Je n'ai pas toujours été le roi des râleurs.

Je me souviens comme si c'était hier de l'époque où me lever le matin n'était pas une épreuve, où j'allais régulièrement prendre un verre avec des amis, où mon rire était encore un réflexe et ne sonnait pas faux à mes oreilles.

Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas à quel moment les choses ont changé, quand est-ce que le sens de mon existence m'a échappé.

Je n'avais aucune raison d'être malheureux. Aucun de mes proches n'était décédé, je ne m'étais pas fait licencié, je n'avais pas le moindre signe de maladie grave.

Simplement, j'ai arrêté de vivre pour survivre.

C'était comme se retrouver à marcher sur un tapis roulant allant en sens inverse, nager à contre courant, ou faire du vélo avec un vent de face. Ces efforts pour avancer me rendaient de plus en plus épuisé, mais le sur place se révélait inexorable.

La routine s'était installée confortablement, pour ne rien laisser qu'un ennui profond. J'étais devenu le spectateur de ma propre vie, défilant comme un "time lapse" au cinéma.

Et puisque je n'avais remarqué aucune transition dans mes humeurs, je laissais faire le cours des choses. Je me disais que cela s'arrangerait tout seul, que mon métier redeviendrait un plaisir, et que mon envie de néant disparaitrait.

Au contraire, ce vide gratta les contours de ma poitrine, et son omniprésence se fit ressentir tous les jours, plus lourd. Il était comme mon ombre, mais ne se voyait que dans l'obscurité. Parce qu'il n'y avait jamais de soleil dans ma vie.

Si j'avais su que la lumière arriverait en même temps qu'un cyclone dégageant les nuages à coups de coïncidences délirantes (rien que cette phrase est insensée), je ne l'aurai pas cru.

Je déteste l'avouer, mais Jenna est l'une des meilleures choses qui me soit tombée dessus (on peut le dire).

Au début, je l'avais en horreur. Qui donc avait pu élevé cette personne menteuse, voleuse et insolente ? Qui était-elle pour bouleverser ma routine ? Elle avait failli faire de moi un criminel, elle m'avait fait consommer de l'essence en plus en la déposant à son université, m'avait mise en retard à l'agence, m'avait volé mon agenda, et avait osé se mêler de ce qui ne la regardait pas !

Enfin, c'était elle qui m'avait tenu éveillé jusque tard dans la nuit, les jours suivant notre rencontre. Plus particulièrement le souvenir que j'avais d'elle. Va savoir pourquoi, je n'arrivais pas à me la sortir de la tête.

Ses paroles résonnait en boucle dans mon cerveau, et j'échouais à vouloir arrêter le bouton imaginaire replay. Comment une gamine pouvait-elle avoir une vision plus limpide que moi sur ma situation ?

Son magnifique lancé de verre au Night Club me permit de me remettre les idées en place, et ce ne fut qu'à partir de ce moment que j'envisageai l'éventualité d'apprendre à connaître Jenna. Je ne l'avais toujours perçu que comme Le Problème, et jamais comme un être humain à part entière.

Mais sous ses airs de délurée, elle avait l'air douce.

Et puis, elle m'avait fait prendre conscience de beaucoup de choses en une semaine : que je m'apitoyais sur mon sort, que je ne faisais rien pour aller mieux, et que malheureusement, il n'y avait que moi qui était en mesure de me requinquer.

C'est à moi d'inverser le sens du tapis roulant.

Jenna... est une jeune fille étonnante. Je crois que je commence à l'apprécier. Même s'il y a beaucoup de fois où elle me met hors de moi parce qu'elle fait n'importe quoi. Je dois tout de même garder mon rôle d'adulte responsable.

Mais plus nous passons du temps ensemble, moins j'ai de mal à me laisser aller. Je suis son rythme, et ça me fait un bien fou.

J'ai passé une soirée pleine de rebondissements aujourd'hui. Mon stock de sérotonine n'a pas été aussi important depuis longtemps. Nous étions à deux doigts de la catastrophe à cause des bêtises de Jenna, mais tout s'est bien terminé (Dieu merci).

Je ne me rends compte de cette soirée fantastique qu'une fois seul dans ma voiture, conduisant sur les quais de Paris. Je découvre comme pour la première fois les eaux miroitantes de la Seine, la majesté des ponts qui la surplombent et cette Tour de fer éclatante qui s'érige contre une nuit sans étoiles.

Toutes les étoiles s'étaient données rendez-vous dans les yeux de Jenna, qui brillaient d'excitation en apprenant mon coup de chance au black-jack.

Voir son visage s'illuminer progressivement par un sourire est l'une des visions les plus marquante de ma vie. Et j'espère pouvoir m'en rappeler avant mon repos éternel, afin de me souvenir toujours du bonheur.