douze (coups de minuit)

J'adore les enfants.

Je me sens plus libre avec eux plutôt qu'en compagnie d'adultes... probablement parce que ma mentalité se rapproche davantage de celle d'un enfant insouciant que de celle d'un adulte aux multiples responsabilités.

La vie était beaucoup plus simple lorsque nos problèmes se résumaient à échanger des billes ou des cartes Pokémon, gagner aux jeux de récréation, et s'assurer que notre amoureux/se officiel ne s'aperçoive pas que nous avions d'autres petits copains officieux prêts à le remplacer dès qu'il nous aurait annoncé avec le plus grand des sérieux dans une petite boulette en papier, qu'il ne nous aimait plus à 100% mais qu'à 70%.

A cette époque, nous étions encore loin d'imaginer que des choses comme des impôts, un patron profitant de sa position hiérarchique pour vous tyranniser, une tromperie, de mauvaises décisions gouvernementales, la disparition d'un proche, étaient capables de ruiner une vie.

Tout cela était bien trop abstrait dans nos petites têtes, et c'était bien mieux comme ça. Parce qu'une fois passé du côté obscur, il n'était plus question d'en sortir.

J'éprouvais souvent une immense nostalgie en me remémorant mon enfance. De fait, j'avais trouvé une occasion de redevenir une enfant un soir par semaine en gardant Gabriel et Anaé, de respectivement huit et six ans. Aussi parce que je restais une adulte, et qu'un adulte a toujours besoin d'argent.

Aujourd'hui cependant, je ne ressemble pas du tout à une enfant, mais plutôt à une mère au foyer désespérée.

J'ai de la colle dans les cheveux, un Pépito à moitié grignoté dans une main et une télécommande dans l'autre. Anaé essaie tant bien que mal de me tirer le bras afin d'attraper la télécommande placée hors de sa portée, et Gabriel s'est accroché à l'une de mes jambes, manquant de me faire tomber à chaque pas.

Ils se chamaillent concernant la chaîne de télévision qu'il souhaite regarder, pendant que j'essaie vainement de les calmer et de coincer mon téléphone portable entre mon oreille et mon épaule.

« Gabriel s'il te plaît laisse-moi marcher... On a déjà regardé trois épisodes de Ben 10, maintenant c'est au tour du Monde des Winx. »

La sonnerie retentit à l'autre bout du fil.

« Mais c'est NUL ! » s'écrit Gabriel qui enserre plus fortement ma jambe, quitte à me couper la circulation. « C'est un truc de fille ! »

« Ah bon ? Pourtant la dernière fois qu'on a regardé, tu connaissais les prénoms de toutes les fées... Si ça c'est pas une marque d'intérêt, va falloir m'expliquer pourquoi tu avais les larmes aux yeux quand Stella s'est faite enlevée par la Reine cruelle. »

Je lance un clin d'œil complice à Gabriel, qui reste totalement coi. Il ne pensait pas s'être fait prendre la main dans le sac, et le voilà laissé sans argument pour batailler. Sa petite sœur le pointe du doigt et se met à ricaner.

« Ah ah ah, Gabriel est amoureux de Stella ! Ah ah ah ah ah ! »

« Allô ? » demande une voix dans le combiné.

« Salut Alexandre, c'est Jenna ! » dis-je en couvrant la voix d'Anaé.

« Oui, je l'ai deviné en voyant ton prénom apparaître sur mon écran, » répond-t-il sur un ton qui dissimule un sourire en coin.

Est-ce qu'Alexandre-le-râleur est en train de me taquiner ?

Je rigole comme une bécasse, ce qui n'atténue en rien ma démonstration de stupidité.

« Je voulais te prévenir que... Euh, je ne te dérange pas au moins ? Je peux te rappeler si tu veux. »

« Non ne t'en fais pas, je viens de sortir du boulot. Je suis dans ma voiture. »

« J'espère que tu utilises un kit mains libres ! Ce serait bête que tu renverses encore une inconnue... »

Mes lèvres s'étirent en un sourire goguenard. On peut être deux à jouer à ce jeu-là.

Il me semble qu'Alexandre répond quelque chose, mais je n'entends strictement rien à cause du cri de Gabriel. Il est si aigu que même les baleines pourraient l'entendre.

« C'EST MÊME PAS VRAI ! »

« Ça suffit ! Si vous ne vous mettez pas d'accord, on regarde ce que j'aurai décidé, autrement dit Les Supers Nanas ! »

Gabriel et Anaé poussent des jérémiades dans un même élan, protestant que l'on regarde tou-jours ce dessin animé. Oui, bon, j'abuse peut-être un peu de mon autorité pour mettre mes cartoons préférés.

« Hein ? »

Pendant un instant, j'avais oublié que j'étais en pleine communication téléphonique.

« Pardon, je ne disais pas ça pour toi... »

« C'est ton amoureux au téléphone ? »

« C'est qui ? Il va venir regarder la télé avec nous ? »

« Mais non ça n'est pas mon amoureux... »

« Je t'entends très mal. Tu es avec quelqu'un ? »

« Ce sont les enfants... »

« Je veux pas regarder Les Supers Nanas ! »

Cette conversation est devenue un vrai foutoir. Je ne sais même plus qui dit quoi.

Comme moyen de distraction pour que les petits monstres me rendent ma liberté de mouvement, je lance la télécommande à travers le salon, et atterrit docilement sur le canapé. Ils se jettent inévitablement dessus, ce qui me permet de m'éloigner.

« Si à mon retour vous n'êtes pas sagement installés devant la télé, ce sera bataille de polochons ! » je menace avant de m'enfermer dans la salle de bain.

Malgré ma tentative de couvrir le micro du téléphone, Alexandre a dû être témoin de cet échange puisqu'il est en train de rire.

« J'aurais bien aimé avoir une baby-sitter comme toi. Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire ? »

Son compliment me déstabilise tellement que j'en ai oublié jusqu'à la raison de mon existence, si tant est qu'il y en ait bien une.

« J'ai trouvé comment réaliser l'un de tes accomplissements jeudi prochain. Réserve ta soirée, je t'enverrai l'adresse par texto. Un conseil : vient en smoking et travaille ton calcul mental. »

« Si je ne m'abuse, ça fait deux conseils... »

« Tu vois, tu révises déjà ! À plus ! »

« Est-ce que je dois m'attendre au pi- »

Je ne lui laisse pas le temps de finir sa question et lui raccroche au nez. N'a-t-il toujours pas adopté le réflexe de se méfier quand il s'agit d'un de mes plans ?

J'entrebâille la porte de la salle de bain afin d'y laisser passer ma tête.

« ATTENTION, J'ARRIVE ! »


✻ ✻ ✻


« J'ai rien à me mettre ! »

Cette rengaine en est devenue cliché, et pourtant, elle a été prononcée au moins une fois dans la bouche de toutes les jeunes filles de l'univers.

Elle ne veut cependant pas dire que notre garde-robe est vide et que nous n'avons plus qu'à nous balader dans notre plus simple appareil, mais que la frustration est grande de ne pas trouver LA tenue parfaite pour un événement.

En l'occurence, cela fait deux heures ce mercredi soir que je fais un véritable défilé de mode devant Naomi, juge allongée sur mon lit avec Tigrou. Mais aucune tenue n'est adéquate, et m'oblige à passer d'une tenue 1 jusqu'à une tenue 4, avant de revenir à la tenue 1.

« Essaie la robe que je t'ai apportée ! » répète Naomi pour la centième fois, se confrontant toujours à un refus.

Mais cette fois, je la prend pour lui faire plaisir, et aussi parce qu'il ne me reste plus vraiment d'autre choix. Or, je sais d'avance que je n'entrerais jamais dans du 34. D'ailleurs, si je force trop, je sens que la fermeture va craquer.

En même temps, si tu t'enfilais pas trois Bounty pour le goûter !

Instinctivement, je penche la tête par-dessus mon épaule pour inspecter le volume de mon postérieur, et pose une main sur mon ventre comme pour l'aplanir.

Je n'ai certes pas la taille de Audrey Hepburn, mais je ne dois pas pour autant m'auto-critiquer sur mon tour de taille. Tu ne ressembles pas non plus à Godzilla, on se calme... Les femmes en chair peuvent aussi être sexy.

Mais comment être sexy, sans tomber dans la provocation, si je n'ai rien à mettre ?

« Tu as pensé à essayer ta robe du bal de Noël de Terminale ? » demande distraitement Naomi, qui est beaucoup plus intéressée par ce qu'il se passe sur son téléphone.

Elle doit probablement envoyer un milliard de messages à Vincent, comme d'habitude.

« Tu parles de ma robe longue noire ? » Si ma bedaine ne gêne pas la fermeture éclair... « Ça ne fera pas trop habillé ? »

Je pars à sa recherche dans mon placard, et l'enfile directement. Verdict : passera, passera pas ?

« Si tu vas à une soirée sur Paris, invitée par cette Blandine... » commence Naomi en riant, me montrant la photo de profil Facebook de ma camarade de classe (en maillot de bain Chanel dans une mer d'un bleu se confondant avec le ciel). « ... tu ne seras jamais trop habillée, crois-moi. Bon, et cet Alexandre, c'est l'amour fou ? »

Cette remarque déclenche en moi un rire nerveux, en même temps que je secoue la tête.

« J'ai plus neuf ans, je ne tombe pas amoureuse d'un claquement de doigt. Alexandre est... très beau, gentil reste encore à confirmer. Pour le moment, il me supporte, et je ne sais pas comment il fait. Je dirai que c'est plutôt bon signe ! »

Je zippe la fermeture jusqu'en haut, et je ne suis même pas serrée. Yes !

« Est-ce que ça aurait aussi quelque chose à voir avec Timothée..? » se risque Naomi.

Sa question rhétorique me coupe la voix, et je n'ai pas besoin de répondre. Elle me connaît trop bien.

Un silence gênant s'installe, pendant lequel je m'occupe, tête baissée, à m'arracher les petites peaux mortes de mes pouces, jusqu'à ce que j'en saigne. Ça ne sert à rien de penser à lui.

Histoire d'éviter de plomber l'ambiance trop longtemps, Naomi me rejoint en face du miroir de ma chambre, et contemple mon reflet.

« Et bah voilà, tu es très mignonne ! »

J'ai toujours été mignonne. Pas jolie, pas belle, pas magnifique. Juste mignonne.

« Tu vas faire tourner la tête d'Alexandre. Et surtout, amuse-toi, c'est le principal ! »

À défaut de pouvoir rendre Alexandre raide dingue de moi, il est certain que l'on va prendre du bon temps. Surtout lui, j'y compte bien.

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