Tombée sur l'inconnue - Prologue

Tout a commencé dans une triste ville de campagne... Enfin non, pas tout, tout. Mais cette histoire-ci, c'est bien là qu'elle commence. Ce matin-là, il pleuvait. Mais pas une petite pluie rafraîchissante comme on peut les aimer dans le nord, mais une grosse averse qui n'en finissait pas. La fin de matinée approchait mais le ciel était si sombre qu'on aurait tout aussi bien pu être en pleine nuit sans remarquer de différence. Les passants étaient rares, ce qui n'était pas du tout étonnant vu le temps qu'il faisait. Bien sûr, les gens d'ici étaient bien habitués à la pluie mais ils avaient leurs limites ! Un jeune homme encapuchonné se hâtait sur les pavés glissants. Il s'efforçait de longer les murs, cherchant le moindre rebord de toit comme abri. De temps à autre, il jetait un regard inquiet par-dessus son épaule. À force de prêter plus d'attention à ses arrières qu'à ses avants, l'inévitable arriva et il percuta le dos d'un homme de plein fouet. Le géant qui lui faisait désormais face l'empoigna par l'épaule et le plaqua contre le mur le plus proche. Voyant le visage de l'encapuchonné maladroit, son visage colérique se déforma en un grand sourire moqueur. Ce qui n'était pas tellement mieux pour la victime.

— Tiens donc, mais voilà Claude le nabot... Alors comme ça, tu fais pas attention à où tu marches, hein ? On dirait que t'es pressé de te planquer dans ton trou !

— Eehhh... Excuse-moi Sylvestre, je... Heu, je t'ai pas vu, il fait tellement sombre... Ha ha...

— Bah voyons, minable, tu m'as pas vu, hein ? Pis tant que j'te tiens, t'oublieras pas que tu me dois de l'argent, hein ? T'en as sur toi peut-être ?

— Heu... Non j'ai rien sur moi mais... Je te dois rien du tout !

— Hé là, tu prends de l'assurance, hein ? J'te laisse partir maintenant, tu m'devras ça. Vu ?

La montagne de muscles relâcha sa proie d'un air entendu. Claude se frotta l'épaule et fila en vitesse. Au moins, il n'avait rien eu de cassé pour cette fois.

Un éclair zébra le ciel et le grondement qui s'ensuivit vibra jusqu'aux creux des os du jeune homme. Ce n'était pas bon du tout. Ça aurait dû être une journée ordinaire. Il aurait dû se faire malmener par Sylvestre mais il s'en était sorti indemne. Et ce déluge qui ne s'arrêtait pas. Et maintenant un orage s'annonçait. Claude glissa enfin dans l'étroite ruelle où il vivait. Encore quelques pas et la porte serait là. La porte devrait être juste ic... Évidemment, ce n'était pas là. C'est pénible ça, les portes qui se font la malle quand on a besoin d'elles. Plus loin dans la ruelle, un vieillard immense vêtu d'une étrange robe tendait la main vers le mur à côté de lui. Non, ce n'était pas un mur, c'était une porte. Ah oui, bien sûr, la porte. Elle était plus loin, tout simplement. Claude s'avança et remercia l'espèce de mage bizarre d'un signe de tête avant de s'engouffrer dans le minuscule café délabré.

Dans l'espace sombre et exigu de la pièce qui accueillait autrefois une certaine clientèle amatrice de boissons, Claude fit un peu de jour grâce à une vieille lampe à huile. En vérité, on n'y voyait pas beaucoup mieux, mais il connaissait bien les lieux pour y avoir toujours vécu. C'était là qu'il avait grandi. Il se souvenait même d'une époque où, tout gamin, il passait entre les jambes des clients et certains l'arrêtaient pour lui ébouriffer les cheveux affectueusement. C'était la mascotte. Les gens l'adoraient. Enfin non, ils l'aimaient bien... En tout cas, ils ne le détestaient pas. Enfin... Bref, passons. C'était une belle période de sa vie. C'était sa mère qui avait hérité de l'établissement et elle savait s'en occuper. C'était une sacrée bonne femme. Avec une poigne de titan.

Claude alluma le poêle et retira ses habits trempés. Métamorphosé dans des vêtements plus légers et surtout secs, il sortit un tapis rond qu'il déroula au centre de la pièce et s'y assit en tailleur. Il ferma les yeux, concentré. Puis une voix profonde se fit entendre.

— Claude. Ne t'endors pas. Tu as une mission, je t'ai dit. Allez, ouvre les yeux. Regarde-moi. Oui, là, comme ça. Tu l'as trouvé ? Le livre dont je t'ai parlé, tu l'as ?

— Non, je suis désolé... Il n'a pas voulu le vendre...

— Tu dois être plus persuasif ! Je te l'ai enseigné ça... Là... Et s'il n'est pas réceptif, il y a toujours un autre moyen...

— ... Je... Oui, bien sûr... Je réessaierai demain, je vous le promets, Maître...

— Non ! Pas demain ! Aujourd'hui ! Il faut que ce soit aujourd'hui ! Le temps est propice à la réussite de toute incantation...

Claude, épuisé par sa matinée regarda le vieux sorcier avec de grands yeux. Ressortir ? Par ce temps ? Quelle plaie, c'était une punition, c'est ça ? Parce qu'il avait échoué au simple sortilège de boule de feu ? Il n'était peut-être simplement pas fait pour ça... Le vieil homme le toisait d'un air sévère. Il était rarement patient. Claude soupira et se releva.

— Très bien, Maître, j'y retourne...

Il éteignit tout, reprit sa cape affreusement humide et sortit dans la tempête naissante. Quelques rues plus loin, il arrivait à sa destination de plus tôt : une vieille boutique d'antiquités et autres vieilleries. Nombre de ces objets avaient des provenances douteuses et jamais personne n'aurait interrogé le Vieux quant à ces acquisitions.

— Excusez-moi de vous importuner à nouveau mais j'ai absolument besoin de ce livre...

— Je vous ai déjà dit que je ne le vendrai pas à un avorton comme vous !

Claude baissa la tête, dépité. Les gens ne le prenaient jamais au sérieux, c'était épuisant. Il mordit son index et traça un cercle dans l'espace entre lui et le Vieux. Il souffla doucement et reprit la parole.

— Donnez-moi ce livre. Vous n'en avez aucune utilité.

Quelque chose avait changé dans l'intonation de sa voix. Elle était claire. À la fois douce et terrifiante. Le Vieux cligna plusieurs fois des yeux, étourdi.

— Vous... Donner le livre... Aucune utilité...

L'antique antiquaire attrapa l'énorme ouvrage et le tendit à l'apprenti sorcier. Ce dernier le rangea précieusement sous son manteau et sortit de la sordide boutique. Utiliser un simple souffle de persuasion n'est généralement pas fatigant pour un vrai mage. Mais Claude n'avait rien d'un mage. Il ne savait même pas faire de boules de feu ! Oui, enfin, ce n'est pas seulement ça qui fait un mage non plus... Bien qu'il ait toujours eu un don, il n'avait jamais appris à l'exploiter. Alors la moindre étincelle lui coûtait beaucoup d'efforts. Mais bon, il avait le livre. Le grimoire des sorciers. Leur bible. Son maître allait être fier de lui. Du moins, il l'espérait. C'était toujours difficile de savoir ce qu'il pensait.

Le tonnerre grondait au-dessus de la ville. Quelque chose était à l'œuvre. Enfin, peut-être. Claude se disait que son maître avait peut-être raison de parler de moment propice aux incantations. Par chance, ou peut-être parce que tout le monde s'était réfugié chez soi à cause de cet orage anormalement présent pour la saison, le jeune homme ne recroisa pas Sylvestre. Il rentra, essoufflé, dans l'obscurité de sa salle. Il n'attendit pas l'apparition du grand sorcier et aménagea la pièce convenablement, à la faible lueur de la flamme vacillante de sa lampe. Un vent puissant sifflait dans sa ruelle et il avait l'impression que les murs de tout son quartier vibraient à chaque nouvelle détonation. Un mauvais présage ? Peut-être. Mais n'était-il pas censé être celui qui déclencherait cette tempête ? Si ce maudit temps en avait après lui, son maître et lui répondront présents !

Le ténébreux sorcier apparut enfin à ses côtés alors qu'il ouvrait délicatement le grimoire. Il tourna lentement les pages, à la recherche du bon rituel. Enfin, bon, mauvais... Tout n'est qu'une question de point de vue.

— Arrête-toi. Celui-ci. Tu as tout ce qu'il te faut dans cette pièce, c'est parfait. Et même un débutant peut le réussir.

— Mais c'est... Enfin, c'est quand même une invocation de démon, non ? Je maîtrise pas, je risque juste de libérer un démon sur terre, non ?

— Oui... Enfin non, c'est sans risque. À moins que tu ne te trompes complètement de formule, ce sera un démon à contrat. Il sera obligé de t'obéir car tu l'auras invoqué par son nom...

— ... Vous avez déjà fait ça ? Je suis pas trop... Enfin, je suis pas tellement en forme aujourd'hui et...

— Quoi ? Mon apprenti se dégonfle ?!

— N-non ! P-pas du tout ! C'est que je... Heu, eh bien, j'ai un léger problème avec ce livre... Je... Je sais pas le lire... Je connais pas ces symboles...

— Si ce n'est que ça... Je te ferai la traduction. Allez, au boulot gamin !

Claude grimaça. Temps propice ou pas pour de la magie noire, invoquer un démon, ce n'était pas rien, quand même. Il valait mieux être en pleine forme pour ça, non ? Et puis, son maître venait de l'appeler "gamin"... D'accord, il était terriblement plus âgé que lui mais quand même, Claude était un adulte ! Encore jeune mais bien adulte. Avec un corps d'adulte, des problèmes d'adultes. Toutes ces choses pénibles, quoi ! Les premiers ordres du mage le sortirent de ses réflexions et il s'exécuta sans broncher. Il ne fallait pas contredire le maître. Le maître avait toujours raison, de toute façon.

Plusieurs heures et un repas avalé à la va-vite plus tard, Claude se tenait debout, près de son cercle de sang. Des dizaines de bougies éclairaient la pièce du mieux qu'elles pouvaient. L'apprenti espérait qu'elles ne s'éteignent pas mystérieusement toutes d'un coup, ce serait vraiment trop effrayant. Il marmonnait les paroles pour se les remémorer une dernière fois puis leva les bras et prit une profonde inspiration avant de débiter son incantation.

— Par le cercle, par le sang et par les flammes, j'appelle à toi, puissant démon ! Entends ma voix car je t'invoque ! Ah ! Lith !

La bâtisse trembla alors que le tonnerre semblait avoir frappé son toit. Durant un instant, Claude perçut la vision du bâtiment embrasé subitement par la foudre. La peur s'insinua instantanément dans ses os mais il parvint à rester sur ses jambes. Le silence se fit soudain et un vent chaud, plutôt agréable, parcourut la pièce. Éteignant toutes les bougies sur son passage, bien entendu. Ce que le jeune apprenti avait craint. Pour un futur maître des ombres, il n'en menait vraiment pas large dans le noir.

Tout s'était passé si vite. L'instant suivant, les bougies se rallumèrent toutes d'un coup, comme dotées d'une nouvelle vie. Leur lumière semblait plus sûre, plus brillante. Au centre du cercle se tenait une petite fille aux boucles blondes. Enfin, c'était une fille et elle n'était pas bien grande. Elle portait d'étranges habits. Une sorte de chemise fine, sans manches et ornée de fleurs colorées, qui tombait au-dessus de ses genoux. Elle était pieds nus. Jambes et bras nus. Elle devait avoir froid dans cette tenue. Elle regardait Claude d'un drôle d'air.

— C'est pas vrai, c'est encore une fin du monde, c'est ça ?

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