trois

Je savais qu'en me précipitant devant l'Audi à ce moment précis, la collision ne serait pas très brutale.

Mathématiquement parlant, je savais que la vitesse de la voiture qui venait à peine de redémarrer n'était pas assez rapide pour me blesser grièvement. Mais elle était suffisamment élevée pour provoquer une frayeur chez le conducteur et la victime.

Juridiquement parlant, je savais que j'étais indéniablement en tort. Le feu pour les piétons était rouge (et je n'avais pas regardé des deux côtés de la route avant de traverser comme me l'a toujours conseillé ma maman).

Mon bel homme ainsi hors de cause (cela n'aurait été en rien judicieux de l'envoyer à la case prison), mon plan avait tout pour fonctionner à merveille.

En effet, mes jambes avaient cogné le pare-choc de l'Audi avec fracas, résultant de me faire tomber en arrière sans grâce aucune.

Aussitôt, la voiture freina, faisant crisser les pneus contre le bitume, et j'entendis le bruit d'une portière qu'on ouvre.

J'imaginais déjà mon bel homme sortir de sa voiture les cheveux au vent, une expression inquiète sur le visage. La trentaine, beau comme un Dieu, sortant tout droit d'HEC, jeune cadre dans une entreprise à grand avenir, riche comme Crésus, doux, passionné, aussi énigmatique que Christian Grey... sans le côté cravache et tout ce bordel. Il poserait un genoux à terre et demanderait « Tout va bien mademoiselle ? Vous êtes blessée ? Laissez-moi vous faire du bouche-à-bouche ! »

Malheureusement, j'avais oublié que nous sommes en région parisienne, et que les personnes aimables sont aussi inexistantes que le torse musclé de Donald Trump.

Le propriétaire de l'Audi sort de celle-ci, les sourcils froncés. Il a l'air énervé.

« Putain, ma bagnole ! » s'exclame-t-il en vérifiant l'état de son bijou.

Niquel, un matérialiste.

« Putain, mes tibias ! » je chuchote, à bout de souffle.

Recroquevillée par terre, je me tiens les jambes et me roule de droite à gauche. Cela ne sert pas à atténuer la douleur, mais j'ai vu un bon nombre de joueurs de foot faire ça à la télé, et ils sont très bons comédiens.

« Vous êtes folle ! » continue le conducteur.

Bien vu champion.

« Vous auriez pu regarder avant de traverser comme ça ! Rah merde, je vais être en retard au boulot moi maintenant... »

Donc, ce type n'en a vraiment rien à faire de m'avoir renversée et de m'avoir sûrement fait mal ? D'accord.

Ce n'était pas du tout ce à quoi je m'attendais, et je ne sais pas quoi faire pour rattraper la situation. Je tente un petit gémissement plaintif, mais rien n'y fait, Môsieur ne cesse pas de râler.

Heureusement, une petite vieille qui attendait au passage piéton, à n'en pas douter un émissaire de Dieu, vole à mon secours.

« Mais enfin monsieur, aidez-la à se lever tout de même ! »

Contraint et désormais embarrassé de ne pas s'être préoccupé de moi avant, l'homme m'attrape doucement par le bras et me remets sur mes deux pieds.

Une effluve d'eau de Cologne me chatouille les narines lorsque sa cravate se balance vers moi, et je ne peux pas m'empêcher de fermer les paupières pour en apprécier tous les arômes. Ce détail se rapproche un peu plus de ce que j'avais imaginé, c'est un progrès.

Pourtant, toute envie de rester en compagnie de cet individu s'est volatilisée. Vu son comportement face à l'accident, il méritait une claque aller-retour plutôt que mon attention.

Allez Jenna, tu n'as quand même pas fait tout ça pour rien !

« Vous vous sentez bien ? Vous avez l'air toute pâle ! » geint la vieille dame en m'examinant.

Non, c'est juste mon teint habituel. D'ailleurs, je ne pense pas que l'on puisse se fier à l'acuité visuelle de cette dame. Elle insiste, tandis que je secoue résolument la tête pour lui faire comprendre que tout va bien.

« On ne peut pas vous laisser partir comme ça ma petite, il faut qu'on vous raccompagne ! »

« Ce n'est vraiment pas nécessaire, je vous assure... » je rétorque, mais la mamie qui commence à me taper sur le système ne m'écoute pas.

« Monsieur, c'est votre responsabilité de la ramener chez elle. »

Le propriétaire de l'Audi passe une main contre sa nuque, la mine désolée.

« Je ne peux pas, je... » commence-t-il avant d'être coupé.

« Si un agent arrive, je leur dirai ce que j'ai vu. Et vous savez ce que j'ai vu ? Une innocente traverser au vert se faire violemment renverser par un dinguo comme vous à quarante kilomètres heures. Assez bavardé, emmenez cette jeune fille ! »

Le ton de la vieille dame est si cruel et cassant que ni moi ni le trentenaire n'osons riposter. Aussi, nous montons dans sa voiture dans le but de nous éloigner le plus vite possible de cette dame.

Quand l'Audi redémarre, j'aperçois la vieille dame me lancer un clin d'œil, accompagné d'un sourire démoniaque édenté. Ok, c'était très flippant.

Toujours vexée par le comportement de mon pilote, j'ai les bras croisés sous ma poitrine et la tête tournée vers la fenêtre. Le pire, c'est que je me suis vraiment fait mal en me jetant devant l'Audi ! D'un autre côté, je lui ai demandé de me déposer à ma fac plutôt que chez moi, pour que le chemin soit plus long.

Maintenant que je suis dans cette voiture de luxe que je n'ai vu que d'extérieur depuis si longtemps, à côté de mon bel homme, ce serait bête de ne pas en profiter. Je veux voir jusqu'où je suis capable d'aller, et s'il est en mesure de me supporter.

Je me penche très légèrement vers la gauche, avant d'oser lever les yeux vers lui. Le visage fermé, il est très concentré sur la route. Résistera-t-il à mon numéro de charme ?

« Au fait, merci euh...? »

Je hausse les sourcils la bouche en cœur, attendant qu'il me donne son prénom.

« Pas de quoi, » répond-t-il simplement.

Raté...

Il faut que je trouve une autre stratégie pour obtenir des informations sur lui, autrement que par son intermédiaire. Vu comment notre conversation est partie, il ne me dira rien. Or, le temps presse.

Une petite ampoule s'allume symboliquement au-dessus de ma tête.

« Vous n'auriez pas de l'eau par hasard ? J'ai le tournis tout à coup... »

Pauvre prétexte pour fouiller sa boîte à gant. Je n'attends même pas son accord, et plonge la main devant moi afin d'y faire tomber quelques objets.

« Mais attention ! » vocifère mon bel homme en rattrapant quelques effets personnels.

« Désolée, je suis vraiment maladroite ! »

Pendant qu'il a la tête baissée, je jette un coup d'œil furtif à une carte de visite avec le nom d'une entreprise, puis glisse ma main dans ma poche. Query & Mather. Enfin une information qui me sera utile !

Ravie de ma trouvaille, j'arrête mes bêtises cinq minutes et laisse mon bel homme arrêter la voiture devant le bâtiment de ma fac. Je récupère mon sac, ouvre la portière et me retourne vers mon pilote avant de partir.

« Merci encore hein, et au revoir ! » dis-je en lui offrant mon plus beau sourire.

C'est à peine s'il me regarde. Je ne sais pas s'il est vraiment indifférent ou si je l'intimide. Ou si c'est juste qu'il a hâte de quitter la fille qui lui a fait perdre son temps.

« C'est ça, au revoir. »

C'est avec une satisfaction nouvelle que je regarde l'Audi grise s'échapper au loin. La main qui est toujours dans la poche de ma veste effleure un petit objet carré, à la surface ridée comme la peau d'un animal. Du cuir.

Je lui ai volé son agenda.

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