10+1

Alexandre nous a quitté.

Ce fut une tragédie, une perte dévastatrice pour ses proches. Il n'avait même pas atteint la fleur de l'âge, ni la sagesse venant avec l'expérience.

Non, en réalité, il était simplement parti dans la cuisine me chercher une poche de glace, destinée à réduire le gonflement de ma main ; nous laissant seuls assis autour de la table basse, Mathéo et moi.

Face à face, nous nous défiions du regard. Le premier (et donc le plus faible) à détourner les yeux s'avouerait vaincu, et Dieu sait combien je suis une mauvaise perdante.

La tension est palpable dans la pièce. Un tressaillement en apparence inoffensif de paupière est en mesure de déstabiliser l'adversaire, de le faire craquer.

Mathéo arque lentement un sourcil, tandis que je plisse les yeux. Pour un peu, on s'attendrait à voir un virevoltant traverser en silence la table basse qui nous sépare, et entendre la musique d'Ennio Morricone dans le western Le Bon, la Brute et le Truand.

Doucement, ma main migre vers ma ceinture où est accroché mon revolver, afin d'abattre mon ennemi plus vite que mon ombre.

Malheureusement, les portes battantes du saloon (la cuisine) s'ouvrent sur le Marshal de la ville, et interrompt notre duel.

Ce n'est que partie remise, cowboy.

« Si je vous ai convoqué aujourd'hui en ce lieu... » commence Mathéo d'un ton solennel qui ne lui sied pas du tout.

« Si c'est pour une séance de spiritisme, ça n'est pas comme ça qu'il faut s'y prendre. Et si les fantômes existaient, ça se saurait ! Un jour, j'ai essayé d'invoquer la Dame Blanche devant mon miroir. J'étais sûre que ça n'allait pas marcher, mais mon frère a débarqué pile au bon moment, parce qu'il était somnambule. J'ai eu la peur de ma vie ! C'était vraiment... »

Je me mets à rire toute seule en songeant à cette anecdote, mais les regards impatients de mes deux voisins m'indiquent clairement qu'ils ne partagent pas mon point de vue.

« ...pas le moment, ok, continue ? »

« Après cette intervention absolument pertinente qui me rappelle qu'aller droit au but est essentiel, » raille Mathéo, « je ne vais pas y aller par quatre chemin. Alexandre : tu te laisses complètement aller. Regarde un peu ta tenue et ton appart', on peut pas vivre comme ça ! »

Interloquée, je jète coup d'œil de biais aux habits d'Alexandre, que j'avais déjà remarqué un peu plus tôt et qui ne m'avaient pas particulièrement choquée. Devrais-je l'être ? Mathéo connait Alexandre depuis bien plus longtemps que moi, certes, mais tout me paraît normal. Même cet appartement est impeccable !

Ce n'est d'ailleurs qu'à cet instant que je prends pleinement conscience de l'espace où je me trouve.

En seulement deux semaines, j'ai réussi à monter dans la voiture d'Alexandre, à me rendre à son lieu de travail, et aujourd'hui à m'introduire dans son domicile.

Belle invasion non ?

Tout à coup je me sens telle une exploratrice dans un secteur inconnu et hostile que je dois apprivoiser.

Je suis Christophe Colomb. J'ouvre une nouvelle route des Indes. Je ne le sais pas encore, mais ma découverte des Caraïbes entraînera la découverte d'un continent, le Nouveau Monde. L'Amérique.

Je suis Neil Armstrong. Premier homme à poser un pied sur la lune, il m'est possible d'apercevoir la Terre depuis mon emplacement. "C'est un petit pas pour l'homme, mais un bond de géant pour l'humanité".

Je suis Le Docteur. Mon TARDIS me dépose une fois de plus sur une nouvelle planète, dont il me tarde d'examiner les mystères.

« Tu es tout le temps dans la lune, » reprend Mathéo, qui me tire de mes pensées par une jolie transition. « Tu ne fais plus de sport... »

Ah bon ? Et qu'est-ce que ça donne quand c'est le cas alors ?!

« ...tu m'envoies des memes à trois heure du matin parce que tu ne dors pas. Et tu ne dors pas parce que tu n'as pas envie d'être au lendemain. Je te le dis parce qu'on est pote, tu files un mauvais coton. Hors de question que je regarde mon meilleur ami, mon frère de cœur, mon bro, tomber en dépression les bras croisés. On va te redonner le goût des choses, tu vas voir ! »

Comment ça "on" ? Quel rôle je suis censée jouer, dans tout ça ?

« Et c'est le moment que tu choisis pour m'expliquer ce que je fais là... » je souffle à Mathéo, penchée vers lui, entre mes dents serrées en un sourire Colgate.

« De ce que j'ai compris, tu as eu l'effet d'un boulet de canon dans la vie d'Alexandre depuis votre accident de voiture. Mine de rien, j'ai l'impression que tu le ménages, or, c'est exactement ce qu'il lui faut. Alors, si tu pouvais mettre ton don à son service, je suis certain qu'on en tirerait beaucoup de résultat. Qu'est-ce que tu en dis ? »

La question est lancée à la cantonade, mais je n'ose pas répondre avant le premier intéressé. Evidemment que je suis partante, mais que dira Alexandre ? Après tout, je ne pense pas qu'il me considère comme une amie.

Cela fait deux fois en deux semaines qu'il se fait exposer les faits de manière totalement passif. Cette fois, il a le pouvoir de changer les choses.

Mais vu le discours de Mathéo manquant cruellement de tact, Alexandre risque de se sentir embarrassé, voire humilié.

Pourtant... Il soupire. Il n'a pas refusé ! Mais il n'a pas encore accepté.

« Qu'est-ce que tu proposes ? »


✻ ✻ ✻


En pas moins d'une heure, nous avons listés sur une feuille de papier intitulée "LISTE D'ACCOMPLISSEMENTS" tout ce qu'Alexandre n'a jamais fait.

« Voler dans un magasin ? La base, » je l'interroge.

Il secoue négativement la tête. Nous sommes bien partis...

« Tricher à un contrôle ? » je persiste.

« Même pas à la fac ! » s'exclame Mathéo en riant à la place d'Alexandre.

Par la suite, Mathéo et moi alternons les questions. Mais à chaque fois, nous nous confrontons à un mur.

« Dépasser les limites de vitesse ? »

« Non. »

« Se faire porter malade pour ne pas aller au travail ? »

« Il faut bien que je gagne de l'argent si je veux manger le soir ! »

« Fumer un joint ? »

« Je n'ai pas envie d'abîmer mon cerveau. »

« Ne pas sortir d'un cinéma pour pouvoir voir deux films sans payer le deuxième ? »

« Qui fait ça ? »

« Manger des frites avec une Danette au chocolat ?! »

« C'est dégoûtant ! »

« Se curer le nez en cachette ? »

« Non ! »

« Dire à un ami qu'on est malade pour pas sortir et regarder Netflix toute la soirée ? »

« Je n'ai pas d'abonnement. »

« Regarder sur le compte de quelqu'un d'autre alors ? »

« Non plus. »

« Vendre les affaires de son ex sur Leboncoin ? »

« Non. »

« Faire croire qu'on est sourd pour éviter de se faire draguer ? »

« Non. »

« Lorsqu'un serveur d'un restaurant demande "C'est pour manger ?", répondre "Non, c'est pour un tennis" ? »

« Non. »

« Hurler les paroles des Lacs du Connemara dans les rues de Paris en pleine nuit ?? »

« NON ! »

Autant vous dire que la liste n'était pas longue, mais in-ter-mi-nable. J'avais été loin du compte en pensant que sa vie professionnelle était nulle : ses trente-trois ans de vie entière ne se résumaient qu'à suivre les règles. A croire qu'Alexandre se rapprochait plus de l'automate que de l'être humain...

Ainsi, Mathéo et moi étions chargé de lui faire dépasser le plus possible ses limites, et toutes les occasions étaient bonnes.

Une fois rentrée chez moi, il s'avéra impossible de faire disparaître ce sourire débile de mon visage. En réalité, je me rendais compte que j'avais presque trouvé mon clone au masculin : toujours sage, prenant garde à ne pas se faire remarquer ni à causer le moindre dérangement...

Le changement devait être radical.

Il était temps d'être fou à deux.

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