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« Mademoiselle Bauer, par-ici pour la photo ! »

« Jenna, un petit sourire ! »

« Jenna Bauer, par-là s'il vous plaît ! »

« Mademoiselle Bauer bonjour, journaliste de Vanity Fair. Qu'est-ce que cela fait de voir sa carrière dans le mannequinnat décoller aussi vite en trois ans ? Qu'est-ce qui a changé depuis votre premier photoshoot pour Query & Mather en 2018 ? »

« Jenna, un autographe ! »

« Est-ce que les rumeurs sur votre présence durant le tournage du dernier film de Quentin Tarantino sont vraies ? Pensez-vous pouvoir gagner un Oscar l'année prochaine ? »

~~~

Quoi ? Ce n'est pas ainsi que vous envisagiez mon avenir ?

Après l'annonce de Florence, je m'imaginais déjà sur toutes les couvertures de magazines, sur tous les panneaux publicitaires, et sur tous les culs de bus circulant à travers le tout Paris.

J'allais remplacer une mannequin sûrement très reconnue dans le milieu, et c'était moi que Florence voulait, pas une autre. N'était-ce pas formidable ? L'occasion de ma vie ? Que faisais-je encore assise dans des amphithéâtres à l'université quand je pouvais défiler sur des podiums dans le monde entier ?

Bien entendu, j'aurai dû me douter que tout ceci était trop beau pour être vrai.

Ce n'était pas demain la veille que mon visage serait exposé sur des publicités. Mes mains, en revanche, oui.

C'était bien ça. On m'avait engagé pour être mannequin mains. C'étaient mes mains les stars pour la journée.

Mes mains allaient donc poser pour une grande marque de bijoux, spécialisée dans les bagues. En même temps, je savais bien que je n'avais pas le physique pour être mannequin vêtements. Où avais-je la tête ?

Florence m'attira au plus vite dans son bureau afin de signer un contrat, où mes cours de droits me furent enfin utiles pour déceler un mauvais d'un bon contrat. Une fois que tout fut en ordre, Florence, Dana et Alexandre (au téléphone avec le client de la marque de bijoux) m'accompagnèrent tous à l'étage au-dessus, où se trouvait tous le matériel nécessaire pour un shooting photo.

Une professionnelle accapara immédiatement mes mains pour les laver et leur prodiguer la plus belle manucure que je n'avais jamais eue. J'avais l'impression de pouvoir contempler mon reflet dans mes ongles brillants.

Dis donc, c'est pas de la gnognote leurs séances photos !

Comme une marionnette, on me déplaça de nouveau d'un endroit à l'autre, jusqu'à ce que quelqu'un me visse (au sens figuré) les fesses sur une chaise, juste au milieu d'un fond blanc. Devant moi était disposé une table tout aussi blanche afin que j'y pose mes coudes, et en face, un appareil photo avec un énorme objectif.

Derrière l'appareil, Dana portait un petit plateau en mousse où étaient enfoncées les bagues que j'allais porter. A côté d'elle faisant les cent pas, Alexandre passait encore des coups de fil les sourcils froncés tout en se pinçant l'arête du nez. Quant à Florence, elle discutait sans se préoccuper de moi avec le photographe.

C'était intimidant tout à coup, d'être entourée de personnes aux responsabilités aussi importantes. Et j'en étais devenue une aussi, par un simple coup du sort.

Et dire que tout ça ne serait pas arriver si je n'avais pas provoqué d'accident de voiture ! Quelles bonnes idées j'ai parfois.

Enfin, une assistante vint enfiler pour moi les bagues à mes doigts, de toute beauté sous les spot de lumière. Il y en avait pour tous les goûts, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Or blanc, or jaune, or rose, en spirales, en noeuds, en zigzag, avec diamant, rubis, émeraudes, saphirs, perles. Certaines représentaient des cœurs, des gouttes d'eau, des fleurs, parfois plus exotiques, des têtes d'animaux.

Ce serait vous mentir que d'affirmer que toutes ces bagues ne me faisaient pas rêver. Je n'avais jamais été très coquette, mais posséder ce genre de bijoux conféraient un certain prestige. Bravo la pensée capitaliste ! De toute façon, il était impossible que je puisse me payer une bague de cet ordre un jour. Autant profiter d'aujourd'hui.

Les premières photos furent divertissantes. Sachant que ma tête ne serait pas visible sur les clichés, je m'amusais à faire la grimace à chaque nouveau clic du photographe. Au bout de la dixième prise, ça n'avait plus rien de drôle. Je commençais à m'ennuyer sévèrement, et j'avais des crampes dans les doigts — je ne savais même pas que c'était possible !

Je lève ainsi les yeux de la table bien trop blanche et des bijoux bien trop étincelants pour me tenir au courant de ce qu'il se passe derrière l'objectif. Florence a disparu, mais je constate qu'Alexandre est toujours là, pour mon plus grand plaisir.

Il n'est plus au téléphone comme tout à l'heure, et se tient fermement campé sur ses deux jambes, les bras croisés et sourcils froncés. Comme toujours. Il ne se détend jamais celui-là ?

Mais bien vite, je crois comprendre la raison de sa posture. Juste à côté de lui se trouve une Dana soudainement très active, pour une secrétaire. Elle ne cesse de lui parler, de se pencher pour lui chuchoter des choses tout en accentuant son décolleté, rejète la tête en arrière pour rire, entortille des mèches de cheveux blonds autour de son index, effleure le bras d'Alexandre en lui jetant des regards torrides.

Dana est en plein plan drague.

Oh la s... saltimbanque !

Elle en profite parce que je ne peux pas bouger et parler à Alexandre (qui a l'air plus saoulé qu'autre chose). Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.

Je me racle la gorge pour attirer son attention, et lui offre l'un de mes plus beaux sourire.

« Dana, voudriez-vous bien m'apporter un double espresso ? J'ai le gosier très sec... Ah et un morceau de sandwich avec ceci. Merci ! »

Ça, c'est ma petite revanche personnelle. Dana grimace, mais soucieuse de ne pas se faire virer demain, s'en va chercher ma commande et laisse Alexandre tout seul.

D'ailleurs, que fait-il encore ici ? S'il travaille dans la communication, il n'a pas vraiment besoin d'assister aux séances photos... Enfin, je ne me plains pas de sa présence ! J'essaie simplement de trouver une raison que le pousserait à rester... excepté ma beauté exceptionnelle.

Honnêtement, je ne comprends même pas sa présence ici. Au sein de l'agence Query & Mather. Je ne l'ai pas vu sourire une seule fois, ou se montrer ne serait-ce qu'un peu enthousiaste par mon sauvetage de leur séance photo. On dirait que tout ce qu'il fait est une punition, un fardeau aussi lourd que celui d'Atlas portant le monde sur ses épaules.

Alexandre n'est pas heureux, et ça se voit. Alexandre n'est pas heureux, et tout le monde s'en fiche.

J'éprouve brusquement un élan de compassion pour lui, qu'il doit peut-être lire dans mon regard insistant. Néanmoins, il détourne les yeux et s'apprête à partir au moment où l'assistante s'écrie, paniquée :

« Il nous manque la dernière bague ! »

L'assistante se met à chercher dans chaque recoin de la pièce la bague manquante, mais c'est Alexandre qui la trouve en premier, aussi rapide que l'éclair.

Désormais agenouillé devant moi, il se redresse promptement et met lui-même la bague à mon doigt. Il est si précautionneux dans ses mouvements que cela me fait rougir jusqu'aux oreilles. Je le remercie dans un chuchotement, et nos regards se croisent de nouveau.

Si nous nous étions trouvés dans un film romantique, des poissons et des oiseaux seraient déjà en train de chanter « Décide toi, embrasse-la. Shala la la la la la, my oh my ! Il est intimidé, il n'ose pas l'embrasser. »

Mais pour le moment, c'était plutôt mission impossible...

Sans un mot supplémentaire, Alexandre regagne sa place derrière le photographe, et le dernier cliché de la séance est pris sans même que je m'en rende compte. Et, sans cérémonie aucune, Alexandre et moi sommes mis à la porte car c'est l'heure du shooting suivant.

Ainsi sur le palier de l'étage, Alexandre hoche la tête.

« C'était un super shooting, tu étais très bien, » dit-il, le visage toujours aussi fermé.

Bah cache ta joie mon gars ! Même pas un petit merci de vous avoir sauvé la mise ? Non ? Bon...

Eh, c'est moi où Alexandre vient de me tutoyer ? J'ai l'impression que nous avons franchi une étape, ce qui est déjà pas mal. Je lui souris comme une idiote, puis me souviens de ma question de tout à l'heure.

« Excuse-moi d'être un peu directe mais... pourquoi tu travailles ici ? »

« P-pardon ? » bégaie Alexandre en clignant des yeux.

« Je t'ai un peu observé pendant la séance photo, et on avait plutôt l'impression que tu assistais à un enterrement. A ta place, je serais un peu plus contente d'être là, non ? »

J'ai le sourire aux lèvres, mais je suis intimement convaincue que plus je parle, plus je m'enfonce. Je vois la mâchoire d'Alexandre se contracter, ce qui n'est pas bon signe.

« Excuse-moi d'être un peu direct, mais qui es-tu pour savoir mieux que moi si je suis à ma place dans cette agence ? »

Sa réponse me fait l'effet d'une gifle. Je me recule d'un pas, les sourcils froncés. Il n'y a pas que lui qui peut se mettre en colère !

« Pas la peine de montrer les crocs ! Je disais seulement ça pour te faire réaliser que, peut-être, ta vie est nulle ! »

Oh merde. Non, ce n'est pas du tout ce que je voulais dire ! Enfin, j'y avais pensé évidemment, mais dans ma tête, j'entendais plutôt "je disais seulement ça pour te faire réaliser que, peut-être, ce métier n'est pas celui qui te convient."

Je deviens livide, et essaie de me rattraper par quelques balbutiements.

« Non, pardon, je ne voulais pas dire ça... C'est que... Tu as simplement l'air... Je voulais t'aider... »

Je sue à grosse goutte, et il m'est difficile de déglutir. Je suis véritablement embarrassée, et Alexandre ne peut plus se contenir.

« Oh mais c'est intéressant ça, mademoiselle Jenna Bauer a la parole divine ! Et bien sûr, c'est à elle de vous dire ce que vous devez faire de votre vie ! Désolé de te faire redescendre sur terre, mais jusqu'à aujourd'hui, Jenna Bauer n'était personne. Tu croyais peut-être te faire un nom dans la publicité ? Tu as de l'espoir. Jenna Bauer, petite étudiante, se permet de juger des personnes bien plus expérimentées qu'elle, qui gagnent mensuellement ce qu'elle-même ne gagnera jamais en un an ? C'est une plaisanterie ! Je sais ce que je vaux et ce que je veux. Je ne pense pas que tu puisses en dire autant. »

La bouche entrouverte en une expression dégoûtée, chaque mot qu'Alexandre prononce avec tant de facilité me percute en plein cœur. Va savoir comment, il a su cibler mes points faibles et retourner la situation pour se sentir supérieur. Ça prouve bien qu'il a une vie de merde.

Pathétique. Ravalant mes larmes, je contourne Alexandre la tête haute et me précipite dans les escaliers pour atteindre la rue. Il faut que je sorte, que je m'en aille de cet endroit horrible occupé par des personnes tout aussi horribles.

Je n'en reviens pas. Alexandre a défoulé sur moi tout son courroux comme sur un punching ball, alors que — maladroitement — mon intention était de l'aider. J'inspire et j'expire afin de me calmer, et suis à quelques mètres plus loin dans la rue quand j'entends Alexandre me rattraper.

« Attends ! »

Il a dû se rendre compte que ses paroles n'étaient que méchanceté gratuite, que je ne méritais pas que l'on me parle sur ce ton alors que je voulais tout simplement l'aider. Pleine d'attente, je fais volte-face.

Alexandre a bien vu mon air blessé, et il semble hésitant, les coins de la bouche tordus. Il regrette ses mots, c'est évident.

Toutefois, ce n'est pas aujourd'hui que j'aurai le droit à des excuses.

« Tu as oublié ça. C'est un cadeau de la part de la marque de bijoux. »

Il me fourre dans la paume de la main une bague (sûrement en toc) rosée, en forme d'orchidée et arborant un strass à la place du pistil de la fleur.

Mais je m'en fou de ta bague à la con !

Mes doigts se resserrent sur le bijou, aussi fort que pour l'écraser. Une envie de rire de colère me prend à la gorge, et je finis par relâcher la pression. Ce n'est en aucun cas un rire joyeux, ce qu'Alexandre remarque très bien.

Je secoue la tête puis plante mon regard dans le sien. Je détache chaque syllabe de mes paroles, afin qu'il comprenne clairement ce que je lui dis.

« T'es con toi. T'es vraiment con ! C'est pas possible ce que t'es con ! J'ai jamais vu un con pareil ! Tiens c'est simple, s'il existait un concours de con tu finirais deuxième ! »

Tout en parlant, je me recule d'un puis deux mètres, avant de reprendre mon chemin en lui tournant le dos. D'une marche dynamique, je m'éloigne en faisant claquer mes chaussures contre le sol.

« Pourquoi deuxième ? » crie Alexandre dans mon dos, ne pouvant pas s'en empêcher.

« Parce que t'es trop con pour finir premier ! » je crie à mon tour sans me retourner.

Des personnes outrées de mon vocabulaire tournent la tête vers moi en me dévisageant, et puisque je suis lancée à deux cent kilomètres-heure sur l'autoroute de la rage, je leur montre mon majeur.

Il va me falloir quelque chose de fort pour décompresser. Je sais que je vais pouvoir compter sur Naomi.

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