

Et implorai.

Qu'il continue. Qu'il me caresse, qu'il me touche.

Qu'il m'aime.

Et c'est ce qu'il fit. Sans retenue. Ma poitrine contre le sol, mes jambes dans l'eau, son corps contre le mien.

Qui prenait. Qui marquait, qui martelait.

Qui revendiquait.

Je dormais.

Je le savais.

Et je rêvais. Ou en tout cas, ça y ressemblait. Je n'aurais su l'expliquer, en parler.

Je me trouvais dans un lieu qui me disait quelque chose, qui me rappelait l'époque de père. Un trône. Une immense carte qui courrait sur un pan entier de mur.

Des gardes.

Et là, devant cette grande carte d'une partie de l'Australie, la Prima. Elle faisait tranquillement rouler du vin dans son verre. Elle portait une robe et ses cheveux reposaient sur son épaule. Elle m'apparut lascive, sûre de sa féminité.

Quelqu'un parla, mais je n'entendis pas vraiment.

Elle se tourna vers l'homme qui s'approchait et son nom couru dans mes veines.

Kairos.

Mes yeux s'ouvrirent sur le plafond de la chambre d'Arzhel. Je savais qu'il n'était plus dans le lit, mais non loin de moi. Je me redressai et le drap glissa sur mes seins. Il se tenait assis, un simple pantalon sur les hanches. Il lisait un rapport, concentré, ses lunettes sur le nez.

— J'ai vu la Prima, dis-je.

Il me regarda.

— Elle était... elle était avec Kairos. Dans une salle avec un trône. Et une immense carte au mur.

Je sus qu'il n'avait pas besoin de plus de détails pour savoir de quel endroit je parlais.

Venais-je de retrouver la Prima ? 

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