Tombée sur l'inconnue - Chapitre 4
Le soir était tombé et les quelques lanternes encore allumées donnaient une teinte orangée au gris des pavés et des murs de pierre. Alith marchait d'un pas lent. Sa journée avait été longue et fastidieuse et le lendemain risquait d'être tout aussi fatigant. Pour une fois, se disait-elle, elle s'accorderait un peu de repos et dormirait cette nuit. Une fois dans la ruelle du café, elle s'arrêta un instant. La petite blonde regarda autour d'elle en fronçant les sourcils. S'était-elle trompée de rue ? Elle n'avait peut-être pas aussi bien repéré les lieux qu'elle le croyait. Un dernier coup d'œil sur sa gauche lui permit finalement de remarquer la porte. Étrange, elle paraissait plus loin dans la rue, la dernière fois.
Alith haussa les épaules et passa le pas de la porte. Ce devait être la fatigue. Claude, semblait-il, l'attendait. Il avait les traits tirés comme s'il n'avait pas dormi depuis des jours. Mais elle n'était pas partie depuis des jours, si ? Ou alors, il avait simplement passé une nuit épouvantable et n'avait pas pu se reposer durant la journée... Le jeune homme leva un bras vers elle alors que la porte se refermait.
— Nitaë Kaçanera Tren !
L'apprenti sorcier avait prononcé ces mots sans bafouiller et une lueur aveuglante avait englobé la pièce entière. Les meubles avaient disparu. Le sol, le plafond et les murs n'existaient plus. Claude flottait dans le néant et pensait avoir réussi. Il attendait simplement que la lumière s'éteigne pour qu'enfin le décor revienne.
De son côté, Alith peinait à mettre de l'ordre dans son esprit. Comment l'humain avait pu faire un sortilège aussi puissant ? Qu'avait-il dit ? Il l'avait sûrement renvoyé chez elle, non ? Nitaë Kaçanera Tren... C'était ses mots... Enfin, la démone allait pouvoir revenir dans son monde... Mais attends un peu... Comment Claude connaissait ces mots ? C'était sa langue à elle, de son monde à elle. Alors il y avait sûrement des similitudes, peut-être, éventuellement, mais...
Il y eut un moment de flottement qui dura une éternité. Ou peut-être deux. Ou peut-être rien du tout. Le temps s'était peut-être simplement suspendu. Quoi qu'il en soit, la salle principale réapparut, intacte. Rien n'avait bougé. Les chaises étaient à leur place. Claude se tenait debout au milieu de la pièce. Alith flottait encore et retomba doucement sur le sol de l'entrée. Évidemment, ce n'étaient pas les bons mots. Évidemment, Tren désignait le Cercle d'où vient le démon invoqué. Mais Alith ne venait pas de la prison.
— BORDEL ! C'était quoi ce délire ?! Claude ! Qui t'a appris cette langue ?!!
Claude, éberlué par ce qui venait – ou ne venait pas – de se produire, tomba à la renverse. Il se sentait vidé de toute énergie. Il s'était pourtant contenté de prononcer une phrase. Une seule. Il avait même cru que ça avait fonctionné. Jusqu'à maintenant. La blonde furibonde juste sous ses yeux lui faisait bien comprendre qu'une fois de plus, il avait échoué. Allait-il passer sa vie à rater toutes ses entreprises ? Il ne l'écoutait plus. Pas plus qu'il n'écoutait son maître, furieux de ce nouvel échec. Il soupira en fermant les yeux. Dormir, c'était tout ce qu'il voulait, pour l'instant. Il laissa son dos rejoindre le plancher lentement. Il n'avait même plus la force de se lever. C'était ridicule. Toute cette histoire était simplement absurde. Il en venait même à espérer ne pas se réveiller le lendemain. Qu'il n'y ait plus de jours qui se suivent et qui s'enchaînent. Avant de sombrer complètement, il remarqua une chose étrange. Alith n'avait plus l'air de s'adresser à lui. Et son maître s'était tu.
***
— Enfin réveillée, la belle au bois dormant ?
Claude émergeait lentement d'un sommeil sans rêve. À côté de son lit, la petite démone le regardait, l'air inquiet. Le jeune sorcier se remémora son dernier échec en date. Elle n'avait toujours pas l'air de lui en vouloir alors que c'était la deuxième fois qu'il cherchait à se débarrasser d'elle. Ça aurait pourtant dû marcher, cette fois-ci. Son maître l'avait promis. D'ailleurs, où était-il ? Il continuait d'éviter d'apparaître en présence d'Alith ?
— Bon, Claude. Il faut qu'on parle. Sérieusement. Comment tu connais la langue que tu as utilisé ?
— Je sais pas... Je la connais pas... Juste cette phrase... C'est mon maître qui me l'a apprise... Je suis désolé, je pensais vraiment que ça te renverrait chez toi...
— Je dois savoir qui est ton maître. Il est où ? Tu as dit qu'il n'était plus là mais... Je pense pas que cette langue existe ici... Ça voudrait dire que...
— Excuse-moi mais... Pourquoi ça n'a pas marché ?
— Tren. J'étais pas là-bas quand j'ai été invoquée. De toute façon, c'est une formule qui marche que pour ceux des Cercles. Ceux qui, effectivement, sont forcés d'obéir aux contrats.
Claude était perplexe. Comment avait-il pu se planter autant lors de son invocation ? Peut-être était-ce dû à cet orage... Ces derniers jours étaient complètement fous et incohérents. Il essayait, en vain, de mettre de l'ordre dans ses idées, dans les événements qui avaient eu lieu récemment. Ses pensées partirent plus loin encore, comment tout cela avait vraiment commencé ? Quand il avait rencontré le mage ? Il n'arrivait pas à se remémorer avec exactitude la première fois qu'il l'avait vu. Lorsque Claude ressortit de ses pensées tourbillonnantes, Alith avait disparu. Il se dit que les choses et les gens avaient particulièrement tendance à disparaître, ces temps-ci.
Alith était descendue dans la grande salle et avait ressorti son doïze. S'il y avait quelque chose ici qui aurait eu le moindre contact avec son monde, elle devait le savoir. Ce mystérieux maître sorcier avait l'air de s'y connaître en magie noire et c'était probablement mauvais signe. Elle agitait la pierre fine dans toutes les directions espérant une quelconque réaction de l'appareil. En passant près du comptoir, un geste d'exaspération renversa le vase de fleurs des champs qui se brisa avec fracas. Interpellé par le bruit soudain, Claude descendit les marches quatre à quatre. Enfin, il essaya mais il rata les dernières marches et tomba face contre terre non loin des morceaux de verre.
— Oups, désolée pour ton vase... En fait, c'est quoi ces fleurs ?
— Aïe... C'est... Un cadeau, pour toi. De... De la part de Sylvestre.
— ... Le type que j'ai cogné ?
— Ouais, me demande pas, je sais pas pourquoi il a fait ça... Il voulait s'excuser aussi...
— Je l'ai peut-être frappé trop fort...
Alith se pencha sur le désastre qu'elle commença à ramasser. Elle remarqua une plante qu'elle avait déjà vu dans son enfance. Et qui, selon elle, n'avait clairement rien à faire ici.
— Hé, Ber... Claude, tu sais où il a trouvé ça ? C'est de l'anapophytilidie...
— Hein ? De l'anapo-quoi ? C'est juste des fleurs des champs, il a dû les cueillir dans les environs, j'imagine...
— Écoute-moi bien, Claude. Je dois absolument savoir ce qu'il se passe ici, il y a quelque chose qui cloche. Définitivement.
Alith l'avait pris par les épaules et le fixait intensément. Claude ne comprenait pas ce qu'il se passait mais il sentait l'urgence de la situation comme si l'air tout autour d'eux s'était raréfié. Le jeune homme sursauta quand l'horloge sonna. De toute sa vie, il ne l'avait jamais entendu. Elle fonctionnait correctement, elle donnait l'heure mais n'avait jamais retenti. Alith et le sorcier se retournèrent instantanément vers la comtoise qui continuait, inlassablement, ses coups lents et réguliers. Instinctivement, la blonde attrapa son doïze d'un geste et le dirigea vers la machine. L'aiguille du compteur s'affola. Prudemment, Alith s'approcha de ce qu'elle ressentait comme une terrible menace. Ordinairement, les horloges ne sont pas menaçantes. Elles ne bougent pas de leur place, elles sonnent l'heure si on les remonte régulièrement et qu'on en prend soin... Elles sont contrôlées et contrôlables, ça a un côté presque rassurant. Mais cette chose-là, à cet instant, n'inspirait aucune confiance pour personne. Pas même pour Claude qui y avait trouvé un abri des années auparavant. Son bois semblait s'être considérablement assombri. En vérité, la pièce entière paraissait plus sombre, comme si la nuit était tombée soudainement.
La petite blonde observait la pendule avec attention alors qu'elle sonnait une dernière fois. Le silence se fit dans la pièce, seule la respiration tremblante de Claude indiquait la présence d'une vie dans la salle. Alith s'apprêtait à toucher le bois ténébreux du bout des doigts quand on frappa à la porte. Ce nouveau bruit brisa l'élan de la jeune femme qui retira sa main avant d'aller ouvrir.
— Oh ! Heu... B-Bonjour, je-je t'ai apporté des fl...
— Sylvestre, c'est ça ?
— O-Oui, je...
— Désolée, pas l'temps. Et pas intéressée.
— At-attends ! C'est pour toi... Je, heu, je voulais te demander si on pourrait boire un verre tous les deux... Et-Et discuter...
Alith le jaugea un instant puis soupira. Elle était tendue à cause de cette histoire d'horloge folle et Sylvestre arrivait, selon elle, au pire moment. Alors qu'elle s'apprêtait à prendre le bouquet qu'il lui tendait timidement, refuser poliment son invitation et refermer la porte, elle remarqua la présence d'anapophytilidies. Elle prit lentement le bouquet et finit par lui donner une réponse.
— Bien. Demain, fin de matinée. C'est bon pour toi ?
— O-Oui ! C'est parfait ! Heu, je veux dire, oui bien sûr. Ah, je voulais aussi savoir... T-Ton nom ?
— Alith.
Puis elle ferma la porte, sans attendre de réponse. Elle se tourna vers Claude qui était resté silencieux et avait fini par se détendre d'un presque retour à la normale. Presque, parce que voir Sylvestre agir aussi étrangement face à Alith, c'était quelque chose à voir. Il avait peur d'elle, ça se voyait. C'était logique aussi, vu leur première rencontre. Mais apparemment, il était complètement fasciné par la blonde. Alith avait raison, elle l'avait peut-être frappé trop fort. Ou pas assez.
— Bertrand. Non, Claude. Elle est ici depuis quand, ta foutue comtoise ?
— Heu... Je sais pas ? Elle a toujours été là ?... Ah, non, attends... Je me souviens que... C'est le vieux Teddy qui l'avait apporté...
— Il l'a trouvé où ?
— Houlà, faudrait lui demander... Théodore Bonnet, c'est son nom. On peut aller le voir si tu veux, mais tu crois vraiment que c'est utile ? Elle a quoi de spéciale ?
— Ce... Truc... Cloche. Je sais pas ce qui cloche exactement, j'en ai une vague idée mais je dois savoir d'où elle vient pour être sûre.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, si j'ai raison, je pourrais rentrer chez moi. Et je pourrais peut-être même exaucer ton vrai souhait.
— M-Mon vrai souhait ? Qu'est-ce que t...
— Allez quoi, devenir maître du monde avec des pouvoirs de sorcier surpuissant ? D'un, c'est ridicule comme vœu et de deux, ça correspond pas du tout à ton caractère.
— Hé ! Comment ça, ça me correspond pas ? On se connaît à peine !
— Je t'ai assez observé pour savoir qu'il y a aussi un truc qui cloche chez toi. Je te signale que je suis pas née de la dernière pluie – vous dites ça aussi ici, non ? – Bref, j'ai plusieurs siècles d'existence et suffisamment d'expérience avec les humains pour remarquer quand on me cache des trucs...
Claude resta muet. De toute façon, Alith n'attendait pas de réponse. Pas pour le moment, du moins. Elle finirait par tout savoir, tout découvrir. Ou alors elle partirait comme elle l'avait dit et le jeune homme retournerait à sa vie presque tranquille... Mauvaise idée, si Alith n'était plus là, Sylvestre reviendrait sûrement causer du trouble dans sa vie. Et puis son maître risquait d'être à nouveau hyper exigeant... Peut-être que ce que Claude voulait vraiment, c'était partir d'ici. Il pouvait peut-être accompagner la blonde dans son monde, non ? Ça ne pouvait pas être pire qu'ici...
— Hé ! Je te parle ! C'est ici qu'on tourne à gauche ?
— Hein, quoi ? Ah non, c'est à droite...
— Heu... Oui, c'est ce que je voulais dire... C'est un vrai labyrinthe cette mini-ville...
— ... Tu confonds ta droite et ta gauche ?
— ... Chut, apprenti sorcier raté.
— Hé ! C'est vraiment méchant, ça...
— Désolée...
La jeune femme fit une tape affectueuse dans le dos de son guide. Elle l'aimait bien, ce gamin. Il manquait cruellement d'assurance, surtout pour refuser de lui dire ce qu'il souhaitait véritablement. Après tout, elle était sûrement la plus à même de l'exaucer... À moins que le maître sorcier ne fût toujours dans les parages...
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