èsse eu pé té

Sur le chemin du retour pour rentrer chez moi, je bous littéralement de colère, et je bombarde Naomi de messages incendiers. Mes doigts parcourent d'eux-mêmes le clavier de mon téléphone portable pour former des insultes plus délirantes les unes que les autres, inventées par ma rage débordante d'une imagination grossière et sans limite.

Je ne me sens calme qu'une fois tout vocabulaire interdit aux moins de treize ans ait jailli de mes doigts, et je sens enfin ma tension redescendre ainsi que ma température corporelle. A froid, je relis mes messages avec cette impression de distance étrange. Wow, c'est vraiment moi qui ai traité Alexandre de "petit faquin bobo parisien aussi con qu'un boeuf" ? Pour ne citer que la moins dégradante...

Est-ce que je regrette d'avoir envoyé ces messages ? Un tout petit peu. Je reconnais que ma réaction est un peu démesurée, mais j'avais besoin de me défouler. Et puis, ce n'est pas comme si je les lui avait envoyé à lui. Là, j'aurais risqué de légers soucis avec la justice...

La pauvre Naomi, qui n'a reçu que des insultes et aucunes explications quant à cette fin d'après-midi pourrie, se contente de rire et me menace de m'attacher avec une camisole de force si je ne redescend pas d'un cran. Puisqu'elle ne peut pas sortir en semaine, elle me promet que l'on ira en boîte vendredi soir.

En descendant de mon train, je suis encore échauffée, et les touristes ne m'aident en rien à me calmer. Ils sont tous là à attendre devant la porte du wagon, prêts à bondir pour sauter dedans le premier, quitte à pousser ceux qui veulent descendre sur le quai.

C'est toujours comme ça, je ne devrais donc pas m'en étonner. Mais aujourd'hui, je ne supporte pas ce comportement grégaire. J'écarte alors les bras en croix comme pour délimiter ma zone de confort, et descends du wagon en bousculant toutes personnes s'approchant trop près de moi. Bien que mes bras et mes mains ne touchent que des manches de manteaux, j'ai très envie de leur foutre ma main dans la gueule.

Ça vous apprendra à être cons !

Malheureusement, ma maman (une femme très bien) m'a souvent répété que la violence ne résout rien. Si foutre des tartes comme Obélix est libérateur, ça ne règlera pas les injustices du monde.

Je rentre chez moi en courant à moitié. Je m'imagine déjà me jeter sur mon lit à en faire péter le sommier, puis enfouir ma tête dans mon oreiller pour étouffer mon hurlement de forcenée.

Prête à réaliser mon souhait, j'ouvre la porte de ma chambre à la volée et m'apprête à plonger olympiquement quand la sonnerie de mon téléphone m'immobilise.

Je sors mon téléphone portable de ma poche, hésitante. J'ai déjà un pied levé, mais aussi le pouce sur la touche centrale de mon portable. Qui vient de m'envoyer un SMS ?

Alexandre ! pense la partie la plus optimiste (et débile) de ma personne. Ah non, il n'a pas mon numéro...

Timothée ? Il m'a déjà envoyé un message ce matin auquel je n'ai pas répondu, il ne va pas non plus me harceler...

Une goutte de sueur perle sur mon front, tandis que les secondes d'écoulent comme des heures. C'est qui c'est qui c'est qui c'est qui c'est qui ?!

Je ne tiens plus, ma curiosité est trop grande. J'allume l'écran de mon téléphone, et s'affiche en noir sur blanc un prénom que je ne m'attendais pas à voir apparaître.

Je suis tellement surprise que mon cri d'irritation se bloque dans ma gorge, et je crains pendant un moment d'avoir avalé ma langue.

Cette fois, j'ai besoin de plus que d'un hurlement contenu par mon oreille. Je pianote sur mon téléphone, et clique sur une liste précise. L'exutoire musical est exactement ce qu'il me faut, là tout de suite. D'ailleurs, j'ai une chanson qui correspond pile poils à mon humeur, dont je vais pouvoir crier les paroles en pensant très fort aux personnes visées.

Therapie TAXI - Salop(e).

Il y a des chansons comme ça, dont on a l'impression qu'elles ont été écrites sur mesure. Rien que pour nous, pour refléter nos émotions dans une situation particulière. C'est comme ça que je définis une bonne musique. Elle doit pouvoir résonner en moi et en mon histoire.

Je suis toutefois obligée de la chanter trois fois de suite, avant de passer à autre chose. Parce que je ne digère toujours pas le sms que je viens de recevoir.

Je suis vraiment dans la merde.

De : Blandine Lefebvre

Aujourd'hui 19:50

Hey Jenna ! Je t'envoie les invitations de la soirée VIP, dont je t'ai parlé ce matin, pour Alexandre et toi. Tu verras, ce sera super. Hâte de voir ton copain en chair et en os !

Xoxo 😘

Elle lâchera jamais l'affaire cette connasse !

✻ ✻ ✻

Il a été plus difficile que je ne le pensais de rester folle cette semaine. Suite à ce premier échec avec Alexandre, je n'avais pas réussi à redémarrer sur les chapeaux de roues.

A quoi bon être folle, si là aussi, je n'aboutissais qu'à des défaites ? Voilà que je retombais dans un cercle vicieux, me persuadant moi-même que je n'arriverais jamais à rien. Je m'apitoyais sur mon pauvre sort, mais je ne faisais rien pour arranger les choses.

Or, n'était-ce pas mon plan de départ ? Reprendre ma vie en main coûte que coûte ?

Un peu de courage Jenna, Rome ne s'est pas faite en un jour !

Cette illumination soudaine sous la douche m'avait valu d'avoir les yeux rouges et irrités tout le reste de la soirée. Non pas que j'avais pleuré comme une madeleine à cause de cette épiphanie, mais plutôt parce que je m'étais mis du shampoing dans les yeux. Bien sûr, du "shampoing qui ne pique pas les yeux!" ahahahahahah PUBLICITÉ MENSONGÈRE.

Notre virée en boîte avec Naomi allait me permettre de reprendre du poil de la bête (oui, je sais bien que mes expressions sont dépassées, laissez-moi finir mon histoire !), et de retrouver Jenna-la-délurée, plus encore que je ne l'avais été jusqu'à présent.

Ce soir, c'est moi la star.

Tout d'abord, il fallait commencer par se composer une attitude. Garder la tête haute, balancer des hanches à chaque pas (sur mes échasses plus que des talons sur lesquels je ne cessais de trébucher), embrasser la boîte d'un regard torride (en espérant être crédible, parce qu'honnêtement, je n'ai jamais su être sexy ; je suis simplement très malaisante).

Il me fallait aussi une boisson digne de ce nom pour parfaire mon personnage de femme fatale.

« Un Gin on the rocksssss, s'il vous plaît » dis-je au barman tout sourire, en papillonnant des cils et en exagérant mon accent anglais.

Je trouve le nom de ce cocktail bien présomptueux, pour du simple gin avec des glaçons. Mais j'ai déjà vu beaucoup de films où les personnages commandent cette boisson, et je trouve ça beaucoup trop classe pour ne pas les imiter.

Le barman me jauge quelques secondes du regard, et je sens mon regard se crisper. Alors, il vient ce Gin..? Enfin, il se retourne pour attraper une bouteille. Je me retourne à mon tour vers Naomi de l'autre côté du club, et lève mon pouce en direction du ciel. Tout baigne !

Je perds cependant rapidement mon sourire quand le barman pose mon verre devant moi, sans même me regarder et s'en va servir d'autres clients. Il s'agit d'eau pétillante avec une rondelle de citron vert.

« Ehoh ! Je sais que je ne les fais pas, mais j'ai 20 ans vous savez ! »

Comme ma plainte attire les regards curieux des personnes alentours, je saisis à contrecoeur mon verre d'eau et m'éloigne du bar la mine boudeuse, rejoignant Naomi qui se moque gentiment de moi.

« Je ressemble tant que ça à un bébé...? » je demande à voix basse, mais la musique du club couvre ma voix, tandis que Naomi est déjà en train de danser.

Aucun barman refuserait de lui servir de l'alcool, à elle. Naomi est élancée, belle, n'a jamais peur de l'ouvrir quand il faut avec une bonne dose de cran, et n'a pas du tout l'air d'avoir 12 ans. Je l'admire depuis toujours, dès notre rencontre en primaire. Parfois, j'aimerai bien être davantage comme elle. Et parfois, je suis aussi très contente d'être moi, car autrement, je n'aurais pas pu l'avoir comme meilleure amie.

Pendant que je sirote mon eau pétillante (je fais semblant de boire de l'alcool et d'être déjà un peu bourrée), je passe en revue le plan que j'ai élaboré avant de venir, et que je dois mettre en action dès maintenant : trouver un mec (pas besoin qu'il soit plus âgé, les garçons de mon âge font finalement plus mature à côté de Jenna le bébé), pas trop moche, et le rendre assez accro de sorte qu'il m'accompagne à la stupide soirée de Blandine. Après tout, elle n'a vu Alexandre qu'une fois en photo, et vu comme elle est bête, je n'aurai pas de problème pour la convaincre que l'inconnu est bien Alexandre.

Il n'aurait même pas besoin d'ouvrir la bouche, et il ne saurait jamais qu'il prend la place de quelqu'un d'autre... On ne resterait que quelques minutes, histoire de ! Mon plan était infaillible.

Ne manquait plus que la cible parfaite... que je pense avoir trouver.

Il est indéniablement plus vieux que moi, et semble aborder toutes les filles comme acquises. Technique de drague qui ne fonctionne pas vraiment, mais cela ne l'empêche pas de continuer à danser. Il a l'air complètement dans son monde, bien imbibé, et acceptera sûrement mes avances sans se poser de questions.

Je m'approche à peine pour danser à côté de lui qu'il me lance un large sourire séducteur. Du moins, qui se veut séducteur. On dirait plutôt qu'il cherche à gober des mouches. Ce qui pourrait marcher, en fin de compte, vu la taille de sa bouche...

J'ai dû le dévisager un peu trop longtemps, une expression à la fois dégoûtée et intéressée, car ma cible penche la tête sur le côté et fronce les sourcils.

« Excuse-moi, j'ai pas l'habitude de voir quelqu'un d'aussi beau ! » je minaude en lui criant presque dans l'oreille.

Mais dans ma tête, je m'entends dire "Excuse-moi, j'ai pas l'habitude d'examiner la glotte de quelqu'un d'aussi près !", ce qui me fait glousser bêtement. Ma cible prend mon gloussement pour un compliment quant à sa plastique, et passe sa main dans ses cheveux pour les plaquer en arrière.

« Je peux te payer un verre ? D'ailleurs, c'est quoi ton prénom ? »

Je lève mon verre encore plein au niveau de son visage, lui faisant remarquer que je n'ai pas besoin d'un verre supplémentaire.

C'est moi ou il a l'air con ? D'accord, j'ai toujours tendance à trouver tout le monde con, mais là, quelque chose me dit que ce type est vraiment bas de plafond.

« Moi c'est Jenna. Et toi ? »

« Et c'est ta copine là-bas ? Elle est mignonne. Tu t'entends bien avec elle ? »

Premièrement... t'es sourd ou bien ? C'est un code chez les hommes de ne jamais donner leur prénom ?

Deuxièmement... mais beurk ! Il essaie de me brancher avec Naomi ou quoi ? Oh bon sang. Il veut qu'on fasse un plan à trois ? Je vais vomir.

Je me mets à rire nerveusement, mais je réponds aussi sèchement que possible.

« N'y pense même pas, elle n'est pas libre. Et j'émasculerai le premier mec qui essayera de briser son couple. »

Ma cible lève les mains pour se défendre.

« Cool cool cool, je demandais, c'est tout ! C'était pour mon pote, même s'il n'aime pas que je lui arrange des coups... »

Soudain, je suis beaucoup plus intéressée par ce que dit Monsieur grande-bouche. Il est ici avec un ami ? Par hasard, est-ce que l'ami en question serait moins crétin que lui ?

« Ah bon ! Et il est où ton ami ? »

Je me mets sur la pointe des pieds pour essayer de voir derrière Monsieur grande-bouche, au cas où son ami serait là. Entourant mes épaules de son bras, je peux sentir contre ma peau son aisselle humide. Je me dégage rapidement de son emprise mouillée pendant qu'il m'attire vers un autre coin de la boîte, et s'arrête devant un homme qui nous tourne le dos.

Même si je ne vois pas son visage, je peux prédire qu'il sera beau comme un Dieu. Oui oui oui, enfin la réussite pour Jenna !

« Eh Alexandre, j'ai quelqu'un à te présenter ! »

Que... quoi ?

C'est sûrement trop cliché pour être vrai, mais Alexandre se retourne pour me faire face. Nous nous observons en chien de faïences pendant une minute, ce qui suffit largement à faire remonter tout le ressentiment que j'ai éprouvé mardi dernier.

Je ne trouve rien à lui dire, car je lui ai déjà tout dit, et que ça n'avait servit à rien. Je reste donc silencieuse, encore trop sous le choc pour pouvoir faire quelque chose.

Alexandre, sur le point de dire quelque chose, ouvre la bouche puis la referme. Je crois que lui non plus n'a rien à me dire.

Jenna. Es-tu toujours folle ?

Je lui balance le contenu de mon verre à la figure.

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